Au nom du ciel [2/9]

7 minutes de lecture

   Il y avait tant de monde ! Lysa percevait les émotions de chacun dans un étrange mélange de joie, d’appréhension, de plaisir, de célébration et de bienveillance. Les siennes se mêlaient au mesclun dans une communion spirituelle puissante. S’accoutumant aisément à cette sensation salvatrice, elle continua d’avancer jusqu’à ce que Jorangu leur signifia de s’arrêter.

  Les prêtresses de Sofine s'inclinèrent une fois leur devoir accompli puis rebroussèrent chemin. Le silence remplaça les derniers échos de clochettes. Balayant l’assemblée du regard, Lysa fit face à de nombreux visages accueillants. Elle sourit finalement à son père avec sérénité, prête à passer à l’épreuve suivante. En revanche, ce qu’elle perçut dans son regard la troubla.

  Jorangu voulait croire que la vie de son enfant s'écoulerait au rythme des saisons et des rites dans l'enceinte paisible du Panthéon. Ce dernier ne connaissait ni les guerres ni les turbulences parce que les dieux protégeaient ce lieu et ses habitants depuis des millénaires. Fort de cette conviction, un frisson lui fit tout de même redouter de sombres événements à venir. Un pressentiment de la même sorte que celui qui avait précédé la mort de sa tendre Iris. La tristesse ternissait son esprit quand il croisa le regard de son trésor adoré.

  Sur une impulsion, Jorangu réduisit la distance qui le séparait de sa fille et se permit une brève interruption. Il lui attrapa les mains et lui rappela en la regardant dans les yeux :

 « Une fois que tu as formulé tes vœux, tu ne peux plus revenir en arrière. En es-tu consciente ?

 — Je le suis.

 — Es-tu bien sûre que c’est ce que tu veux ?

 — Oui. »

  Lysa lui répondit franchement, sans hésitation. Toutefois, l’insistance de son père paraissait étrange. Il s’était montré si enjoué à l’annonce de son sacrement, pourquoi doutait-il en cet instant ? Elle regretta aussitôt de s’être posé la question. Une vision s’imposa avec violence. Lysa vit son père pleurer à chaudes larmes. Effondré sur le sol, il hurlait, perdu dans sa détresse. Mal rasé, abattu, il n’avait plus rien de l’homme joyeux qu’elle connaissait.

  La brièveté de la vision future, aussi vive qu’un éclair, passa inaperçue. Comme si rien ne venait de se passer, Jorangu recula en dissimulant un soupir, initia la cérémonie et bénit la novice. L’huile rouge laissa un trait vertical sur son front. Leurs regards se croisèrent de nouveau. L'amour qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre était fort, même si quelque chose de plus puissant encore les séparait à cet instant : la foi. Lysa percevait la tristesse derrière la fierté de son père sans savoir ce qui le soulagerait. Elle comprit finalement quand une prêtresse le félicita en comparant la novice à sa mère. Lysa réalisa à contretemps qu'elle suivait les pas de sa génitrice et soumettait son père à une douloureuse vision de déjà-vu. Craignait-il qu’elle abrège sa vie de la même façon ?

  Lysa n’était plus très sûre que sa récente vision soit à propos d’un avenir proche. Il était plus probable que cela soit une bribe du passé de son père. Le décès de sa mère ne les avait pas touchés de la même façon. Lysa était très jeune quand elle était partie pour les Trois Portes.

 « Tout va bien se passer, père, lui chuchota-t-elle tendrement. Soyez en paix. »

  Jorangu lui sourit mais le cœur n’y était plus. Il pressa gentiment la main de sa fille chérie. Lysa était si douce, si prévenante. Pourtant, elle ne lui appartenait plus. Elle avait fait son choix. Un murmure lui échappa.

 « Je t'aime. »

  Lysa porta la main de son père à ses lèvres et y déposa un pieux baiser. Jorangu se reprit en main et ouvrit la serrure de la Porte-Monde. Un silence profond s’abattit sur le regroupement quand les battants s’écartèrent d’eux-mêmes. La solennité de l'instant leur fit joindre les mains en prière. Puis les premières notes du chant du Sacrement initièrent le mouvement vers le cœur du sanctuaire. Lysa demeura muette et fut la dernière à pénétrer l’édifice sacré, l’esprit libre de toute peur.

  De l’extérieur, le sanctuaire ressemblait à une simple tour ronde aux tuiles verdies par la mousse. Vingt personnes auraient pu en faire le tour en se donnant la main. À l’intérieur, de l’autre côté des portes, Lysa fut surprise de découvrir que le plafond culminait à plus de trente mètres de haut, et que deux cents personnes auraient pu s’allonger en étoile sur le sol sans se toucher.

  Son regard se perdit sur la multitude et la richesse des détails. Le sol était couvert de tableaux de mosaïques colorées. Dix statues colossales remplissaient chacune une alcôve illustrée des mythes de chaque divinité. Des vitraux jetaient sur les murs des arcs-en-ciel à toute heure du jour. L’histoire d’Argilia s’inscrivait sur chaque pan de mur. La beauté des lieux la saisit et la rendit muette d’admiration. Jamais son imagination n’aurait pu dépeindre une telle merveille. L’éloquence des Écritures paraissait bien fade face à la réalité.

  La fermeture des lourdes portes ramena la novice au déroulement de la cérémonie. Lysa devait rester concentrée. Elle avança à pas lents, le regard droit. Motivée par les chants, elle marcha jusqu’au centre de la salle et s’immobilisa sur le symbole du soleil, dans le tableau de la création. Les Mestres de chaque temple s'arrêtèrent au bord du cercle, formant une ronde autour d’elle. Le chant s’acheva et chacun prit son voisin par la main. Leurs habits perdirent leurs teintes caractéristiques pour s’unirent dans la pureté d’un blanc éclatant.

  Il ne se passa rien pendant quelques secondes, puis l'astre solaire s’aligna parfaitement avec la rosace de la coupole. Le rayon de lumière baigna Lysa de toute son intensité. La réverbération sur les tissus immaculés accentua la luminosité de la salle et l’éblouit légèrement. Lysa ferma les yeux pour se recueillir et faire le vide dans son esprit.

  Pendant ce temps, les religieux s’agenouillèrent pour accomplir les rites : durant de longues minutes, ils récitèrent des mantras, lièrent leurs énergies afin de les renforcer, prièrent les dieux d’entendre leurs voix. La respiration de Lysa s’accéléra. Elle percevait la puissance de leurs énergies combinées. Elle se laissa transcender, nourrir et choyer. Elle se sentait si petite et si grande à la fois. Lysa n’avait jamais ressenti cela auparavant.

  Lorsque le passage entre les mondes s’ouvrit, la lumière se solidifia en rubans étincelants. Ils voltigèrent autour de Lysa avant de se réfugier dans les sculptures divines qui brillèrent du même éclat. Ses lourds vêtements de cérémonie, inondés d’énergie astrale, furent remplacés par une longue robe verte, d’une toile délicate, légère comme les voiles d’une nymphe, agrafée aux épaules par des broches d’or. Ce présent lui assurerait de ne jamais souffrir de la chaleur ni de la froideur. Sa taille fut ceinturée d’un métal sculpté des symboles divins qui lui étaient affiliés, et ses pieds furent chaussés de sandales qui ne s’useraient jamais. Ainsi l’ornèrent les dieux dans leur grande générosité.

   À la grande surprise de Jorangu, toutes les statues avaient réagi à leurs prières. Être désignée par les dix dieux majeurs était une charge extrêmement lourde. Toutefois, il savait que sa fille ferait son devoir avec honneur et dévouement. Même si, dans le même temps, il ne pouvait s’empêcher de craindre pour son avenir. Aucun religieux actuel ne se trouvait dans cette situation. Seules les Écritures narraient des événements similaires et ces derniers appartenaient aux heures sombres de ce monde. Cela ne présageait rien de bon.

  La ronde de religieux fut brisée pour accueillir la nouvelle prêtresse. Le passage entre les mondes se refermerait naturellement quelques minutes plus tard. En attendant, les mestres se répartirent dans le sanctuaire et s’installèrent devant le petit autel au pied de chaque statue. Ils entonnèrent alors la Louange pour clore la cérémonie.

  Tout lui semblait si irréel. Lysa se sentait forte d’une énergie nouvelle et pourtant aussi fragile qu’un nouveau-né. Les voix résonnant dans la grande salle la faisaient vibrer. Les religieux lui tournaient le dos comme si c’était terminé. Pourtant, elle avait la certitude qu’ils avaient tort et que la cérémonie allait prendre un autre tournant. Elle ignorait comment et pourquoi, mais elle le savait.

  Le chant s’acheva sur une note grave qui résonna quelques secondes avant de s’éteindre. Le grand-mestre rejoignit la nouvelle prêtresse pour la guider d’un autel à l’autre. À son tour, elle devait faire une offrande à chaque dieu l’ayant prise à son service.

  Les rites accomplis, Lysa retourna au centre du tableau de la Création, toujours accompagnée de son père. De retour sous le passage qui ne s’était pas encore refermé, Jorangu prit les deux mains de la nouvelle prêtresse entre les siennes et écouta la voix divine. Quand on choisissait de dédier sa vie aux dieux, ils renommaient leur serviteur selon leur volonté. L’un des rôles du grand-mestre était de tendre l’oreille aux messages divins. En homme simple, Jorangu ne se servait de ce don qu’à l’occasion de la nomination des nouveaux membres de l’Ordre, il n’avait jamais eu l’âme d’un grand prédicateur.

 « Toi qui par ton dévouement as choisi de servir et guider, tu porteras dès à présent le nom de sœur Astralia. Que la paix et la foi guident tes pas !

 — Que la lumière éclaire ton chemin, sœur Astralia ! »

   La jeune fille sourit à son père par réflexe après la réponse automatique des doyens. Jorangu serra fort ses mains en retour. Son vœu le plus cher venait de se réaliser. Habillée du vert d’Etinon, elle travaillerait à répandre le Savoir et à éduquer les populations. Elle servirait le bien commun. Une nouvelle vie commençait. Tout s’était finalement terminé sans accros. La cérémonie se clôturerait par un repas au réfectoire puis une prière. Enfin, chacun retrouverait ses quartiers avant que le quotidien reprenne son cours.

  Du moins, c’était ce qu’il croyait. Astralia sentit venir l’instant fatidique et leva la tête vers le passage entre les mondes. Les statues brillèrent soudainement d’un éclat vif et un éclair aveugla toutes les personnes présentes dans la salle.


Ж

Annotations

Vous aimez lire Siana Blume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0