A votre bunker, m’ssieurs dames

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La dextérité avec laquelle Victor manipule son terminal de diag est m'impressione tujours. Je pensais que ce machin servait juste à vérifier le niveau d’huile d’une pompe ou à modifier les paramètres d'écoulement de l’eau des bassins. Manifestement il a d’autres fonctions. A l’aide d’un câble de recharge, récupéré en bas de l’écran du couloir, mon frangin a relié son terminal au collier de maman. Sur le petit écran de l’appareil défilent tout un tas de fenêtres avec lesquelles il jongle en fronçant les sourcils. Soudain, un sourire de satisfaction apparaît sur son visage. Il tourne l’écran dans ma direction et me désigne du bout du doigt une fenêtre en particulier. Je m’approche et en lis le titre : conversations. Il déroule le menu par date et s'arrête au hasard. Il lève les yeux vers moi, un hochement de tête pour me demander si la position me va, j'accepte d’un haussement d'épaule. De toute façon, là où ailleurs… Et nous collons notre oreille de chaque côté du diag, son au minimum. Avec le bruit ambiant, nos colliers ne devraient rien capter d'intelligible.

  • ... n’est pas très large, désolé.
  • Pas de soucis, je vais poser le couffin à la tête du lit.
  • Tu sais… on n'est pas obligé de…
  • Si, justement, on est obligé de… et pour tout te dire, ce ne sera pas la première fois que je serais obligée de... comme tu dis.
  • Ha… bon… je savais pas… que…
  • Ne fais pas cette tête. Vu que nous n’avons pas le choix, autant essayer d’y prendre du plaisir… Allez, détends toi…

Frottements de tissus. Soupir. Son coupé / Reprise.

  • Tu vois, ne me dis pas que ça n’a pas été agréable…
  • Non, bien sûr, mais… Le fait d'être ici, sans l’avoir voulu… ce… cela ne te dérange pas ? J’ai l’impression d'être un… étalon que l’on a mené à la saillie.
  • Ben, dans les faits… c’est exactement le cas. Même si le terme étalon est quand même un peu exagéré…

Fou rire féminin. Son coupé / Reprise.

  • Très drôle… Je suis tous les jours étonné de la facilité avec laquelle nous en sommes arrivés à… ça... à devoir tout accepter…
  • Ben dis donc, à croire que faire l’amour t’aide à réfléchir… Bah, c’est une histoire vieille comme le monde d'avant et sa société en déséquilibre perpétuel. Une minorité dominante, une majorité dominée. Juste que le dernier épisode a été un tel choc que l'écart a brusquement explosé et nous nous sommes retrouvés piégés.
  • Et les loquedus dans notre genre n’ont rien vu venir, c'est ça ?
  • Tu sais, la situation s’est dégradée lentement. L’histoire classique de la grenouille plongée dans une marmite d’eau froide posée sur réchaud allumé. Tant que c'est vivable, la bestiole continue son train-train sans trop se préoccuper de la température du bain. Jusqu’à ce que l'eau soit trop chaude pour pouvoir sauter.
  • Oui, c’est vrai. Pendant mes dernières années de liberté, j’étais plus préoccupé à trouver un job mieux payé, à chercher des combines pour améliorer ma situation, qu’à regarder ce qui risquait de nous tomber sur le râble.
  • Alors que pendant ce temps-là les élites fortunées perdaient tout sentiment d'appartenance à la société humaine. En soumettant les gouvernements à leurs intérêts, elles sont rapidement revenues aux temps des privilèges princiers. Comme leurs illustres prédécesseurs, elles ont fini par se considérer naturellement meilleures que nous. Nous, cette envieuse et pleurnicharde populace survivant à leurs pieds. Pire, nous représentions un danger potentiel dont il fallait se protéger.
  • Je suis bien placé pour le savoir. Avant la descente, j’ai été embauché comme garde du corps. Mes Props avaient dû voir venir le coup depuis un bail.
  • Dans une société capitaliste, la base de l'ascension c’est prévoir. Cela implique de posséder la bonne information avant tout le monde. Pour s'épanouir dans un tel milieu, il faut commencer par développer un réseau de sources fiables et inféodées. D’autant que nos Props étaient bien placés pour prédire une catastrophe générée en grande partie par leurs actions irresponsables. Normal qu’ils aient su, avant le commun des mortels, que le moment de construire les abris était venu. Ils sont restés le plus discrets possible. Moi-même, j’ai travaillé pour ce projet pendant des années sans en connaître la finalité.
  • C’est vrai, au fait, comment t’as atterri ici ?
  • J’étais agronome, recrutée pour diriger la ferme biologique qui alimentait l’ancienne demeure du Prop et celles de ses voisins. Quand la construction du refuge a commencé, j’ai cru à un des délires dont ces excentriques sont si friands. Ils m’ont demandé de…

Babil de nouveau né. Petits cris, pleurs/son coupé. Reprise.

… il avait faim. Voilà mon bébé, Maman va te garder dans les bras…

Petit rire de bébe/son coupé. Reprise.

  • Où en étions nous ?
  • Tu me racontais ton job avant la descente…
  • Ah oui…. Les props m’ont demandé de mettre au point une ferme aquaponique pour l'habitat. Cette technique était déjà utilisée il y a des siècles par les Aztèques et plus tôt encore, dans certaines régions de Chine. Il faut arriver à un cercle vertueux de l’eau où poissons et plantes sont en symbiose. On utilise les déchets produits par les poissons comme source de nutriments pour les plantes de la serre qui, en retour, maintiennent un environnement sain pour les poissons. Un défi génial, avec des moyens illimités, que demander de plus ?
  • Si je comprends bien, tu veux dire que l'enthousiasme de réussir un pari technique a occulté tout le reste ?
  • Exact, même si, aujourd'hui, cela paraît complètement dingue. Pendant que je bossais nuit et jour, obnubilée par ce projet, autour de moi les constructions souterraines allaient bon train. Je n’ai même pas réagi au transfert de mon installation en sous-sol. Bref, quand l'extérieur est devenu invivable, tout était prêt. En un instant, l’organisation du monde a basculé et le commun des mortels n’y avait plus sa place. Ou alors, comme nous, une place sous conditions. Une fois à l’abri avec leurs familles, les Props n’avaient qu’à attendre que se précipitent aux portes des sas tout le personnel nécessaire au fonctionnement de l’installation. Une foule tellement prévisible que le tri s’est effectué sans accroc.
  • Faut dire que le sort réservé à ceux qui s’étaient trompés d’adresse a pas mal découragé les volontaires trop sûr d'eux.
  • J’en ai entendu parler, comme tous ceux des abris, mais j’ai refusé de regarder les vidéos. Je pouvais sans problème imaginer les scènes d’horreur de la descente.
  • Ben moi, j'étais aux premières loges. En tant que vigile, je me suis retrouvé coincé dans le couloir de sécurité. Impossible d’entrer dans le bunker cadenassé, impossible de sortir affronter la foule. Un moment, j’ai été tenté de me faire une place dans l’abri par la force. Quand j’ai vu un de mes collègues lever son arme vers la serrure palmaire, je me suis dit que c’était pas une bonne idée. Le flingue de service a explosé dans sa main, arrachant au passage une bonne partie de son avant-bras. Dix secondes plus tard la voix du Prop est sortie de l'interphone pour me proposer le deal. Je n’ai pas réfléchi trop longtemps. J’ai attrapé le collier dans le passe-plats et je l’ai fermé autour de mon cou, persuadé de pouvoir m’en débarrasser à la première occasion. Mon premier boulot, en tant qu'agent, a été de désengorger la sortie du sas de tri des cadavres accumulés, j'en fais encore des cauchemars.
  • Moi, j’étais dans la serre, les yeux rivés sur l’écran de surveillance des plantations extérieures. J’ai de suite compris qu’il fallait abandonner toute idée de remontée. Encore sous le choc, j’ai entendu un bruit de frottement et levé les yeux. Le Prop avançait vers moi, en catimini, un sourire cauteleux sur les lèvres, une arme dans une main, le collier dans l’autre. Nous avons tous eu le même réflexe, accepter la sécurité immédiate avec l’espoir de se débarrasser plus tard des inconvénients. Juste que l’opération était bien ficelée et qu'aujourd'hui, nous en sommes à accepter le moindre désir de nos maîtres. Voire pire, à les anticiper.
  • Qu’est-ce que tu veux dire ?
  • Tu es un grand naïf, toi…. Qui est le père de ce gosse, d’après toi ?
  • ... merde... c’est pas vrai ?
  • Tu crois qu'il allait se contenter de me passer le collier autour du cou ? Quand je te dis que nous sommes revenus au Moyen Âge, ce n'est pas qu'une image. Tout y est, même le droit de cuissage.
  • Putain de mer...
  • Mais ce n'est pas le pire. Pourquoi crois-tu qu’ils nous forcent à faire l’amour ?
  • Ben, j’ai pensé que c’était encore une lubie de ces tarés…
  • Pas seulement. Ils ont prévu que notre séjour sous terre allait durer longtemps. Nos futurs gosses sont tout simplement destinés à être les exclaves des leurs.
  • Putain de mer...
  • Tu te répètes… Nous, les agents, comme ils disent pudiquement, représentons à la fois une nécessité vitale et une menace. Un dilemme que le Vieux a résolu par le port du collier, garant de notre totale obéissance.
  • Je me triture les méninges tous les jours, mais je n’ai pas trouvé l’ombre d’une solution pour me débarrasser de ce machin-là.
  • Ben réfléchis discrètement alors. Je suis presque sûre que nos propos sont enregistrés par les torques et triés par une IA. C’est du moins ce que j’aurais fait à leur place et le moins que l’on… »

Nous sursautons tous les deux. Une alarme résonne dans le hall des aquariums. Sûrement un problème sur le réseau hydro. Victor éteint le diag en vitesse, me regarde un instant avant de s'en aller au pas de course. Pas besoin d'un long discours, nous nous sommes compris.

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