Le pont

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Sonnerie stridente et métallique du clairon. Un air de tambour si familier... Quelque coq jaloux de ses prérogatives répondant en écho, bientôt imité par les rivaux. Une véritable conjuration ! À ces chants matinaux succéda la cacophonie des grognards. Ne venait-on pas de se coucher ? Piotr rampa jusqu'au vantail qu'il avait laissé entrebâillé. Les alentours baignaient encore dans l'obscurité la plus complète. Il se frotta les yeux, persuadé d'avoir des œillères. Il ne vit pas plus de lumière. La gorge sèche, la langue et les lèvres pâteuses, il sentit l'hypoglycémie vaincre ses maigres forces.

— Allez, les gars, dans moins d'une heure, il fera grand jour ! encouragea Romiovskí.

— Qu'est-ce que t'en sais ? le tança Piotr.

— J'ai piqué l'éphéméride au mess de Braščobj, c'est écrit dessus.

« Porky », le visage à peine éclairé par le halo ambré de sa lampe-torche, s'esbaudissait, penché sur son trésor. Il ne pouvait s'empêcher de mêler les grognements à ses ricanements aigus et aspirés.

— Arrête de mater ta photo porno, elle va rougir ! se moqua Piotr en enfilant sans conviction ses brodequins.

— T'as pas vu ta gueule de pedzouille ? T'effaroucherais un tas de bois !

— Quand vous aurez fini de caqueter, z'irez foutre un coup sur vos museaux et fissa, les interrompit « la Vieille ».

Pour donner le change à leur sergent-major camper à la porte cochère, Piotr fouilla son paquetage à la recherche de sa trousse de toilette qu'il ne trouva pas, tandis que son camarade Pour donner le change à leur sergent-major camper à la porte cochère, Pour donner le change à leur sergent-major camper à la porte cochère, ratait son nœud de lacet comme un bidasse pressée par le stress. Chacun jetait des coups d'œil en coin pour guetter le départ du cerbère. Le vieux sous-officier secoua la tête en soufflant avant de lever le camp pour un autre baraquement.

— Il peut brailler tout ce qu'il veut, mais si j'avais sa gueule, je la sortirais pas de mon slip ! grimaça Romiovskí en se levant.

— Il ferait rater une couvée de singes, renchérit Golovskí – un mitrailleur.

— Imbécile ! Ça pond pas des œufs, les singes ! le fustigea « le Fayot » en zozotant.

Le jeune sergent comptable, un rat-taupe nu aux tempes tant enflées qu'elles écartelaient les branches de ses lunettes en cul de bouteilles, fit naître un concert d'hilarité, rythmés par les grognements porcins de Romiovskí, les éclats grinçant de l'un répondaient à ceux de baryton d'un autre. Une mélodie plus aiguë jouait les contre-chant tandis qu'un dindon vocalisait un tonitruant solo improvisé.

— Tête d'ampoule, sors donc pas de tes chiffres ! finit par lancer Piotr avant de quitter les lieux.

« Porki » ne se trompait pas. Au loin, vers l'est, l'horizon prenait une timide teinte de clarté. Guidés par les lampes anti-attaque aérienne, les hommes se dirigeaient, procession de zombies, vers le puits. L'eau froide les sortit à peine de la torpeur. Le café de la roulante, bouillant, eut tout autant de succès... Chacun mastiquait dans coin, le mauvais sandwich au beauf haché distribué en guise de petit déjeuner. Quelques mains molles massaient une joue ou un menton irrité par le feu d'un rasoir passé avec précipitation sur une peau mal préparée. Puis, sous les encouragements ronflants de l'adjudant Fornovskí, les âmes damnés se hissèrent sur le plateau de la guimbarde brinquebalante qui les mènerait au terrain. Seuls les administratif restait au village où les attendaient intendance et comptabilité, des tâches aussi obscures qu'ingrates mais ô combien nécessaires.

Piotr, plus que ses camarades, se sentait exténué. Sa courte nuit ne lui avait pas permis de récupérer. Il s'effondra comme une masse, lutta contre le sommeil avant de se laisser bercer par les cahots du court trajet. Un étau lui broyait les tempes, la gueule de bois, sa gorge. Avaler chaque bouchée avait été un combat, les lampées de café avaient peiné à les pousser vers ses tripes sonnant pourtant creux. Arrivé à l’aérodrome de campagne, il rampa et roula pour s’extirper de l'arrière du Praha puis tomba à terre plus qu'il ne sauta. Les ténèbres étaient encore son alliée, cachant ses maladresses de somnambule, une chaise longue constitua une accueillante escale avant le prochain départ.

Le grondement du quatorze cylindres et les gifles des rafales projetées par l'hélice permirent enfin de le réveiller. Les bouffées d'air étouffant lui fouettaient le sang. Un éblouissant soleil matinal luisait dans le ciel limpide et l'appelait à l'aventure. Sous les ailes de son Byk, deux bombes patientaient péniblement. Les gestes cent fois répétés s'enchaînaient. L'attention se fixait sur le premier mécanicien en short délavé qui l'accompagnait pour la visite pré-vol. Le tube de Pitot fut libéré de sa protection, les sécurités et fixations des projectiles vérifiées. Chaque pièce mobile, ailerons et volets, fut inspectée, le moteur ausculté. Le bruit était régulier, aucune fuite n'était à signaler. Enfin aux commandes, malgré les yeux secs qui piquaient, Piotr continuait de se concentrer. Régler les instruments, brancher ses connexions à la radio. Un mouvement du bras du vice-lieutenant Ponenko et sa main ramena la manette des gaz avec douceur. Le destrier s'ébroua puis ébranla sous les couverts forestiers. Le pilote trembla sous le flux de vitalité qui le parcourut. La bête sortait d'hibernation.

Un dernier regard à la cantonade avant de refermer l'habitacle. Devant la tente des opérations, « Porky » Romiovskí salua les trois chevaliers. Le goinfre n'avait pas voulu lâcher son casse-croûte qu'il tenait entre ses dents. Amusé, Piotr secoua à la tête en ramenant la verrière coulissante. Il était désormais seul avec son mitrailleur Volpovskí, tous deux désormais tendus vers un seul but, la mission et sa réussite. Le brouhaha rageur trois monomoteurs déchira la torpeur du terrain de fortune.

Deux milles cinq cents mètres d'altitude, un peu de calme et de fraîcheur. Portée par-dessus l'uniforme, la combinaison de toile, si difficile à supporter au sol, paraissait maintenant bien légère. Comme la section, réduite encore à deux appareils. Un air de déjà vu. Qu'arrivait-il à Petrovskí ? Fût-il à ce point empêtré dans la poisse pour l'empêcher de participer à la grande croisade ! Qu'importait ! Malgré l'escorte de chasse, Piotr redoublait de vigilance. Toute la soirée et une bonne partie de la matinée la radio avait claironné les succès de la veille. Le présentateur des actualités vantait les résultats des aviateurs rutharnes et de leurs alliés, se gaussait de bilans mirobolants. Les vétérans des combats contre la Hongrie savaient qu'en penser. Certes, savoir que le pays vous applaudissait les galvanisait. Ils étaient cependant conscients des demi-vérités et autres coups portés à la réalité par la propagande. Ivan avait été défié, il réagirait. Alors commencerait la lutte à mort. Pour l'heure, le calme était donc trompeur, la sérénité, mauvaise et perfide conseillère, une ennemie à ne point embrasser, un fruit empoisonné. Si l'azur était pur, au sol naissaient les noirs champignons des duels d'artilleries, des incendies écloraient en carmines corolles. Le saccage battait son plein. De temps à autres, malgré son attention sur le vol et sa sécurité, Piotr posait un regard rougit sur le triste spectacle, presque irréel depuis son perchoir.

Enfin, l'objectif, le pont routier reliant Atakij à Zhvanets, apparut. On ne pouvait le rater. À l'est, le Dniestr dessinait une grossière couronne, un personnage impuissant implorant le Ciel à bras ouvert. Le franchissement était l'un des deux seuls liens entre la grande ville ukrainienne de Kamianets-Podilskyï et les terres extorquées par les Soviétiques au précédent été. Un cordon ombilical vital qu'il fallait couper pour séparer les occupants et leur ravitaillement.

Comme un ballet bien orchestré, sans un mots, les deux Breda roulèrent et piquèrent vers le mince ruban grisonnant au milieu des flots verdâtres. Quelques feux follets épars accueillirent les deux intrus. Rencontre aussi improvisée et ratée, ils les doublèrent et s'évanouirent en sombres flocons loin derrière. Concentré sur l'ouvrage, Piotr les ignorait. Il se rapprochait. Les détails apparaissaient. Les impacts purulents de précédents projectiles mal placés, une foule maronnasse et grouillante, troupeau compact et indistinct ponctué de masses vertes, camions ou chars montant en ligne. Devant, l'appareil de Ponenko se sépara de ses bombes et reprit de l'altitude. Encore quelques secondes. Un geyser et une boule de feu furent la dernière chose que Piotr vit du sol. Ses organes remontèrent alors que son destrier délesté sursautait. Puis il se cabra. L'équipage fut écrasé et plongé dans les ténèbres. Parfaite chorégraphie, exécutée sans même y penser, comme une habitude, un acte inné.

— C'est dans le mille ! s'époustoufla Volpovskí lorsque le voile noir se fut dissipé.

Aux premières loges dans sa tourelle, le mitrailleur devait avoir une vue sur le nuage de fumée de l'explosion... Oui, mais combien en faudrait-il donc, des coups au but, avant que le viaduc ne se décide à sombrer ? Pourrait-on gagner cette course contre la montre, ce défi lancé au génie de l'armée soviétique ? Pas le temps de gamberger. Reprenant ses esprits, Piotr vit son officier caracoler comme un cabri. Le devoir accompli, il fallait maintenant rentrer et, de nouveau, éviter d'être intercepté. Pour pouvoir revenir et achever ce travail à peine ébauché. Cette fois, si le piège de Petrovskí pouvait fonctionner...

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