LA NICHE DU VIEUX MIKE

8 minutes de lecture

Mon meilleur souvenir de toi, c’était ce Noël où tu m’avais sorti de mon parc d’animalerie pour ma “bouille craquante” et mes yeux doux. J’avais beaucoup travaillé ce détail pour trouver un copain rapidement avec qui jouer. Tu n’étais pas spécialement venu acheter un chien, à l’origine, mais qui pourrait résister à ce regard angélique, cette tête ronde et cette queue frémissante ?


Tu m’avais ramené chez toi et présenté à tes enfants. Ils m’avaient tout de suite ouvert leurs bras et leur coeur, couvert de câlins et de jouets. J’étais rapidement devenu un membre à part de la famille. Tu jouais avec moi, tu me grondais quand je faisais des bêtises, mais je finissais toujours par me faire pardonner. La seule interdiction que tu m’avais posée, c’était de ne pas aller voir le vieux Mike au fond du jardin. J’aurais dû le voir comme un signe. C’était un vieux berger, malade, attaché à sa cabane jour et nuit. Il avait l’air sympathique et voulait bien jouer avec moi, mais tu me rattrapais à chaque fois que je m’approchais trop. Alors, pendant qu’on s’éloignait, je le voyais se recoucher, triste et fatigué, et j’étais moi-même un peu triste avec lui.


Et puis, un jour, Mike a disparu. Tu avais dit aux enfants qu’il s’était enfui pendant sa promenade, mais tu n’avais pas cherché plus que ça à le retrouver. Ils étaient tristes et je les réconfortaient, au point qu’ils l’oublièrent assez rapidement, et moi aussi. Chaque jour devint une nouvelle aventure : de grandes promenades, monter sur le canapé dès que tu avais le dos tourné, courir après le chat dans le jardin. Les mois et les années s’écoulaient, paisibles, et je pensais que ça ne s’arrêterait jamais.


Mais voilà, on ne reste jamais éternellement chiot. Je gagnai en maturité, en obéissance, mais aussi en poids et en taille. Ce petit panier dans lequel je passais mes nuits plus jeune devenait un peu plus petit de jour en jour, et tu n’avais pas envie d’en acheter un nouveau, donc je m’en contentais. Les rations dans ma gamelle devenaient moins dense, également, “pour économiser”, comme tu disais. Les enfants me nourrissaient à table et, même si je voyais bien que cela t’agaçais, moi, j’avais faim et je ne trouvais pas d’autres alternatives à mon estomac toujours vide. Les longues promenades dans la forêt sont devenues de bons souvenirs, remplacés par ce vieux jardin mal entretenu, le seul auquel j’avais accès et dans lequel je restais toujours plus longtemps.


Et puis en plein été, tu m’as laissé tout seul à la maison pendant deux jours. Il faisait chaud et beau dehors, j’avais envie de faire pipi et malgré toute la bonne volonté du monde, il a bien fallu que ça sorte. Ce vieux jardin me manquait soudainement. Je savais bien que tu ne serais pas content et j’ai masqué mon acte comme j’ai pu, avec les coussins du canapé. Oui, je les ai un peu abîmés, et oui, j’ai un peu mâchouillé tes chaussures également. Mais tu ne revenais pas, j’avais peur et je ne savais pas quoi faire. Ma gamelle était plus remplie que tout ce que je n’avais jamais pu espérer et j’avais tout mangé en seulement une heure. La faim me tenaillait les entrailles, tout comme la soif, et j’ai fini par réussir à ouvrir ce coffre de métal dans lequel tu cachais la nourriture pour le dîner.


Quand tu es rentré, je n’ai pas compris ta colère. Alors que je te sautais dessus, trop heureux de te revoir, ta main a claqué durement sur ma tête. J’ai été surpris et je me suis réfugié derrière les enfants. Tu n’avais jamais levé la main sur moi et je ne savais pas comment réagir. Et puis tu as décrété que je n’étais plus fait pour rester à la maison. Les enfants n’étaient pas d’accord et moi non plus, mais ce n’étaient pas eux qui décidaient. Tu m’as traîné à la niche du vieux Mike, tu m’as attaché et tu es parti.


J’ai aboyé pendant des heures pour que tu reviennes. Je savais que les voisins n’aimaient pas ça. Je savais très bien que tu n’aimais pas ça. Mais je voulais que tu viennes me récupérer. Le seul signe de ta part que j’ai reçu, c’est ce collier trop serré qui m’envoyait du mal à chaque fois que je donnais de la voix. Mes gamelles furent déposées devant la niche, on me laissa la couverture du vieux Mike comme unique lit. J’étais perdu, j’avais le coeur brisé, mais j’ai accepté parce que tu l’avais décidé et que j’avais confiance en toi.


Et puis les jours sont passés. Les visites des enfants se raréfièrent, tout comme les croquettes et l’eau dans ma gamelle que tu oubliais quelque fois. A chacune de tes visites, je devenais fou de joie, mais toi, tu ne me regardais même pas. J’ai passé les premiers orages terrés au fond de ma niche, tremblant, effrayé. La pluie passait à travers le toit et j’avais beau te le dire quand tu venais me voir, tu n’as jamais compris. Même quand il faisait trop chaud et que tu oubliais de me donner à boire, je me disais que je l’avais mérité, d’une façon ou d’une autre.


Trois nouvelles années passèrent comme ça. J’avais sept ans, maintenant, et ma toison grisonnait. J’avais perdu la notion du temps depuis que tu avais encerclé ma niche de grillage bâché. Pourquoi avais-tu fais ça ? Pour ne pas voir que j’avais perdu la moitié de mon poids ? Pour ne pas voir ces plaques sans poils causées par les puces, la gale et les coups répétés que tu m’assénais à chaque fois que tu jugeais que je te regardais de travers ? Je ne te comprenais plus, je te craignais mais je t’aimais toujours, contrairement à toi.


Un matin, j’ai entendu les enfants, euphoriques. Tu avais ramené un chiot à la maison, pour remplacer mon absence. Je le voyais gambader devant ma prison, parfois, avec mes anciens compagnons de jeu. Et c’est là que j’ai compris. Le vieux Mike, c’était moi. Chaque jour à les regarder jouer apparaissait comme un supplice et mes aboiements ne les ramena jamais vers moi, bien au contraire.


Il y a bien cette fois, où, pourtant, je sentis l’espoir renaître. Tu es venu à ma niche, avec ma laisse, et tu m’as dit qu’on allait se promener. Je suis devenu fou de joie. Enfin, enfin tu t’intéressais à moi ! Comme au bon vieux temps, je suis monté dans ta voiture. Et nous avons roulé, longtemps, sur l’autoroute. Je reconnaissais cette route. Quand j’étais plus jeune, nous l’avions emprunté pour aller à la plage. Alors que l’après-midi était bien entamée, tu as arrêté la voiture sur une aire d’autoroute. Tu m’as laissé descendre pour que je puisse dégourdir mes vieux os endoloris par tant d’années d’immobilité.


Tu as commencé à jouer avec moi. C’était un jeu auquel on jouait souvent, toi et moi. Tu te cachais derrière un arbre et je devais te retrouver. Tu m’as fait m’asseoir et tu es parti te cacher. J’ai attendu quelques minutes que tu m’appelles. Tu ne l’as pas fait. Impatient, je me suis levé et je suis parti à ta poursuite, comme un fou. Je t’ai cherché derrière chaque arbre de cette forêt. Pendant des heures et des heures. Je ne compris ce que tu avais fait qu’en remontant la piste, fatigué de te chercher. La voiture avait disparue. Tu étais parti. Tu m’avais laissé là.


Je t’ai attendu, tu sais. Pendant longtemps. Je regardais les voitures passer, inlassablement. A chaque fois qu’une d’elle ressemblait à la tienne, je me mettais à aboyer comme un fou, mais à chaque fois, elle fuyait. Les jours s’écoulèrent, lentement et, perdu, je ne savais plus que faire. Sale, affamé, assoiffé, je commençais à ne plus me sentir très bien.


Cette nuit-là, une dame s’est arrêtée. Elle m’a regardé tristement, avant de s’approcher de moi. Elle m’a gratté la tête, m’a dit que j’étais vraiment dans un sale état, puis elle m’a emmené dans sa voiture. Elle avait un petit chien, déjà couché sur la banquette arrière sur laquelle je la laissa m’installer. Je prenais de la place, mais il me l’a laissé volontiers, le regard curieux. Quand nous sommes partis, ma queue battait l’air. Est-ce que l’on rentrait à la maison ?


Ce n’était pas le cas, comme je m’en doutais. La gentille dame me déposa dans un endroit étrange qui sentait la peur. Elle expliqua à une autre femme qu’elle m’avait trouvé sur l’autoroute, mais qu’elle possédait déjà un chien et qu’elle ne pouvait pas me garder. Elle accepta même de payer les soins vétérinaires, puis elle me laissa, elle aussi.


Le docteur soigna mes plaies, me remit sur pattes. Tu n’avais pas jugé bon de m’emmener voir un vétérinaire, tout le temps que j’ai passé chez toi. Il m’a fait ingéré des croquettes au goût étrange, m’a planté dans la peau des choses qui ne me plurent pas forcément. Mais j’avais de l’eau, j’avais à manger et je me sentais mieux. Après seulement quelques jours, j’étais de nouveau sur pattes, plus vigoureux que jamais malgré mes cicatrices et plaques sans poils qui parcouraient encore mon corps.


Alors que je croyais naïvement qu’on me ramènerait maintenant chez toi, j’ai été placé dans une cage. Tous les jours, des gens passaient, d’autres me promenaient, d’autres encore me nourrissaient. Je compris bientôt, à entendre les autres chiens aboyer, que c’était ici qu’atterissaient les chiens comme moi : ceux trop vieux, trop bruyant, trop indisciplinés, qui attendaient tous qu’on les remarque et qu’on les ramènent chez eux.


J’en ai vu, des familles, s’arrêter devant moi. Une fois mon pelage de nouveau brillant et mon poids revenus à une moyenne acceptable, j’avais tout du parfait chien de compagnie. Tout sauf la jeunesse des chiots qui s’avéraient bien plus doués que moi pour attirer l’attention. J’ai attendu, longtemps, et la course des années reprit son cours.


Lors de ma douzième année, je suis tombé malade. Cette fois, c’est simplement l’âge qui me faisait défaut et le peu de chance de guérir qu’il me restait conduit l’un de mes soigneurs à me ramener chez lui. J’ai vécu trois mois à ses côtés, heureux. Jusqu’à la dernière minute, je lui ai montré que je pouvais être un bon chien, attentionné, gentil et à l’écoute. Ce que tu n’avais jamais été avec moi.


Allongé dans ses bras, à l’aube d’une nouvelle vie qui ne sera pas sur cette terre, j’ai repensé à toi. Et même si je t’aimais toujours, mes dernières pensées n’allaient pas vers toi. Tu m’avais abandonné, tu ne méritais même pas mon amour. Non. Mes dernières pensées se dirigèrent vers le vieux Mike, qui avait tenté de me prévenir, et vers ce jeune chiot qui subirait certainement le même sort que moi. J’espère qu’il trouvera la force pour survivre un jour de plus et qu’il trouvera quelqu’un d’aussi bienveillant et sage que ces personnes qui n’ont cessé de me tendre la main mais que je ne voyais pas, aveuglé par mon amour pour toi.


Assoupi, apaisé, je laissai ma tête reposer sur les genoux de mon sauveur, une dernière fois.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Myfanwi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0