Au nom du ciel [7/9]

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  Une dizaine de jours après son retour à la civilisation, la Sainte reçut une visite dont elle se serait bien passée. Alors qu’elle fermait les volets de papiers du pavillon avec l’aide de deux religieuses, elle sentit qu’on l’observait. Astralia se concentra sur cette impression puis repéra l’intruse. Avec douceur, elle congédia les deux aidantes puis rouvrit un volet pour faire entrer la visiteuse. Plus vite elle s’en débarrasserait, plus tôt elle pourrait reprendre ses leçons nocturnes.

   La dame d’un âge avancé pénétra dans le pavillon avec précaution. Elle ne semblait pas sereine. Les yeux vifs, elle ne fixa son regard sur la Sainte qu’après s’être assuré qu’elles étaient seules et que la zone était sans danger.

  Astralia attendit patiemment que sa grand-mère daigne lui annoncer ce qui l’avait obligée à quitter son refuge des montagnes castanes pour venir se mouiller sur les terres sableuses de Fluvie. Certes ce silence tendu lui permit de remarquer qu’Inhaza ne portait plus les habits de l’Ordre comme dans son souvenir, mais une simple robe beige sous un tablier rouge. Son seul bijou était une broche d’or. Une rose. La bannière du clan maternel. Se fixant de nouveau sur le visage de son aïeule, Astralia nota que de nouvelles rides l’enlaidissaient et que les nombreuses années sans se voir ne l’avaient pas rendue plus aimable.

  Elle se remémora le dernier événement qui les avait réunies. Astralia se souvenait encore mot pour mot de la dispute qu’elle avait surprise entre sa grand-mère et son père juste après les funérailles de sa mère. Jamais la jeune fille ne lui pardonnerait ses paroles quand bien même elles avaient été dites sous le coup de la colère. Rien ne justifiait d’abattre un homme déjà blessé par la perte d’un être cher.

  Une fois rassurée, Inhaza fit face à sa petite-fille et prit la parole.

 « Bonsoir Lysa.

 — Que puis-je faire pour vous ? répondit la jeune fille sans cacher son amertume.

 — Je suis venue répondre au lien de sang. Il est temps pour toi de rejoindre le clan.»

  Astralia pencha la tête, méfiante, les mains sagement croisées devant elle. Se pouvait-il que ce soit là le signe tant attendu pour son départ ? Pourtant, il n’avait nullement été question d’un accompagnement. La Sainte fixa Fonaï, couché sur une étagère, semblable à un livre ordinaire quand elle n’était pas seule. Inhaza aurait-elle été missionnée pour l’escorter vers le point de convergence d’où elle devait lancer son appel ? Fonaï ne lui répondrait pas si elle le questionnait dans l’immédiat. Hésitante, Astralia demanda des précisions.

 « Pourquoi vous suivrais-je ? Ma place est ici.

 — Je suis venue t’offrir la protection des Vieilles-Mères.

 — Pourquoi maintenant ? N’aviez-vous pas dix ans pour faire le déplacement ? Il me semblait que le voyage n’était pas si long.»

  Astralia était sur la défensive. Elle s’était fermée, les bras croisés contre son ventre. Elle avait appris tout ce qu’il était possible sur le Clan de la Rose. Cela avait été sa façon de rester proche de sa mère par-delà la mort. Toutefois, Astralia n'avait jamais eu d'affinité avec sa grand-mère acariâtre.

  Inhaza prit une profonde inspiration et laissa tomber ses grands airs mystiques pour un ton plus intime et compréhensif. Une attitude qui n’était pas familière à la jeune fille.

 « Écoute, je sais que nous ne sommes pas en bons termes, que je n’ai pas été présente au moment où tu en avais besoin. Je comprends les raisons de ta colère autant que je les redoute. Alors, je t’en prie, prends le temps de vraiment m’écouter. Tu ne dois pas rester ici. C’est dangereux pour toi. Il y a dix ans, j’ai laissé Jorangu décider à ta place. Tu étais trop jeune pour comprendre, nous avons choisi hâtivement, je le regrette encore. Mais aujourd’hui, tu es en âge de comprendre. Suis-moi. Rejoins la Rose. Nous te protégerons. Nous y sommes préparées.

 — Me protéger de quoi ? Je ne compte pas m’offrir en sacrifice si c’est ce que vous craignez.

 — Tu ignores encore tellement de choses. Allons, suis-moi. Nous t’expliquerons tout. »

  Perdant patience, la vieille dame tenta de prendre sa petite-fille par le bras. Cette dernière s’esquiva avant qu’il n’y ait le moindre contact et prit ses distances.

 « Pourquoi tant de hâte ? Que redoutez-vous ?

 — Je t’expliquerais en chemin. Je t’en prie ! Partons. Ils ont déjà dû le prévenir. »

  Inhaza attrapa l’épaule d’Astralia sans se douter de ce qu’il se produirait. L’aïeule redoutait tellement la répétition des événements passés qu’elle ne pensait qu’à ce qui tua sa fille. Elle pensait si fort à son Irys qu’Astralia fut frappée de plein fouet par une vision.

  Le chagrin et la colère de son aïeule la subjuguèrent. Astralia sentit les larmes glisser le long de ses joues tandis que son esprit revivait la douloureuse disparition de sa mère. La scène se déroula rapidement, mais tout lui apparut clairement. Des bribes la marquèrent particulièrement quand les événements remontèrent au-delà de ses propres souvenirs. Une conversation antérieure au sacrifice d’Irys. Une dispute marquée de remords et de culpabilité pour Inhaza.

*

« Ils ont remonté ma trace, Irys. S’il parvient à t’atteindre, tu seras obligée de te cacher jusqu’à la fin de tes jours. Les Anciennes peuvent nous accueillir et nous protéger de lui.

— Je ne laisserai pas Lysa tomber entre leurs mains. Le voyage serait trop dangereux pour elle. Tu l’as vu, tout comme moi. Elle doit rester ici et je dois mourir.

— Ne fait pas ça…

— Si je disparais, ils la laisseront en paix.

— Rejoins le sanctuaire…

— Non ! Elle doit grandir sur les terres de Naga. C’est ici que tout doit commencer.

— Je la ramènerai en temps voulu, je te le promets…

— Non, Maman. Tu refuses l’évidence et tu cherches à résister. C’est inutile. Ce qui doit arriver, arrivera. Autant faciliter les choses et éviter la mort de centaines d’innocents… »

*

  Le cadre changea dans un tourbillon d’images. Astralia voyait tout, ressentait tout, sa conscience élevée à un degré qu’elle n’aurait jamais pensé atteindre un jour. Elle revécut une autre dispute familiale. Son père était présent cette fois-ci.

*

« Ne fais pas ça. Pense à Lysa…

— C’est pour elle que je le fais. Nous devons la préserver… J’accepte mon destin si cela doit protéger notre fille.

— Irys, je t’en supplie, pas comme ça. Inhaza ! Dites quelque chose…

— Elle refuse de m’écouter.

— Irys, je t’en prie…

— Je vous aime… Répétez-le tous les jours à mon bébé… Ma fleur de lys…»

*

  Sanglotante, Astralia reprit pied dans la réalité et bascula en avant. Inhaza la rattrapa et la serra dans ses bras pour la réconforter. Elle avait conscience que sa petite-fille venait d’apprendre l’horrible vérité sans aucune préparation. Astralia repoussa vivement la vieille dame.

 « Maman s’est sacrifiée pour me protéger… Pourquoi m’avoir caché la vérité ? Pourquoi m'avoir bercée d'illusions ? »

  Astralia se figea, sa colère étouffée par son raisonnement. Si sa mère avait tenu si fort à faire barrage, de qui avait-elle tenté de la protéger ? Ou de quoi ? Quel danger redoutait-elle au point de donner sa vie pour préserver la sienne ? Pensive, Astralia se détourna de sa grand-mère. Etinon lui avait parlé du Naga et du don qu’il avait légué à ses descendants. Est-ce que toute la branche maternelle de sa famille était concernée par ce pouvoir particulier ? Astralia fit face à Inhaza avec détermination.

 « Pourquoi êtes-vous venue ? Pourquoi seulement maintenant ? Dites-moi la vérité. »

  Inhaza soupira et déblatéra, gesticulant comme une enfant prise en faute. Astralia ne reconnaissait pas la vieille femme stricte qui la gardait dans ses jeunes années, avant qu’elle ne commence son noviciat.

 « Tu as été élevée au rang suprême. Maintenant il va savoir où tu es. Le monde entier va savoir que tu existes. La nouvelle se répand tellement vite. J’aurais tant voulu que cela ne tombe pas sur toi. Depuis que je suis enfant et que je sais à quelle lignée j’appartiens, je prie pour ne jamais connaître le moment fatidique où l’appel sera lancé. J’ai été punie, Lysa ! À souhaiter ne pas avoir à assumer cette responsabilité, j’ai perdu mes deux filles. Et je vais probablement te perdre toi aussi. Tout ce qui t’attend, c’est la mort. Je l’ai vu le premier jour. Dès que je t’ai tenue dans mes bras pour la première fois, j’ai vu ta mort. Si tu savais comme j'ai pleuré. Les visions s’estompent peu à peu avec l’âge, à partir du moment où le Don est transmis à la génération suivante, mais nous continuons de discerner le destin des personnes qui nous sont proches. La vision te concernant était limpide à ta naissance. Irys et moi avons tout de suite su ce qui t’attendait, mais nous étions tenues au secret. Le Don de notre lignée est une malédiction ! »

  Astralia hocha lentement la tête en acceptant ces faits. Depuis qu’elle était enfant, elle était capable de prédire les événements, les accidents, les rencontres, les naissances et les décès. Elle savait par exemple que son père mourrait de vieillesse à l’âge honorable de quatre-vingt-deux ans, après s’être remarié avec Tala. Inhaza continua son monologue, insistant sur la dangerosité qu’il faudrait affronter. Elle espérait ainsi convaincre Astralia de la suivre.

 « Le mal contre lequel nous luttons est partout. Il est comme une maladie qui ronge et rampe, prenant le contrôle de tous les esprits. Certaines terres sont encore protégées de son emprise mais pour combien de temps ? Dans les montagnes, les Vieilles-Mères protègent le clan. Tu seras en sécurité là-bas. Ici, les fils d’Atimon te trouveront et te tueront. Tu es une menace pour Lui.

 — Si je viens avec vous, qu’est-ce que cela changera ?

 — Nous avons un sanctuaire dans les montagnes. Le mal ne peut pas nous y atteindre. Les Anciennes y veillent nuit et jour. Il n’y a pas d’endroit plus sûr.

 — Mais ce n’est pas ma place.

 — Je ne veux pas te voir courir à ta perte.

 — Vous savez ce qu’il se passe quand on cherche à éviter son destin. Cela perturbe le cosmos et crée des discordances. Pour y remédier, la Déesse-Lune secoue la toile et remet les choses à leur place. Et ce n’est jamais sans conséquence. Je refuse d’avoir ceci sur ma conscience.»

  Inhaza soupira, désarçonnée. Astralia avait raison, évidemment. Aucun mortel ne pouvait lutter contre son destin. Égoïstement, la vieille dame avait longtemps prié pour que la Grande Union ne naisse pas au cours de sa génération. Elle mesurait le poids de ces paroles en cet instant. Sa vie avait été épargnée, mais sa petite-fille recevait le poids de cette responsabilité. Elle était condamnée à être témoin des combats à venir. Si l’Histoire vantait la noblesse d’appartenir à la belle famille des héros, elle n’évoquait jamais le fardeau des pertes et des sacrifices.

  À voir sa petite-fille prête à accomplir sa mission, quitte à déplacer des montagnes et réaliser l’impossible, Inhaza fut partagée entre la fierté et le désespoir. Astralia avait la force nécessaire pour réaliser des miracles, une force qui lui avait fait défaut à son époque, et une volonté de fer. Un sourire visita ses lèvres le temps d’une pensée pour Irys, qui avait accompli son devoir contre l’avis de tous, parce que c’était ce qu’il fallait faire. Astralia avait hérité ce trait de caractère. Pour un bien ou pour un mal, seul le temps le dirait.

  Astralia demeura droite face à son aïeule jusqu’à ce que cette dernière s’en aille sans un mot. Après toutes ces confidences, Inhaza s’en retourna dans les montagnes avec le sentiment d’avoir échoué. Pourtant sa visite impromptue donna à sa petite-fille une motivation nouvelle. Son rôle n’était plus seulement de guider les Descendants vers le rassemblement et la réussite. Astralia poursuivrait l’œuvre de sa mère et celle de sa lignée. Ce combat était le sien.

  Au lever du soleil, après cette rude nuit, Astralia bâilla. C’était son premier signe de fatigue depuis son retour des Jardins Célestes. Elle n’avait pas dormi depuis ce jour-là, mais ne s’en était pas préoccupée outre mesure étant donné qu’elle occupait tout son temps par les prières ou les études. Elle s’en réjouit donc tandis que Fonaï s’en inquiéta. Il interrompit la leçon immédiatement et l’interrogea.

 « Quand t’es-tu sustentée pour la dernière fois ?

 — Je ne sais pas. Je grignote plus que je ne mange ces derniers temps.

 — C’est bien ce qu’il me semblait… Pourquoi je n'y ai pas fait attention plus tôt ? Suis-moi. »

  Il s’envola et elle se leva de l’autel-lit pour le rattraper. Ils traversèrent le pavillon puis la cour qui l’entourait. Astralia sourit avec légèreté jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il comptait lui faire quitter le Panthéon.

 « Hé ! Une minute ! Fonaï ! Je ne peux pas m’en aller comme ça. J’ai deux cérémonies à présider ce matin.

 — Ils exécuteront les rites sans toi. Tu as quelque chose de plus important à faire aujourd’hui.

 — Qu’est-ce qui est plus important que l’accomplissement de mes devoirs ?

 — Vivre ! Si tu ne te nourris pas convenablement, tu ne tiendras pas longtemps. La nourriture physique ne te suffit plus. Tu t’excuseras en rentrant. Dépêche-toi. Je ne suis pas en mesure d’évaluer combien de temps il te reste avant de décliner. »

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