LE CHIEN TIRE
Le chien tire, il continue d’avancer.
Un choix qu’on ne devrait jamais avoir à faire.
D’ailleurs, ce n’est pas un choix. Qui aurait l’outrecuidance de croire que l’on choisit d’avancer ? C’est une injonction. Une mécanique absurde et implacable.
Devant lui, la vie persiste dans son manège, inlassable, perpétuel, indifférent. On pourrait la supplier de suspendre son cours, elle n’en aurait cure. La vie est ce convive qui ne remarque pas qu’on ne l’a pas invité.
Les trottoirs, eux, observent. Ils ne parlent pas, ou si peu. Juste un murmure, peut-être un soupir. Peut-être un « avance », lancé du bout du pavé, comme une évidence qu’on n’ose pas contredire.
Les balcons de fer rouillé surplombent la scène, narquois. Témoins de trop de solitudes, archivistes méticuleux des chagrins anonymes. Ils connaissent par cœur le manège des hommes fatigués, leurs pas traînants, leurs épaules voûtées, ce chien en laisse qui ne demande qu’à courir loin, très loin, hors du cadre.
Il marche comme on s’éloigne. Maladroitement. Sans programme. Sans carte. Mais il sait d’où il vient. C’est déjà une forme de luxe.
L’air pèse. Même en ce 7 mars. Un air saturé d’années accumulées, d’heures qui s’empilent jusqu’à devenir des murs. Demain, un an de plus. Et puis un autre, et encore un. Jusqu’à la chambre d’Ehpad où l’on ne marchera plus du tout.
Plus loin, une femme avance à contre-courant. Ce n’est pas une femme, c’est une insurrection. Une feuille récalcitrante qui refuse le cours du vent, qui s’obstine à voler dans la mauvaise direction. Une missive qu’il ne faudra pas éteindre.
Lui, il le sait : ce n’est pas la lumière qu’on allume, c’est l’obscurité qu’on éteint. Nuance capitale.
La laisse se tend. Il tire. Le chien tire. Il continue d’avancer.
Parce que tout pousse à avancer.
Parce qu’il n’existe aucun autre verbe disponible.
Le vent souffle où il veut, capricieux, sans souci des hommes. Peut-être qu’il le sait, lui. Ou peut-être qu’il s’en fiche.
Le béton froid sous ses semelles, la ville qui ne parle plus, et ces secondes qui meurent en cadence, une après l’autre.
C’est ça, marcher.
C’est ça, persister.
Il faut marcher, il faut y croire.
Il y croit.
Son chien aussi.
Il tire, il avance, et avec lui, la vie.
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