Couper le cordon

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Ce devait être une intervention bénigne : j’étais venu pour une simple appendicite.

Pourtant, quand je me suis vu me dissocier de mon corps et m’élever dans les airs sous une forme éthérée, j’ai compris que l’opération avait mal tourné.

Je surplombe maintenant mon enveloppe charnelle, relié à elle par un fin cordon argenté. Mon nouveau corps est transparent, je peux voir au travers et me sens léger comme une bulle de savon, je flotte dans l’air. En-dessous, les deux infirmières semblent très contrariées en examinant le trou béant dans mon abdomen. Sans un mot, le chirurgien se dirige vers un appareil médical qui émet un long bip monotone, l’éteint, puis entreprend de me recoudre le ventre. Dès qu’il a fini, il retire ses gants en latex, se masse le cou, perplexe, et saisit un dossier où il dépose quelques mots que je ne parviens pas à lire. Certainement l’heure de ma mort et la cause de mon décès. Puis ils quittent la pièce tous les trois, me laissant seul avec moi-même.

Je m’observe un long moment. Ainsi, c’était donc vrai, toutes ces histoires d’expériences hors du corps. La décorporation, l’âme qui s’élève dans le ciel, se contemple quelques instants, et s’en va pour un endroit que je ne vais pas tarder à découvrir. Le purgatoire ? Le paradis ? Une autre vie, ailleurs ? Une réincarnation, sur cette terre ?

Le mystère reste entier pour le moment, car je me contente de tutoyer le plafond.

C’est une sensation étrange que de se voir d’en haut. Ce n’est pas une perspective habituelle. Je me trouve plutôt petit, allongé sur le lit d’hôpital. Visage serein, yeux clos, ventre à l’air. Sans me vanter, je suis assez beau, dans la mort. Apaisé. Avant de mourir, j’étais d’un naturel nerveux, mais il semble que mon mauvais caractère soit resté en bas : je ne ressens aucune colère contre ce médecin incompétent, je suis même surpris de ne pas être étonné de ce qui m’arrive. Je me sens merveilleusement bien, comme délivré des souffrances terrestres. Mon lumbago ? Oublié. Mon cor au pied ? Un mauvais souvenir. Mon ex qui me harcelait de textos et d’appels nocturnes ? Je n’en entendrai plus parler. Mon boulot de merde ? Ce sera sans moi, à présent. Je suis délivré. Tout paraît si simple maintenant. Et dire que j’avais peur de la mort ! À la réflexion, la seule chose qui me retenait de quitter ma petite vie étriquée, c’était la peur de mourir. Maintenant que je sais ce qui se passe après, quel soulagement !

J’ai envie de m’élever dans le ciel, dépasser ce plafond, découvrir la ville d’en haut, voler comme un oiseau, ça vit d’air pur et d’eau fraîche, un oiseau. Mais là, quelque chose empêche l’oiseau d’aller plus haut.

Ce foutu cordon trop court.

Les minutes s’égrènent, je commence à trouver le temps longuet, lorsque mon cordon d’argent se tend brusquement. Je parviens à résister tant bien que mal. Mon corps “physique” est parcouru de spasmes de plus en plus intenses, puis il entre dans une spectaculaire danse de Saint Guy qui fait trembler les instruments médicaux dans leurs récipients en fer. Au bout de quelques instants, il se fige enfin. Puis se redresse tout à coup, ouvre les yeux. Des yeux fixes et entièrement recouverts d’un taie blanche. Mon cadavre se lève de son lit puis émet un hurlement sinistre et guttural. Je ne me reconnais plus. Je ne me trouve plus très beau.

Je l’appelle, mais il ne daigne pas lever la tête vers moi.

Le fil d’argent qui me retient à lui me condamne à le suivre dans ses déplacements. C’est ainsi que je me retrouve au milieu du couloir de l’hôpital, à constater que mon corps se rue sur le personnel soignant pour planter ses dents dans leur cou.

En quelques instants, le corridor se transforme en couloir de la mort. Des cadavres jonchent le sol… en même temps que des corps éthérés éclosent au-dessus de chacun d’eux, plop plop plop, s’élevant dans les airs en formant une forêt serrée de fils entremêlés.

En haut, la surpopulation se fait sentir. Toutes ces âmes retenues sous le plafond semblent perdues, emportées par une monture qu'elles ne montent pas vraiment. Les fils forment des noeuds, les âmes se traitent d’ectoplasme, s’embrouillent. C’est le chaos, là haut.

En bas le spectacle est pire encore : des corps se relèvent et se dévorent entre eux à présent. Des zombis ! Dans la mêlée, j’ai même des difficultés à voir le mien, même si je le sens vigoureux et très actif sous mon cordon tendu. Un vrai capharnaüm, des hurlements d’effroi, des cris de rage, des pleurs, auxquels vient bientôt s’ajouter le claquement des balles de la police qui veut probablement mettre fin à ce bordel sans nom.

Des têtes éclatent, des corps s’effondrent, des cordons se rompent, des âmes sont libérées et passent au travers du plafond, comme les ballons gonflés à l’hélium que les enfants laissent s’échapper dans les fêtes foraines. Moi, je reste toujours attaché au mien qui, faisant fi des balles, se rue sur les policiers, les mord à la gorge, fait éclater leur carotide, avale goulûment le sang épais qui coule à flots. J’ai honte de me voir dans cet état, j’aimerais me désolidariser de lui, couper le cordon, mais je ne fais que subir. Je n’assume pas, mais alors pas du tout, les actes de mon alter ego monstrueux.

Une fois la voie libre, mon “boulet” finit par sortir de l’hôpital, titubant mais debout, le corps totalement criblé de balles.

L’air frais vient titiller ma peau translucide, c’est piquant et délicieux à la fois.

Dehors, je ne peux que constater le spectacle pathétique qui s’offre à moi : mon corps dévore tout ce qui bouge, incluant les animaux. Des petits ectoplasmes de chats, d’écureuils, et de chiens, s’envolent et se joignent à l’interminable file de fantômes en partance pour l’au delà.

Mon fardeau et moi-même entamons ainsi une longue errance qui n’est pas sans rappeler celle de Frankenstein. Nous cheminons jour et nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente, battant la campagne, semant la mort sur notre passage, attaquant les forces de l’ordre lorsqu’elles cherchent à nous arrêter. Je détourne les yeux autant que je le peux, en espérant une seule chose : la délivrance.

La cavale pathétique s’achève enfin lorsque mon binôme est brutalement stoppé par une escouade lourdement armée. Pour être honnête, j’aurais préféré qu’on lui loge une balle dans le crâne, qu’on en finisse une fois pour toutes et que je puisse m’en aller en paix, mais une fois de plus, je n’ai pas mon mot à dire.

Nous sommes enfermés dans une salle hautement sécurisée, je me retrouve à nouveau sous un plafond. Mon corps enchaîné quant à lui percute les murs molletonnés en poussant d’affreux borborygmes, m’entraînant avec lui dans sa danse macabre.

Une personne en combinaison renforcée pénètre dans la pièce et injecte un produit dans le bras de ce patient fort impatient.

Mon corps physique s’avachit d’un seul coup.

Mon cordon se tend.

De plus en plus.

Je tente de freiner. Malgré tous mes efforts, je suis contraint de réintégrer ce corps qui me fait honte et me répugne. J’étais captif, dehors, me voilà prisonnier, dedans, la belle affaire...

Ça y est, je sens mon lumbago. Mon cor au pied s’est réveillé. Avec tout un tas de douleurs supplémentaires, probablement dues aux balles qui m’ont perforé pendant ma chevauchée mortelle.

Je reste ainsi en observation pendant plusieurs jours. Des infirmières se relaient pour me prodiguer des soins, je me laisse faire mais détourne honteusement le regard, il est trop difficile pour moi d’assumer le monstre que j’ai été.

Une fois totalement rétabli, la porte de ma chambre s’ouvre sur un petit homme. Dans l’entrebâillement, je crois distinguer mon ex qui attend. Je frémis.

  • Bonjour, Monsieur Berthier. Je suis le juge qui va instruire votre affaire. Vu votre état, j’ai préféré me déplacer.
  • Bonjour, Monsieur le Juge.
  • Les médecins ont affirmé que vous n’étiez probablement pas conscient lors de votre maladie, je pense donc qu’il est bon de vous donner quelques éclaircissements : il y a trois ans…
  • Trois ans !
  • Oui, trois longues années... Vous avez contracté un virus d’un genre inconnu, qui a déclenché chez vous un comportement extrêmement agressif et meurtrier. Vous étiez le patient zéro. La maladie s’est propagée au travers de la population par le biais des morsures, entraînant une véritable pandémie. Nous ne pouvons dénombrer les victimes que vous avez causées directement, mais indirectement, le nombre total de morts est supérieur à trois-cents millions. Tous les continents ont été touchés. Mais vous, vous avez survécu. Des chercheurs ont finalement trouvé un antidote, et l’armée vous a capturé.

Un juge qui vient pour m’annoncer que j’ai tué des gens… Je crois avoir bien compris où il veut en venir, et ça me convient plutôt bien, je suis fatigué de cette vie. Je demande, avec espoir :

  • Donc vous êtes venu me dire que j’encours la peine de mort, c’est ça ?
  • Vous savez très bien que la peine de mort a été abolie il y a bien longtemps, Monsieur Berthier. Compte tenu du fait que vous ne serez probablement pas jugé responsable de vos actes…
  • Je vais être libéré ?
  • Laissez-moi finir… Et attendu que nous ne pouvons pas vous remettre en liberté par respect pour les familles des nombreuses victimes - et pour votre propre sécurité bien entendu - vous encourez donc une peine d’internement à perpétuité.
  • La prison à vie, donc ?
  • Oui. Ah, j’oubliais de vous dire quelque chose. Les médecins m’ont également informé d’un élément tout à fait inhabituel. Vous êtes le seul malade à avoir survécu. Au syndrome d’une part, mais aussi aux balles. Ils ont effectué de nombreuses analyses et observé que le virus à modifié en profondeur vos cellules. C’est assez complexe, mais pour simplifier, vous êtes devenu immortel, monsieur Berthier.

Immortel. Pendant une éternité, je resterai prisonnier de mon corps, prisonnier entre quatre murs, prisonnier de ma vie, moi qui aspirais à rejoindre le ciel. Quand pourrai-je couper le cordon ?

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