De l'art de se faire remarquer [4/4]

9 minutes de lecture

  Le prince leva la tête de son livre et sourit à Joshua, l'un des membres de sa garde rapprochée. Fils de chevalier, les entraînements militaires n'avaient pas encore eu raison de sa beauté. Tobias l'aimait bien. Ils avaient eu l'occasion d'échanger quelques mots au cours de ses derniers mois d'enfermement. Joshua était à peine plus âgé que lui. Il n'était pas du genre à faire de l'excès de zèle. Il faisait simplement son travail en répondant de ses actes devant la reine. Le Dauphin se plaisait à croire qu'ils avaient des goûts en commun.

   Alors qu'il prenait son repas, le Dauphin ne cessa de jeter des regards à Joshua, solennellement au garde-à-vous à l'autre bout de la pièce. Plusieurs fois, leurs regards se croisèrent et le soldat hocha brièvement la tête. Une idée insensée germa dans l'esprit du prince. Tobias profita du changement de plat pour lui faire signe d'approcher. Sans un mot le brave soldat vint s'immobiliser à deux pas de lui.

  « Je vous veux dans ma chambre ce soir.

 — Comme il plaira à votre majesté. »

   L'ordre fut exécuté à l'heure convenue. Tobias se retrouva seul avec Joshua. Le Dauphin se mit en tenue de nuit et se glissa dans son lit. Puis il fixa le garde posté à côté de la porte. Fort heureusement, on lui avait laissé le choix de ses veilleurs de nuit. L'envie lui prit d'entamer une conversation informelle.

  « Pourquoi n'êtes-vous pas marié, Joshua ? Vous n'avez pas pu me répondre la dernière fois. Nous avons été interrompus.

  — Je n'ai pas... Je... »

   Pris au dépourvu, le jeune homme était surtout très gêné. Il déglutit péniblement en évitant le regard du prince. Très dignement, et respectueusement, Joshua reprit avec plus d'assurance :

  « Suis-je obligé de vous répondre, Votre Altesse ?

 — Rien ne vous y oblige. Je suis simplement curieux.

 — Pardonnez ma réticence, sire. Je ne suis pas très à l'aise avec... ce sujet.

 — Comment voulez-vous être à l'aise avec votre armure ? Détendez-vous un peu avec moi. La solitude commence à me peser. Je n'ai pas reçu une seule visite depuis que l'on m'a retiré le commandement des armées. »

   Le Dauphin quitta le lit, s'approcha du soldat et commença à défaire les accroches de sa cuirasse. Un peu plus perturbé par les actions du prince, Joshua lui saisit les mains avec douceur. Il était difficile de résister à un futur roi. Il prit une inspiration dans l'intention de répliquer poliment quand Tobias posa ses lèvres sur les siennes avec délicatesse. Joshua recula en rougissant et se retrouva dos au mur.

 « Altesse, je... Je ne mérite pas de telles attentions.

  — Est-ce que cela vous répugne ?

  — Non... Nous ne pouvons pas faire cela, c'est tout.

  — Personne ne saura. Les portes sont closes. »

   Joshua se laissa convaincre et relâcha les mains du prince. Tobias défit toutes les pièces de l'armure du soldat. Il lui retira sa tunique rembourrée puis sa chemise. Le prince s'arrêta un instant sur la toison brune de son torse puis l'embrassa une nouvelle fois. Cette fois-ci, son surveillant lui rendit son baiser.

  Enthousiasmé par sa réaction, le Dauphin attrapa les cordons qui fermaient son pantalon et l'attira vers son grand lit. Joshua demanda la permission de dénuder son partenaire altier et de prendre soin de lui. Tobias lui donna toutes les autorisations et garda le soldat dans son lit pour la nuit, et quelques autres.


Ж


  Un matin, la porte fut ouverte par la Reine-Mère. Ses salutations lui restèrent au travers de la gorge quand elle vit avec qui son fils partageait son lit. On lui avait rapporté certaines choses, mais elle n'imaginait pas que cela puisse être véridique. Choquée, elle cria :

  «Tobias-Argan Shahama ! N'avez-vous pas honte ? »

   Le réveil brutal fit jaillir Joshua de son sommeil. Nu, il tira le drap sur lui puis couvrit le prince de son mieux jusqu'à être interrompu par le Dauphin en personne.

 « Du calme, pas la peine de vous mettre dans des états pareils tous les deux.»

   Tobias se redressa sur un coude en ramenant des cheveux en arrière. Il rassura Joshua d'un sourire puis lui conseilla à mi-voix de se rhabiller pour reprendre son service. Il se tourna ensuite vers sa mère toujours en état de choc au seuil de sa porte.

  « Vous désirez me savoir en sécurité nuit et jour. Je ne fais que vous obéir, Mère.

  — Ce n'est pas ce que j'escomptais, rugit-elle la voix rendue plus aiguë par l'émotion.

 — Je le sais, Mère. Je cherchais juste à attirer votre attention, lui expliqua-t-il paisiblement. Je crois que c'est chose faite. Voulez-vous bien déjeuner avec moi ? Je souhaiterais m'entretenir avec vous. »

  Coupée dans son élan, Lizebeth hocha lentement la tête, ignorant les motivations de son fils. Ce dernier se leva, s'habilla simplement d'un peignoir puis invita sa mère à le suivre dans son salon.

  Autour d'une boisson chaude, Tobias prit le temps d'exposer sa situation et ses idées avec calme. Il tint compte des tenants et des aboutissants de la situation du pays dans un argumentaire clair et concis. La Reine-Mère prit toute la mesure du potentiel de son dernier né et le laissa finir sans l'interrompre. Le Dauphin termina sur une question qui prit la reine au dépourvu, une fois de plus :

 « Me laisserez-vous agir à ma guise tant que la situation le permet, sans restriction ni cage dorée ?

 — Je ne peux répondre franchement à cette demande, mon fils. Tout dépendra des circonstances, et...

 — Je ne suis pas aussi fragile que j'en ai l'air, mère. Je comprends vos inquiétudes à l'égard de ma personne suite à la disparition de mes frères. Toutefois, il faut que vous sachiez que je ne reculerai pas. Je vous demande la permission parce que j'ai foi en vous. Néanmoins, j'agirais selon ma conscience. Nulle autre que vous ne peut diriger ce pays. Je ferais le nécessaire avec les moyens à ma disposition pour assurer la légitimité de votre règne. Quant à cette guerre, ce n'est qu'une question de temps avant que les troupes aptanes ne se retirent par manque de moyens. Le pays est surendetté. Le roi consort n'a pas d'héritier légitime. Le peuple le sait et s'oppose violemment à son gouvernement. La situation à l'intérieur du pays est délicate. Cette guerre n'est qu'une pâle tentative de divertissement.

  — Cela fait douze ans que la révolte gronde à Aptan.

  — Depuis la mort en couche de la reine Léanor, n'est-il pas ?

  — C'est la déclaration officielle, mais personne n'y croit. Le roi consort désirait un fils pour changer les lois. Or, la lignée royale de la famille Neita est connue pour ne donner que des filles, comme celle des Shahama ne donne que des fils. La résistance aptane répand tant qu'elle le peut que la reine a sauvé son dernier nourrisson et l'a caché. Seulement, on aurait dû avoir des nouvelles de cet enfant depuis le temps. Cela demeure donc une rumeur. Les aptans gardent espoir en des jours meilleurs, mais ils se leurrent eux-mêmes. Je doute que Léanor ait eu le temps de faire quoi que ce soit avant de mourir.

 — Cela m'attriste.

  — Ne faites surtout pas l'erreur de plaindre vos ennemis, mon fils. Vous serez perdant tôt ou tard. J'ai affronté bien des batailles, fiez-vous à moi.

  — Je suis simplement ému par le sort des habitants qui ne font que subir les lois d'un gouvernement attiré par le profit.

 — Est-ce une façon détournée de me critiquer, Tobias ?

 — Loin de là. J'admire votre gérance, mère. »

  Lizebeth soupira puis reposa sa tasse de thé. Elle remercia son fils pour la conversation puis se retira pour réfléchir à tout ce que le Dauphin avait présenté. Malgré ses craintes de mère, elle reconnaissait la justesse de son analyse et la pertinence des solutions qu'il proposait. Elle réunit son conseil restreint et octroya à l'héritier les charges qu'il avait demandées. Le décret officiel fut affiché et Tobias posa la trame d'un état qui ne serait plus sous la simple régence de la Reine-Mère, mais bel et bien totalement gouverné par une reine à part entière.

Ж


  Quelques semaines plus tard, alors que ses plans se déroulaient jusque là comme prévu, Tobias reçut un billet discret lui donnant rendez-vous dans un coin peu fréquenté du palais. Suspicieux, Tobias s'y rendit armé et prêt à tomber dans un piège. Il tomba des nues quand il aperçut par l’entrebâillement de la porte, le soldat Joshua nerveusement posté au fond d'un salon peu usagé. Il faisait les cent pas devant la fenêtre en répétant des phrases sans parvenir à se fixer sur ce qu'il conviendrait de dire. Tobias ne l'avait jamais vu dans un tel état d'agitation, et les quelques mots qu'il percevait le rendirent nerveux. Joshua était toujours si droit et fier. Le Dauphin l'observa un instant avant de signaler sa présence avec toute sa grâce et son élégance altière.

 « Ainsi, c'était vous mon mystérieux rendez-vous.

 — Votre Altesse, répondit aussitôt Joshua en le saluant respectueusement d'une courbette. Je suis désolé de vous déranger aussi soudainement. J'ai longtemps réfléchi à la manière de procéder et je n'ai rien trouvé de mieux. Je vous prie de m'excuser.

 — Allons, ne vous en faites pas. Dites-moi ce qui vous chagrine. »

  Avec une certaine tendresse, Tobias rejoignit Joshua et lui caressa le bras. La nervosité du soldat monta soudainement. Il déglutit péniblement et se frotta les mains qui devenaient moites. Il trouva finalement le courage de parler.

 « Je ne souhaite plus partager votre lit, mon seigneur. N'y voyez pas de dégoût pour votre personne, j'ai apprécié chaque moment passé en votre compagnie, seulement...

 — Seulement vous avez été rétrogradé, acheva Tobias en soupirant, et l'on vous a attribué de nombreux quolibets fort peu gracieux. »

  Joshua fut surpris que le Dauphin soit au courant de ces bruits de couloir et baissa la tête. Il se sentait si peu digne des attentions du prince qu'il ne sut que répondre. Le prince s'éloigna et se détourna à moitié.

 « J'avais conscience du risque que je prenais, lui annonça calmement Tobias en perdant un peu de sa chaleur. Je suis navré que la faute soit retombée sur vous. Me pardonnerez-vous de ne pas vous avoir laissé en dehors de cette histoire ?

 — Si je puis dire le fond de ma pensée, Votre Altesse, je ne regrette rien. Seulement, compte tenu de mes... préférences, je ne vivais que pour faire une belle carrière au sein de l'armée royale. Or, on m'a retiré cet espoir et j'en suis blessé.

 — Avez-vous toujours ce désir ? demanda gravement le prince.

 — Bien sûr. C'est ce que je désire le plus au monde !

 — Dans ce cas, je ferais le nécessaire pour laver votre honneur. Et je vous laisserai en dehors de mes appartements, si c'est là votre souhait. »

  Débordant de reconnaissance, Joshua remercia le Dauphin avec solennité, le visage rayonnant à nouveau. Puis il prit conscience de ce que cela signifiait.

 « Suis-je banni de votre garde rapprochée, Votre Altesse ?

 — Un guerrier n'a pas à monter la garde dans une chambre, capitaine. Que cette guerre vous apporte la gloire que vous méritez. »

  Dignement, le Dauphin quitta le salon avec un sourire forcé. Il n'aurait pas supporté de rester plus longtemps. Comment avait-il pu s'amouracher d'un soldat ? Évidemment, il s'en était rendu compte trop tard. Il n'aurait pas pensé que cela le toucherait si profondément. Il avait baissé sa garde. Tobias soupira puis s'enferma dans son cabinet de travail le temps de reprendre contenance et d'éloigner le soldat de sa vie. Il tint sa promesse puis trouva un sujet sur lequel se focaliser.

  Sur son bureau, Tony lui avait laissé une note et listé les ennemis de la semaine. Les deux mois suivants, le Dauphin fit le nécessaire pour endormir la vigilance de ses détracteurs. Il donna des fêtes presque tous les soirs avec peu de membres afin de créer la convoitise, mit en place un système de tirage au sort, couplé à des invitations privées au mérite de chacun.

  La cour de Larfonie tourna ainsi au rythme des décisions du Dauphin jusqu'à ce qu'un assassin tente une mise à mort publique. Tobias intercepta lui-même le criminel, prouvant ainsi qu'il était plus fort qu'il ne le paraissait.

  Toutefois, suite à cet incident, la reine retira au Dauphin le bénéfice de ses avantages. Une grande dispute explosa entre la mère et le fils. Elle désirait l'enfermer de nouveau. Il refusait catégoriquement de se soumettre. La reine posa un ultimatum. Le prince répondit par une lettre d'adieu.

  Suivant ses propres idées, Tobias partit pour l'Université de Saltar où il demanda l'asile politique par crainte pour sa vie. Lizebeth fut contrainte de se ranger à sa décision malgré le réveil d'une vieille terreur.

 « Que les Dieux lui viennent en aide, je n'aurais jamais dû lui cacher la vérité. »

Annotations

Vous aimez lire Siana Blume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0