Les fauves sont lâchés (1/3)

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Ils marchaient en silence vers leurs avions dont les moteurs tournaient déjà. L'obscurité noyait encore leur silhouette massive. Seul l'appareil du commandant avait droit aux projeteurs. Les quelques hommes qui attendaient devant pour la mise en scène, ce spectacle de la propagande donné en pâture aux masses crédules, contrastaient avec la monstruosité de la bête. Si le Breda 65 ressemblait à un chasseur, il n'en avait pas les mensurations. Et sa tourelle anguleuse, une pyramide de verre plus proche de la verrue que du système de défense, achevait de convaincre le néophyte. Sa haute stature et la gueule béante du capot de son moteur imposaient cependant le respect. Il incarnait la puissance d'une revanche trop longtemps retenue. Au grand dam des autorités, on en était réduit à un cérémonial en petit comité car l'allié allemand avait exigé la plus grande discrétion. Le Grand Coup se devait de surprendre, autant par son ampleur que par son imprévisibilité. Il fallait en mettre plein la vue de l'ennemi, qu'il ne se remît ni du choc, ni de sa surprise. C'est à peine si on avait pu introduire le commodore Plazijnenko pour rendre la photo plus solennelle...


La Rutharnie avait souffert, amputée d'une partie de son territoire pour satisfaire aux revendications de voisins trop envahissants. Ç'avait d'abord été l'ennemi de toujours, la Hongrie. Au court d'un violent mais très court conflit, il s'était emparé des riches terres agricoles au sud-ouest des Carpates. Puis, un an après, les Soviétiques avaient envahi la région Chotiň – Kostrjivkj, un couloir formant goulet d'étranglement sur leur chemin vers la Bucovine du nord. Dans les deux cas, il avait fallu accepter sans protester. Les alliés d'alors avaient d'autres problèmes à régler pour venir au secours d'un petit État sans importance... Ce matin, les vaches maigres disparaissaient. Enfin, les gages donnés à l'Allemagne nazie allaient payer ! Le pays participait à la grande croisade contre le judéo-bolchevisme. Avec la Roumanie, il serait à jamais parmi les premiers. Quel privilège ! Une immense armada s'envolait pour frapper les terrains de l'aviation soviétique. La quasi-totalité était frappée de la croix noire, un plus petit nombre en portait une jaune et, enfin, une poignée l'aigle bicéphale de la Rutharnie. Autant dire qu'avec ou sans Piotr et ses camarades, les jeux étaient faits pour les appareils à l'étoile rouge. Le symbole sauvait la face. Monter en épingle, il permettait au pays de relever le tête, de se rêver plus grand, plus fort que jamais. Une illusion, un habile montage pour oublier la faiblesse et la précarité. Cette nouvelle guerre, les éventuelles conquêtes, amèneraient-elles la prospérité ou, au contraire le jetteraient-elles dans les abîmes de la ruine ? Le colosse russe devait s'effondrer sans difficulté. Les peuples opprimés trop heureux d'être libérés se rallieraient pour la curée. Avant la fin de l'été, tout serait réglé. Les territoires confisqués seraient rendus, de nouveaux seraient cédés en récompenses des sacrifies consentis... Rien ne pouvait empêcher la venue des lendemains qui chantent.

Pendant que son chef d'escadrille se livrait à ce jeu de dupe, Piotr Džunkovskí grimpait sur l'aile de son bombardier d'assaut. Derrière son siège, se dressaient quatre compagnes, quatre sœurs de Thanatos. Il s'arrêta un instant pour contempler une dernière fois son terrain. Sur la base aérienne de Brašobj, les ténèbres n'étaient percées que par de rares sources lumières. L'escadrille était surtout trahie par la lueur des flammèches sortant des échappements de ses douze avions. Autrement, seuls quelques lampes-torches électriques projetaient un peu de clarté pour aider les équipages à prendre place à bord de leur destrier. Le jeune pilote se rémora le briefing, les visages tendus de ses camarades, le teint parfois cireux de certains. La nuit avait été courte pour tout le monde. Les mécaniciens avaient bichonné les appareils pour que tous fussent opérationnels. Les navigants n'avaient généralement pas échappé à la nuit blanche. Pour beaucoup, c'était une première. L'excitation du combat le disputait à l'appréhension de la première fois. Les anciens pensaient à leur famille, laissée dans l'ignorance et à laquelle ils n'avaient pu faire les traditionnels adieux. Elles seraient mises devant le fait accompli. Celui de leur départ. Pour le front ou d'autres cieux. Enfin... Debout sur l'aile de son fidèle compagnon, noyé dans le grondement du quatorze cylindres en double étoile, Piotr savourait la fin d'une trop longue attente. Le vent de l'hélice chassait son anxiété, le libérait de la tension accumulée. Il le savait, cette mission et celles qui suivraient seraient l'occasion de laver l'affront.


Pour Piotr, tout s’enchaîna comme à l’exercice : mise des gaz pour le roulage, alignement et Dans la tourelle, Kaziměrz Volpovskí s'affairait comme à l'exercice. Ses gestes semblaient sûrs et précis ; le jeune mitrailleur paraissait dépourvu d'appréhension. Il partait pourtant vers son baptême du feu ! Piotr l'envia lorsque, seul dans son habitacle, l'angoisse l’étreignit comme un harnais. Il se retrouva dans la même position que pour sa première mission, plus de deux ans en arrière. Mille doutes l'assaillirent. Serait-il à la hauteur ? Ne prendrait-il pas un coup stupide de la DCA ? Il se trouvait bien plus vulnérable que dans la chasse mais il se posait pourtant les mêmes questions. Les vérifications nécessaire aux départ lui permirent de se concentrer sur d'autres pensées. Puis les automatismes prirent le dessus.


Les gestes cent fois répétés s'enchaînèrent sans accroc, dissipant peu à peu le malaise. Mise des gaz pour le roulage, alignement et décollage en formation. Il lui sembla ressentir une légèreté nouvelle, qu'un poids restait au sol. Le moteur ronronnait, le train d’atterrissage se rétracta sans histoire. Les deux secousses signalant que chaque roue avait regagné son logement caréné chassèrent quelques relents résiduels d'inquiétude. Un coup d’œil aux témoins du tableau de bord permit au pilote de s'assurer que la mécanique était bien huilée. Autour de lui, les sections de trois avions se rassemblaient en une masse plus compacte. Leurs feux de navigation donnaient une impression de multitude rassurante. Comment, dans cette amalgame, se sentir pris pour cible ? Comment l'être ? L’individu se fond dans le groupe, s'y abandonne, y disparaît. Il n'est plus qu'une partie indistincte des autres, une cellule d'un corps gigantesque et insécable. Son libre arbitre au placard, il se raccroche aux autres. Ses mouvements ne sont plus dicté par son cœur ou sa raison mais par cette nouvelle individualité. Un battement d'ailes du chef d'escadrille et tous suivirent dans ce virage en montée qui les mettrait sur le sentier de la gloire. Plus de place pour la peur, son destin est entre les mains des autres, du groupe. Désormais Piotr le sait, s'il est attaqué, tous feront bloc pour le défendre. Les mitrailleurs concentreront leurs feux pour repousser les intrus. Les artilleur contre-avions ne pourront viser personne en particulier : ils tireront sur une généralité. Peut-on ébranler une généralité par quelques coups mal ajustés ? Ils ne sont que douze et pourtant, l'aviateur sent qu'ils sont des milliers. Certes dispersés contre myriade d'objectifs, mais unis dans un seul but. Tous se serreront les coudes et personne ne sera touché.


La paix ! elle vivait sa dernière heure… et, en bas, personne ne semblait s’en douter. La vie s'éveillait insouciante. Les boulangers cuisaient le pain dans leur four, les ouvriers se rendaient à l'usine en martelant le sol de leurs galoches, les belles de la nuit rentraient se coucher. Tout un monde d'insouciance résistait encore, inconscient, ignorant même, du proche cataclysme. Et que cette vision du sol étoilé était féerique ! Piotr regarda sur sa droite. L’appareil de Januš Pětrovskí roula, puis rompit la formation en piqué. Il devait rencontrer un problème technique pour rebrousser chemin… Le pauvre raterait la grande fête. Le silence radio imposait de ne rien dire pour l’instant. Ne restait que le vice-lieutenant Ponenko, concentré à tenir la position de la section. Les feux de navigation furent éteints et les Breda descendirent à leur altitude de croisière de deux mille cinq cents mètres. Devant, la ligne d'horizon se paraît d'un jaune lumineux annonciateur de l'aurore.

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