Chapitre 1

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Une soirée parfaite de mai s’épanouissait. Dans un crépuscule qui semblait avoir envie de s’éterniser, le ciel virait au bleu-vert à mesure que le soleil plongeait vers l’horizon au milieu de nuages d’un rose orangé presque aussi fins que des voiles en dentelle. Le noir nocturne paraissait, à ce moment, encore bien lointain, donnant presque l’illusion que la nuit ne viendrait jamais. Une légère brise soufflait du sud sous les fenêtres ouvertes de l’appartement de Norman Greville et faisait battre dans un tintement paresseux, tel un carillon, la barre de métal qui servait d’attache aux lourds volets de bois. L’été qui approchait n’était plus une lointaine promesse mais une réalité bien concrète, tout dans l’atmosphère paraissait se tendre vers la douceur de l’air, rejetant les derniers frimas hivernaux.

Toutefois, Norman ne se souciait guère pour l’instant de cette ambiance presque féérique, absorbé par le reportage des infos locales qui passait sur sa télé. On y voyait une journaliste avenante et séductrice, sexy même, tendre un micro vers un homme d’une cinquantaine d’années, l’air hagard et fripé, fatigué et visiblement marqué par son expérience étrange de la nuit précédente. Il s’appelait Stephen Arreola et possédait un centre équestre dans la banlieue de la ville, en bordure de la forêt qui occupait un grand espace entre le fleuve et le canal. Norman ne connaissait pas le haras en question mais il le situait approximativement car il se baladait souvent à pied ou en vélo dans ce secteur.

L’affaire qui valait à Arreola de passer sur la chaîne d’infos locales faisait écho à toute une série d’événements mystérieux qui se déroulaient dans les environs. Depuis maintenant plusieurs semaines, la presse faisait souvent cas, en épargnant toutefois les détails les plus malaisants ou sordides, de cadavres d’animaux sauvages, aussi bien des oiseaux tels que canards et oies que des mammifères comme chats errants ou ragondins, retrouvés horriblement mutilés depuis les berges fréquentées par de nombreux sportifs ou des promeneurs jusque dans les cours privées à l’arrière des résidences qui bordaient le cours d’eau. L’inquiétude commençait à gagner les riverains et les médias à en faire leurs choux gras du moment. On évoquait la présence d’un prédateur, peut-être un ours noir descendu des montagnes, chassé par le froid et la faim après un hiver rigoureux, en quête de subsistance. Mais des experts avaient vite remisé cette théorie au placard car aucune empreinte n’avait été retrouvée à proximité des dépouilles. Ensuite, la rumeur avait fait vent d’une épidémie mais aucun examen médical ou biologique n’avait permis de confirmer cette hypothèse. Et pour l’instant, le mystère restait complet même si on commençait à parler à mi-voix d’un rodeur.

Puis, dix jours auparavant, ajoutant encore un peu d’épaisseur à l’énigme, un gros chien comme un rottweiler ou un berger allemand avait provoqué un carambolage sur le périphérique alors qu’il essayait de traverser la bretelle d’autoroute, juste derrière l’appartement de Norman. L’animal avait été percuté par une voiture et avait été projeté contre le parapet en béton, l’échine brisée. Il était toujours en vie à l’arrivée des policiers mais dans un état désespéré. Pourtant agonisant, il avait fait montre d’une agressivité extrême et l’un des agents qui officiait également comme maître-chien y avait vu les signes d’une immense panique, comme celle éprouvée par une proie traquée. Outre sa profonde détresse, ce furent les étranges blessures sur son corps qui alarmèrent les deux policiers, ce qui valut plus tard le déplacement d’une équipe de télévision. Il portait des plaies encore fraîches au niveau du flanc et de la croupe, de profondes meurtrissures qui faisaient penser en taille à la morsure d’un ours et à celle d’un requin au vu du nombre de traces de crocs laissées dans la chair. Pour abréger ses souffrances, l’un des agents avait fini par l’abattre d’un coup de pistolet.

La municipalité avait dès le lendemain demandé au bureau du shérif l’ouverture d’une enquête et des patrouilles dans le quartier du canal.

Sur le poste de télé, Norman vit Stephen Arreola raconter ce qu’il lui était arrivé la nuit dernière.

Vers une heure du matin, il avait été réveillé en sursaut par le système d’alarme de sa maison. Après avoir vérifié la provenance du signal sur son terminal informatique, Arreola avait constaté que quelque chose était en train de se passer dans l’écurie principale, juste en bas de sa propriété, celle où il installait ses juments qui venaient d’accoucher ou qui étaient à un stade avancé de leur gestation. Il était ensuite sorti sur sa terrasse et, même à cette distance, il entendait clairement le tohu-bohu infernal des hennissements affolés et des ruades des sabots contre le bois des stalles. Il était retourné chercher son fusil, au moment précis où son métayer en chef, un solide gaillard du nom de Hopper, l’avait rejoint, lui aussi déjà armé.

Les deux hommes étaient descendus en courant vers l’écurie. La lueur d’une Lune gibbeuse, blafarde, basse sur l’horizon et quelques lampions qui suivaient les allées de la propriété les accompagnaient. Quand le métayer avait voulu actionner l’interrupteur à l’intérieur du bâtiment, rien ne s’était passé. Arreola avait pénétré un peu plus en avant dans l’écurie et avait senti plus qu’il n’avait entendu du verre crisser sous ses bottes. Il avait alors compris que les ampoules avaient été méthodiquement détruites. Il régnait une obscurité épaisse dans la travée, rendue encore plus déstabilisante par les hurlements de terreur des chevaux. Arreola et son métayer avaient beau connaître à la perfection les moindres recoins de la propriété, ils étaient psychologiquement bousculés en ce moment précis et avaient perdu toute notion d’espace et de distance, noyés dans l’écho des cris.

D’abord aveuglés par les ténèbres de la place, petit à petit, leur vision s’était habituée à l’opacité du lieu et ils étaient parvenus à déceler vers le fond du bâtiment un rai de lumière non pas noir, mais d’un bleu nuit soutenu et ils avaient alors compris que le lourd portail gisait à moitié arraché sur ses gonds. Ce qui rendait les animaux fous était entré par cette ouverture. Arreola se souvenait qu’il s’était demandé à cet instant quelle force avait pu tordre à ce point un panneau en chêne veiné d’acier. Pour lui, à cet instant, il était clair que ce qui avait causé tous ces dégâts à la structure ne pouvait être d’origine humaine. D’expérience, Arreola savait que même un ours affamé n’aurait pu créer une telle brèche dans le portail. Quoi qu'eut été cette chose, elle était vraisemblablement énorme et farouchement déterminée.

Pendant un instant, Arreola n’avait su quoi faire puisque rien ne l’avait préparé à une telle expérience. Il était assailli par tout un tas de sensations étranges, vertigineuses et contradictoires.

Le vacarme était assourdissant et rendait toute communication sonore impossible entre les deux hommes puis, dans la faible clarté qui provenait du dehors, ils avaient commencé à distinguer une forme d’un noir goudronneux et épais. Elle se déplaçait d’une façon presque liquide et Arreola se souvenait d’avoir eu en tête l’image d’une flaque visqueuse de pétrole flottant sur l’océan. Ce ballet possédait une grâce séductrice mais dégageait en même temps une impression tenace de malveillance et d’extrême dangerosité. Cette créature ne ressemblait en rien aux prédateurs qui vivaient dans la région et Arreola n’était pas sûr que cela ressemble à quelque animal que ce soit sur Terre. Et ce n’était certainement pas un ours ou un puma mais l’obscurité qui régnait ici rendait identification impossible. Et quel carnivore aurait eu la présence d’esprit de briser chaque lampe ?

Pendant un instant, Arreola était resté comme hypnotisé devant ce spectacle et ce fut la main abattue par Hopper sur son épaule qui l’avait tiré de sa torpeur. De son autre main, le contremaître pointait du doigt la créature qui, dans sa parade aqueuse, coulait lentement mais inexorablement vers l’ouverture béante du portail, charriant dans son sillage une carcasse frêle. Les deux hommes n’avaient pas mis longtemps à identifier un poulain qui se débattait de toutes ses forces de nouveau-né. Il ruait et donnait de furieux coups de pattes dans le vide. Puis la fureur était devenue spasmodique, faiblissante comme résignée en même temps qu’il y avait eu un bruit horrible, déchirant et mouillé. Arreola avait compris que le prédateur, même s’il possédait une contenance étrange, comme extraite d’un autre monde, n’en conservait pas moins les instincts d’un chasseur aguerri et venait de trancher la gorge de sa proie. La mort du poulain avait aussitôt eu l’effet d’une gifle sur les deux hommes et le métayer, plus prompt, avait épaulé son fusil et tiré une première décharge qui avait frappé trop haut de quelques centimètres. Il avait aussitôt ajusté son arme, fait un pas en avant pour s’assurer une meilleure visée et fait feu une deuxième fois. Le tir avait fait mouche car la masse bitumeuse avait instantanément poussé un vagissement aigu de douleur et de haine qui avait tordu les entrailles d’Arreola et lui avait laissé un arrière-goût sale dans la bouche. L’entité avait alors paru gagner en volume, dominant les deux hommes qui avaient eu un mouvement de recul et Arreola avait cru un bref instant que sa dernière heure était arrivée. La créature était devenue si imposante qu’elle éclipsait entièrement le peu de lumière bleutée qui provenait de l’extérieur. Le coup de fusil qu’elle venait d’essuyer ne semblait pas l’affecter car elle avait soulevé sans le moindre effort apparent sa proie.

Il était à ce moment impossible de savoir si la créature était blessée, si elle saignait car tout ce qu’ils avaient devant les yeux n’était qu’une masse informe, sombre et qui les dominait d’une hauteur prodigieuse, presque aussi grande que le portail défoncé, bien plus qu’un ours dressé sur ses pattes postérieures ne pouvait atteindre. Puis elle avait commencé à s’agiter, à ondoyer devant eux, un lourd mélange d’effluves pestilentielles qui évoquaient les déchets pourrissants au soleil, les marécages stagnants et une odeur sèche de vieillesse, de poussière ancestrale dans un caveau demeuré très longtemps clos avait envahi l’écurie entière. Des exhalaisons qui avaient empli Arreola d’une terreur absolue que seule une confrontation avec un mystère atavique pouvait générer. La peur des créatures cachées dans les ténèbres et qu’on se force à désacraliser en devenant adulte.

A cet instant, d’autres employés du haras étaient arrivés, sans fusil mais équipés de lampes torche, leurs faisceaux balayant l’espace sombre. La chose, en réaction, s’était contractée sur elle-même puis s’était élancée vers l’extérieur de l’écurie dans un mouvement étrange comme si elle passait à travers le trou d’une serrure, disparaissant presque aux yeux d’Arreola et Hopper. Passé quelques secondes de stupeur, la troupe s’était précipitée au dehors, escaladant le portail défoncé, à la suite de la créature. Elle avait déjà presque disparu de leur champ de vision, les hommes avaient tout juste eu le temps d’apercevoir ce qui ressemblait à une gigantesque aile membraneuse de chauve-souris. Elle était à présent bien trop loin pour essayer de la toucher d’un coup de fusil.

Arreola et son métayer étaient restés un moment immobiles, secoués par le choc et bouillonnants d’une rage folle devant leur incapacité à sauver le poulain tandis que les autres hommes, moins impactés par cette mystérieuse intrusion, avaient déjà commencé à essayer de calmer les chevaux. L’affaire aurait pu s’arrêter là, dans la fuite de cette entité mais un dernier détail qui avait repoussé les limites de l’entendement avait été apporté à la connaissance d’Arreola et qui avait laissé les hommes en proie à un questionnement sans fin. Le mur du fond contre lequel s’appuyait le portail maintenant arraché portait les traces très nettes de deux décharges de chevrotines, une première assez haute et une seconde plus basse, à moins d’un mètre au-dessus du sol. Arreola et Hopper avaient alors affirmé qu’ils étaient sûrs que le deuxième tir avait fait mouche. L’ouvrier, de la pointe de son couteau, avait extrait un plomb et l’avait brandi dans la lumière de sa lampe où il apparaissait recouvert d’une substance opaque, épaisse, squameuse et fétide.

En tenant ces propos devant la caméra, peut-être consécutivement à la mise en scène d’un réalisateur, Arreola avait presque l’air d’un fou avec ses yeux rougis par la fatigue et le traumatisme de la nuit précédente et la journaliste se contentait d’appuyer ce qu’elle entendait d’une expression neutre, hochant la tête avec une régularité de métronome. Tout dans son attitude montrait qu’elle n’était pas là pour croire ce qu’on pouvait lui raconter mais pour booster l’audimat. Norman, que cette histoire commençait à excéder pour l’avoir entendu tourner en boucle toute la journée tant par le biais des médias que de ses collègues de bureau qui n’avaient presque que ce sujet de conversation depuis le début des événements, se dit que la dramatique radio d’Orson Welles avec la Guerre des Mondes avait engendré toute une série d’émules jusqu’à aujourd’hui où le sensationnalisme avait définitivement supplanté le journalisme.

D’un geste agacé, il éteignit le téléviseur puis resta un moment, la tête basculée en arrière, appuyée sur le dossier de son fauteuil, à contempler le plafond. Petit à petit, le chant d’un oiseau dans la haie sous sa fenêtre s’insinua dans son esprit et Norman se laissa pénétrer par l’envie d’aller se balader pour se vider la tête et profiter de la beauté des derniers phares de la journée avant que la nuit ne tombe. Il se sentit tout à coup presque à l’étroit dans son petit salon et l’idée d’être dehors devint pressante mais quelque chose de plus pernicieux se cachait sous les apparats d’une promenade bucolique. Comme une brusque lubie inavouable, un fantasme qui tenait au voyeurisme.

Il enfila ses chaussures de marche d’été, un blouson léger car il sentait la fraîcheur qui tombait doucement avec le crépuscule et sortit. Dans les travées de sa résidence, il salua deux de ses voisines qui discutaient en ukrainien puis il déboucha sur la rue. A l’ouest, le ciel s’était pâmé de rose violacé mais il était en partie caché par les immenses tours en construction dans le quartier. Là où vivaient une dizaine de familles encore un an auparavant, germaient à présent d’horribles structures en béton qui accaparaient une majeure partie de la lumière qui tombait habituellement sur la rue. Non seulement la rue mais presque tout le quartier vivait une révolution d’urbanisation en même temps qu’il perdait l’âme de village qui en faisait son charme quand Norman avait emménagé ici une décennie plus tôt. Il descendit jusqu’au boulevard qu’il traversa. Là, c’était une école qui achevait d’être construite à la place de quelques pavillons et d’un terrain vague. Plus bas, sur sa rue, existait une vieille demeure victorienne au sein d’un parc que Norman avait toujours connu inoccupée. Il aimait beaucoup cette maison et le fait qu’elle soit vraisemblablement abandonnée le chagrinait mais pour rien au monde, il n’aurait voulu qu’un promoteur la découvre et lance un énième projet immobilier sur la parcelle. Il s’arrêta un moment à sa hauteur mais entre le chèvrefeuille arborescent et la lumière déclinante, il ne put voir grand-chose.

Peut-être à cause des événements récents, il n’y avait pas grand-monde dans la rue et le bruit de la circulation était diffus, presque réduit à un lointain murmure. Il ne lui fallut que quelques minutes pour franchir le premier pont qui enjambait le périphérique, à un jet de pierre de l’endroit où le chien avait provoqué le carambolage quelques jours plus tôt. A cet endroit, le spectacle du ruban gris de la voie rapide déplaisait depuis toujours à Norman et il franchit cette distance d’un pas rapide, les yeux baissés.

Plus bas, un second pont s’élançait, au-dessus des eaux vertes du canal cette fois. Un vert qui paraissait presque noir à cette heure avancée de la journée. En amont, Norman pouvait admirer le barrage hydroélectrique qui, avec son architecture d’un blanc opalescent éclairée par une rangée de puissants projecteurs, formait une sorte de frontière entre la rive sud du canal où l’urbanisation galopante émergeait du rideau d’arbres bordant le cours d’eau entre les sommets de gratte-ciels, certains debout depuis longtemps, d’autres encore à demi nus et les grues un peu partout ailleurs et la rive nord, terre de faubourgs défavorisés, de jardins municipaux et de vieilles usines. La centrale, dans sa structure massive, dégageait une impression de vénérable immuabilité, de solidité séculaire.

Presque à regret, Norman s’écarta de la barrière et de sa contemplation, reprit le cours de sa promenade. Juste après le pont, il descendit une volée de marches jonchées de détritus hétéroclites comme des bouteilles, des cartons d’emballage et même des vêtements et un landau décharné. Un fouillis répugnant qui réussit presque à détruire le côté bucolique que recherchait Norman dans son objectif premier. Quant au second but plus latent, il s’accordait plutôt bien avec ce que Greville était venu faire ici.

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