PROLOGUE — LES CENDRES DE NIMRIM
Le rêve commençait toujours par une odeur.
Pas celle du sang, ni de la fumée. Pas celle de la peur. Une odeur plus ancienne, plus primitive : celle de la terre mouillée après la pluie, de la mousse écrasée sous des pas agiles, du souffle chaud d’un fauve caché dans les feuillages.
Kaelen avait onze ans quand la jungle de Nimrim brûla, mais chaque nuit son esprit le ramenait là-bas, juste avant l’embrasement. Dans son rêve, il courait pieds nus entre les racines, ses sens aiguisés par l’héritage nimrinien. Chaque battement d’ailes, chaque frisson de feuille, chaque goutte de rosée le frappait comme un signal clair dans l’air saturé de vie. Il n’était pas un enfant : il était un chasseur, héritier d’un peuple né pour sentir le monde mieux que quiconque.
Et puis venait le craquement. Pas celui des branches, mais celui des cieux. Le grondement d’acier, les explosions lointaines. Le sol tremblait sous ses pieds nus. Les oiseaux aux ailes iridescentes s’envolaient dans un chaos désespéré. Les arbres géants s’embrasaient sous des pluies de feu.
Il se souvenait des hurlements. Pas seulement des hommes, mais des bêtes : les nimrins fauves, les lézards colossaux, les créatures de la jungle hurlant ensemble dans une symphonie de fin du monde.
Et puis, toujours, la lumière blanche. Trop pure, trop froide. Pas celle du feu : celle d’une arme. L’instant où Nimrim avait cessé d’exister.
Dans son rêve, Kaelen restait figé.
Dans la réalité, l’enfant avait été arraché par une main inconnue, traîné vers une navette, sauvé… ou condamné.
Il ne se souvenait pas du visage. Juste d’un mot, chuchoté comme une injonction :
— Iyhra.
Puis le noir. Les flammes. Et le silence d’un monde mort.
Kaelen ouvrit les yeux.
Toujours le même rêve, toujours la même morsure.
Dans la cabine assombrie du Wraith, les écrans diffusaient leur lueur rouge, donnant à la pièce l’allure d’une antre infernale. Il était allongé sur le siège du pilote, veste entrouverte, respiration lourde. Une goutte de sueur glissa le long de sa tempe.
— Mauvais sommeil, constata une voix douce et ironique.
Nyssa se tenait debout devant lui, appuyée contre la console, un verre de synthé-vin à la main. Sa silhouette parfaite, mise en valeur par son crop-top noir et son pantalon de cuir luisant, semblait presque irréelle dans la pénombre. Son sourire était celui d’une amante provocante, mais ses yeux brillaient d’une intelligence inhumaine.
— Toujours le même rêve, répondit Kaelen en se redressant.
— Le genre qui t’abîme. Mais qui te rend sexy, ajouta-t-elle en croisant les jambes.
Il esquissa un sourire amer. Ses cauchemars étaient sa marque de fabrique, sa malédiction, et peut-être la seule chose qui le maintenait en mouvement.
Dans un coin, Raven flottait, ses LED rouges pulsant comme un cœur artificiel. Sa voix résonna, grave et métallique :
— Taux de cortisol élevé. Indice de stress critique. Je peux injecter un correcteur.
— Garde-le pour plus tard, coupa Kaelen.
Il enfila sa veste, referma la ceinture bardée de modules et d’armes. Les LED incrustées le long du cuir pulsèrent doucement, rouge sombre.
Nyssa termina son verre, le posa sur le tableau de bord et s’approcha. Elle effleura sa barbe de trois jours du bout des doigts.
— Alors, capitaine Vox… qu’est-ce qu’on chasse, aujourd’hui ?
Le Wraith pénétra l’atmosphère de Naelis, et la ville se dévoila.
Un océan de tours et de plateformes suspendues, de passerelles infinies et de docks saturés de vaisseaux. La pluie acide tombait en nappes, traçant des rivières de lumière le long des façades bardées de néons. Partout, des écrans géants diffusaient des publicités pour des casinos interstellaires, des bordels cybernétiques, des combats clandestins.
La ville ne dormait jamais. Chaque seconde, elle criait, elle vendait, elle saignait.
Dans le cockpit, Raven commentait les données qui défilaient.
— Quarante-deux millions d’habitants. Taux de criminalité : quarante pour cent. Indice de corruption : quatre-vingt-dix-neuf.
Nyssa se lécha les lèvres en fixant les holo-affiches où s’étalaient des corps parfaits, programmés pour séduire.
— Enfin un endroit qui me ressemble.
Kaelen se contenta de serrer les mains sur les commandes.
— C’est un nid de serpents. On ne fait que passer.
Le Wraith se posa sur une plateforme de métal détrempé. En contrebas, des milliers de speeders traçaient leurs lignes de feu.
Kaelen sortit en premier, long manteau claquant dans le vent. Nyssa le suivit, talons résonnant sur le sol. Raven flottait au-dessus d’eux, ses capteurs balayant les alentours.
Ils avaient une mission.
Un contact les attendait.
Et Kaelen savait déjà qu’il finirait la nuit couvert de sang.
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