III
Apolline.
Un jour, en me voyant me hâter vers le boulodrome alors que j'étais à pied et elle en voiture, elle s'est arrêtée et je suis monté à son côté pour un parcours hélas trop bref ; nous n'eûmes le temps d'échanger que trois ou quatre phrases banales.
Pendant quelques semaines, cela devint comme un rituel, et je m'ingéniais à être sur le trajet emprunté à l'heure où d'ordinaire elle passait.
D'un accord tacite, jamais nous ne formalisâmes ce "rendez-vous". Il fallait qu'il demeurât le fruit d'un hasard plus ou moins calculé. Comme si nous craignions de nous engager dans un processus compromettant pour elle, comme pour moi. Davantage pour moi que pour elle. Elle était nouvelle dans la ville et j'appartenais aux gens connus, dirons-nous.
Lui a t-on fait une réflexion ? Certains, dans les jeux, avaient parfois des propos sexistes et machistes à son égard, et je me souviens qu'un jour, j'ai dû prendre sa défense et demander aux mâles présents de la laisser un peu tranquille ! Toujours est-il que, du jour au lendemain, elle a cessé d'emprunter l'itinéraire qui était le mien, sans que j'en aie su la cause.
À l'automne, de nouvelles règles furent adoptées pour le jeu à l'intérieur : occupation d'un terrain sur deux, inscription sur registre pour le suivi, pas plus de vingt-quatre joueurs par spécialité (bretonne ou pétanque) désinfection des mains et des sièges, aération renforcée. Et le plus important, mais aussi le plus gênant : port du masque obligatoire, avant, pendant et après les parties, sauf à la buvette !
Apolline, moins légèrement vêtue à présent, et masquée comme nous tous, était là dès l'ouverture des jeux souvent, prêtant même la main aux tâches d'entretien.
J'avais déjà joué contre elle, à une ou deux reprises, par la vertu du tirage au sort, sans m'être rendu compte de rien. Puis un mystérieux hasard la fit échoir dans ma doublette plusieurs fois de suite et je fus donc à même d'échanger sur la tactique avec elle et même de lui prodiguer quelques conseils. Nous perdîmes plus que nous ne gagnâmes et... j'étais content ! Cela aurait dû me mettre la puce à l'oreille.
Le ver était dans le fruit, si je puis me permettre cette comparaison pas très heureuse, mais je demeurais aveugle.
Ce n'est qu'après la nouvelle fermeture de notre "bulle" et l'obligation de ne jouer qu'en extérieur, à six maximum par terrain que je m'aperçus que la première personne dont je guettais l'arrivée dans les jeux, c'était Apolline. Et rapidement, elle devint la seule dont je souhaitais la présence.
La nuit, dans mes insomnies, je pensais à elle. Trouvant mes questions intrusives, ses réponses évasives, je récrivais, dans ma tête, le script du dialogue que nous avions pu avoir dans les pauses du jeu. Le jour, je guettais l'heure d'aller jouer et si elle n'était pas là, je perdais à coup sûr, faute d'avoir la tête au jeu. Plus de doute, j'étais amoureux !
C'était une nouvelle insensée, incroyable, inespérée, mirobolante, mais troublante, angoissante, dramatique même aussi ! À mon âge. Soixante-treize aux prunes. Dans ma situation. Marié, deux enfants, quatre petits-enfants. J'étais dans de beaux draps !
Mais comment lutter contre l'Amour ? Il vous transporte, vous soulève, vous aveugle, chacun le sait. Tout vous y ramène et il balaye d'une pichenette chacune de vos objections. La faute à Stendhal et sa fichue "cristallisation". Je savais tout cela et voir Apolline dans les jeux finissait par devenir un supplice. Finalement, nous ne pouvions avoir là que des conversations insignifiantes.
Par prudence, j'ai fini par espacer mes venues au boulodrome.
Apolline se maintenait sur la réserve, elle aussi. Moi, je ne savais sur quel pied danser.
Lors du second confinement, le jeu à l'intérieur fut interdit, et tout l'hiver il fallut jouer dehors, qu'il pleuve, qu'il vente. Parfois, nous n'étions que cinq ou six dont Apolline et moi. Un jour, lors d'une averse, alors qu'elle était tête nue et que je portais un anorak à capuche, elle accepta ma casquette. Une autre fois, lors d'une averse de grêle, qui se mit à fouetter les visages, elle vint s'abriter contre ma poitrine. Un autre jour encore, après un point heureux, elle me sauta carrément dans les bras, l'espace d'un instant.
Bien entendu, j'avais tendance à sur-interpréter ces menus gestes spontanés. Je me disais que j'avais peut-être réussi à établir entre elle et moi une relation spéciale. Mirage.
Au début de janvier, alors que le Président régalait d'un verre de crémant la petite douzaine de présents pour fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire, Apolline lâcha dans la conversation que le sien était huit jours plus tard et que ce jour-là elle aurait soixante-cinq ans. Tous, nous la pensions plus jeune. Moi, cela m'arrangeait plutôt. Huit années seulement nous séparaient. C'était déjà beaucoup.
Ce jour-là, je me jetai à l'eau et déposai en cadeau dans sa boîte à lettres un de mes premiers livres. J'avais d'abord songé à une dédicace du genre : "À ma joueuse de boules préférée, pour son anniversaire", puis réfléchissant aux possibles sous-entendus de la formule, je me contentai d'un banal : "Heureux anniversaire, Apolline !"
Elle m'a remercié quelques jours plus tard dans un aparté, mais ne s'est pas dévoilée davantage, ni sur son opinion de l'ouvrage, ni sur ses sentiments.
Un mois ou deux passèrent.
Le printemps était arrivé et alors que nous jouions dehors depuis deux heures une partie qui s'éternisait, Apolline déclara un vendredi : à 17 heures, je vous quitte, mon chéri a fait 1000 km pour venir me voir, il faut que je sois à l'heure à la gare ! Nous nous regardâmes étonnés, c'était la première fois qu'elle faisait mention d'un homme autre que son fils et son petit-fils dans sa vie. Moi, "poker face" à l'extérieur, j'étais liquéfié à l'intérieur.
Quelques jours auparavant, alors que nous parlions de restaurants, elle m'avait confié qu'elle en avait réservé un, spécialisé dans les fruits de mer sur le port voisin, pour le week-end. Sans autre détail.
Et ce samedi-là, hasard ou curiosité de jaloux, le dépannage informatique d'une amie m'amena justement dans les parages et sur un trottoir, en promenade digestive, il m'a bien semblé apercevoir Apolline en compagnie d'un homme, plus jeune qu'elle, assez grand et mince. Je ne suis pas allé jusqu'à croiser leur route et, honteux de cet espionnage plus ou moins volontaire, j'ai fui.
Nos rencontres sur les terrains de boule bretonne ont repris, mais plus comme avant. Elle était plus distante, moi aussi, partagé que j'étais entre l'espoir qu'elle ait monté cette affaire de toutes pièces pour obtenir une paix royale de nous tous et de moi en particulier et la crainte que ce "chéri" fût bel et bien une réalité.
Je n'avais aucun droit et un seul devoir : celui de taire cet amour clandestin. Les semaines ont passé, dans un statu quo incertain.
Et puis, un triste jour, sur le chemin de la poste, j'ai découvert avec stupeur un panonceau "VENDU" apposé sur le portail de la maison d'Apolline. La mort dans l'âme, pendant plusieurs mois, j'ai guetté son retour sur les terrains. En vain.
Je savais qu'elle avait vendu sa maison de la région parisienne, sur un coup de tête, à la suite d'un différend avec son fils, m'avait-il semblé comprendre. Eh bien, l'oiseau était reparti, comme il était venu, sans crier gare.
Apolline était fantasque autant que séductrice. Je l'ai appris à mes dépens. Elle est la dernière en date de mes blessures. Une blessure qui ne se referme pas.
©Pierre-Alain GASSE, avril 2022.
* mène : chacun des allers-retours dans l'allée qui vont constituer une partie de boules. Deux, au minimum, douze au maximum.
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