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Mars 2027
La campagne faisait rage depuis plusieurs mois. Chacun des acteurs de cette pièce rejouée tous les 5 ans cherchait à capter l'attention et le cœur des électeurs, à grands coups d'apparitions publiques, de débats télévisés, de promesses électorales et de petites phrases assassines.
Gérard Delcroix articulait ses interventions autour de la sécurité, de l'identité nationale et du contrôle de l'immigration. L’alliance du RN avec une partie de la droite traditionnelle avait donné naissance à un programme commun axé sur la fermeté et la restauration de l'autorité de l'État. Les promesses de rétablir l'ordre et la sécurité trouvait un large écho auprès d’un électorat inquiet des turbulences sociales et des menaces extérieures.
Marc Vautier, porteur des espoirs et des ambitions du mouvement de réforme, cherchait à se démarquer. Loin des slogans et des promesses mirobolantes, son message était celui de l'unité, de la participation citoyenne et de la nécessité impérieuse de revitaliser la démocratie française. Son programme, centré sur la mise en œuvre de la réforme démocratique, séduisait la fraction de l’électorat en quête de changement véritable et de renouvellement de la classe politique.
Face à ces deux visions contrastées, les autres candidats des partis traditionnels peinaient à s'imposer. Les discours centrés sur l’équilibre des dépenses publiques, l'écologie ou la lutte des classes semblaient perdre de leur impact face aux enjeux plus immédiats et plus viscéraux portés par Vautier et Delcroix.
Tout ceci faisait l’affaire de Thinkerview, la chaine YouTube dont le nombre d’abonnés et le format des interviews avaient convaincu les deux intéressés de donner leur accord pour un échange de deux heures. Un format long, sans montage avant diffusion : tel était la marque de fabrique de la chaine, illustrée par son slogan « Interviews et perspectives déformatées dans un monde aux informations caviardées ».
– Gérard Delcroix, Marc Vautier, bonsoir. Nous vous recevons pour une chaine Internet qui s’appelle Thinkerview, nous sommes en direct, est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement ?
L'entretien se déroulait dans un cadre minimaliste : les deux invités avaient pris place dans leur fauteuil, devant un fond noir. Ils seraient les seuls à apparaitre à l’écran, l’animateur restait hors champ.
Bien sûr, chacun s’était préparé aux thèmes abordés dans de telles circonstances : pouvoir d’achat, emploi, santé, éducation, sécurité, immigration, dérèglement climatique, politique étrangère, sans oublier la fonction présidentielle. Mais Sky, le redoutable animateur de la chaine, avait la réputation de bosser ses dossiers, de déstabiliser facilement ses interlocuteurs et de ne rien laisser passer. L’enjeu était donc maximal pour les deux adversaires.
Après les présentations d’usage, l'animateur résuma les contours d'une France à la croisée des chemins.
– Ce soir, commence-t-il, nous allons disséquer un paysage politique redéfini par les tournants de ces deux dernières années. Les élections européennes de juin 2024 et les municipales de juin 2026 ont marqué un virage à droite significatif, qui reflète les inquiétudes et les aspirations d'une nation en quête d'identité et de direction. Mais ces deux dernières années ont également vu la naissance et la montée en puissance du mouvement de la réforme démocratique.
Puis il entra dans le vif du sujet.
– Plongeons directement au cœur des préoccupations quotidiennes des Français. Gérard Delcroix, quel est le programme du RN pour le pouvoir d'achat, l'emploi et la santé ?
– Merci Sky. Notre programme repose sur une vingtaine de mesures concrètes, dont voici les deux principales. Tout d’abord, protection des entreprises françaises face à la concurrence déloyale des autres pays, qu’ils soient de l’UE ou non. Voici qui dynamisera l'économie de l’hexagone et la création d'emplois. Pour la santé, mais aussi les retraites et les allocations familiales, refonte de notre système de protection sociale au bénéfice des nationaux.
– Avant de rentrer dans le détail de l’opportunité et de la faisabilité de ces deux mesures, Marc Vautier, même question.
– Merci Sky. Nous ne pouvons ignorer l'urgence sociale et environnementale de notre époque. Notre programme propose donc un modèle économique durable, favorisant l'emploi vert et un système de santé universel. L'objectif est d'assurer une justice sociale, où chacun a sa place dans une société plus équitable.
– Des approches distinctes face aux mêmes enjeux. Vos réactions aux propositions de votre adversaire ?
Delcroix répondit le premier. – Bien que louables, les idées de Monsieur Vautier me semblent irréalistes dans le contexte économique actuel. Stimuler l'économie nécessite des mesures pragmatiques et fortes, non des utopies.
– Le pragmatisme du RN semble ignorer l'impératif moral de notre génération. Nous devons repenser notre modèle de développement pour répondre aux défis de notre temps. Cela nécessite audace et innovation, plutôt qu’une fermeture illusoire des frontières.
– Si un citoyen est tiré au sort et qu'il ne veut pas assumer cette responsabilité, que se passe-t-il dans votre système ? Sky, fidèle à sa réputation venait d’envoyer le premier missile de la soirée, avec cette question qui semblait surgir de nulle part.
Marc, un instant surpris par cette sortie inattendue, repris contenance. – Vous m’interrogez sur une des dispositions de la réforme démocratique portée par mon mouvement. Je rappelle à vos auditeurs que cette réforme a pour ambition de renouveler l'intérêt et la confiance des citoyens dans le système démocratique, de renforcer l'engagement civique et la confiance dans les institutions publiques, d’améliorer la représentativité des différentes couches de la société dans les processus d’élaboration des politiques publiques…
– Epargnez-nous votre baratin, le coupe Sky. La communauté de nos auditeurs est parfaitement informée sur le fait que les Français n’ont plus confiance dans les institutions de ce pays et que nous sommes au bord du gouffre. Et répondez directement à la question.
– Le système de tirage au sort est conçu avec des mécanismes pour s'assurer que ceux qui ne se sentent pas à la hauteur ou simplement ne souhaitent pas participer puissent se récuser sans conséquences. Notre objectif est d'engager les citoyens, pas de les contraindre. Des formations intensives sont prévues pour ceux qui acceptent, garantissant un renouvellement des idées et assurant que les élus soient pleinement équipés pour relever les défis politiques. Souvenez-vous, il n’y a pas si longtemps, c’est exactement comme cela que la convention citoyenne sur la fin de vie a pu travailler efficacement.
Avec un calme feint, Sky interrogea Delcroix. – Ces vidéos islamistes qui prolifèrent sur les réseaux sociaux, cela fait bien vos affaires, n'est-ce pas ?
La question, chargée d'implications, fit l'effet d'une bombe. Marc fut instantanément replongé dans le souvenir traumatique de l’attentat. Delcroix, pris de court, masqua sa surprise derrière un sourire contraint. – Ces vidéos, répondit-il lentement, reflètent les échecs de nos politiques actuelles en matière de sécurité et d'intégration. C'est précisément ce que nous voulons changer. Prétendre qu'elles servent nos intérêts est une simplification. Nous cherchons des solutions durables, pas des bénéfices politiques faciles.
Sur YouTube, les commentaires commençaient à affluer sous la vidéo. – Un missile tous les quart d’heure, c’est la bonne dose, pensa Sky.
Il continua à cuisiner les deux protagonistes, qui petit à petit se familiarisaient avec le décor et le style de l’animateur. Ils y gagnaient en qualité d’expression et en développement des argumentaires : un des avantages du temps long. L’auditoire en ligne comptait les points, appréciant le niveau des débats.
L’échange était désormais centré sur les thèmes de l'immigration, de l'identité nationale et de la sécurité.
– La sécurité est la pierre angulaire de la souveraineté nationale, disait Delcroix. La France doit reprendre le contrôle de ses frontières pour garantir la sécurité de ses citoyens. Pour les étrangers sur le territoire, la règle est simple : « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ». Pour ceux qui prétendent nous rejoindre, nous mettrons en place des critères et des procédures stricts, tenant compte de nos valeurs, comme le fait avec succès le Canada depuis plusieurs dizaines d’années. Enfin, concernant l’identité nationale, là encore, c’est très simple : la nation, c’est le peuple et le peuple, ce sont les Français.
– La vision que vous proposez, M. Delcroix, semble ignorer la richesse que l'ouverture et la diversité apportent à notre nation. Marc intervenait à son tour. "Faire Nation", par exemple, a démontré que l'intégration et le respect mutuel ne sont pas des idéaux lointains, mais une réalité tangible. Ce projet a mobilisé des milliers de citoyens de notre pays, illustrant comment la culture, l'art, et le dialogue peuvent unifier une population autour de valeurs communes et d'un désir partagé de progrès social. C'est en travaillant ensemble, et non en nous divisant, que nous sécuriserons véritablement l'avenir de la France. L'identité nationale ne se construit pas contre les autres mais avec eux. Et pour cela, nous avons notamment besoin d’aller vers la 6ème République.
Les tensions montaient à mesure que l’animateur, sans relâche, poussait ses invités dans leurs retranchements. L'échange devenait plus tranchant, les répliques plus rapides. Les auditeurs en ligne réagissaient vivement, partageant leurs propres opinions dans un flot de commentaires qui témoignait de la polarisation du débat.
Alors que l'entrevue touchait à sa fin, Sky lança une ultime question. – Quel geste fort poseriez-vous pour marquer le début du nouveau mandat présidentiel ?
Delcroix, sans hésiter, annonça l’intention de sa candidate d’organiser un référendum sur l'immigration, une mesure choc destinée à montrer la détermination du RN à prendre ce sujet à bras le corps.
Vautier, quant à lui, proposa également un référendum afin de disposer du cadre légal nécessaire à la mise en œuvre des principes de la réforme démocratique, en modifiant la Constitution dans ses articles 3, 6, 7, 24 et 72.
L'entrevue se conclut sur ces mots, laissant les participants à leurs réflexions. La France, à quelques semaines du scrutin, était plus que jamais suspendue aux choix des électeurs tiraillés entre deux visions du futur, entre deux directions à donner au pays.
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