Un grain de sable dans l'engrenage [2/6]

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  Le palais de Vongak était une oasis de verdure, bâti sur un labyrinthe de tunnels, de grottes et de salles souterraines creusés dans la roche sur plusieurs niveaux. La pièce qui abritait le faux roi en ce matin d'été était éclairée par des feux qui brûlaient le long des parois, révélant des fresques religieuses représentant le Dieu-Taureau, la Déesse-Mère et la Déesse-Lune. Le jeune homme en connaissait chaque détail après des années de contemplations et d’observations attentives. Il avait toujours été fasciné par les mythes divins.

   Rappelé à l'ordre par un raclement de gorge, Talin se détourna des peintures rupestres et envoya rouler la tête du violeur aux pieds de son maître. Ce dernier siégeait avachi au milieu de peaux de bêtes. Les bras croisés sur la poitrine, le jeune capitaine attendit que le souverain autoproclamé réagisse. Vongak observa la tête de Tasib puis donna un coup de pied dedans pour l’éloigner de sa vue.

  « Est-ce une façon de me dire que tu préfères travailler seul ?

  — Les Ombres me suffisent. Elles sont efficaces et obéissantes.»

   Le regard du jeune homme se posa sur les cinq silhouettes qui avaient retrouvé leur place dans la fresque de Bélisoran derrière les flammes éclairant la pièce, puis il revint à son maître. Talin remarqua de nouvelles rides sur le visage ravagé de Vongak et s’en réjouit intérieurement. Le vieux perdrait bientôt tous ses pouvoirs.

  « Tu sais que je ne peux pas les invoquer trop souvent, geignit Vongak. Cela me fatigue de plus en plus. Les médecins ne comprennent pas pourquoi.

  — Pardonnez mon audace, maître, rétorqua Talin avec une soumission feinte. Peut-être pourriez-vous m'apprendre à le faire afin de vous soulager ?»

   Depuis plus de trois ans, Talin invoquait les Ombres et les commandait à la place du maître. Vongak dépensait son énergie inutilement, et s’affaiblissait, pour le plus grand bonheur du jeune homme qui n’aspirait qu’à le voir tomber.

  « Allons, je ne te reproche rien. Approche.»

   Talin s’exécuta en souriant en son for intérieur. Vongak éludait systématiquement la proposition. Pour lui, c’était le dernier moyen de pression qui lui restait sur ses hommes. Or, il ne possédait plus ce pouvoir. Le jeune capitaine avait repris le flambeau. Pas pour prendre sa place, non. Pour l’éliminer. Définitivement. Irrévocablement.

   L’assassin posa docilement un genou à terre et ploya l’échine devant le souverain de rien. Ce dernier ébouriffa les cheveux de Xaan comme s’il était encore un gamin en quête d’affection. Le soldat resta indifférent à la caresse. Cela dura un long moment. L’usurpateur couvrit son favori de compliments mielleux, lui promit un royaume de richesses et de plaisirs. Talin se força à demeurer stoïque alors qu’il n’avait qu’une envie : lui arracher le bras.

   Enfin, le maître mit fin aux funestes pensées de l’assassin en lui relevant le menton.

 « J’ai une dernière mission pour toi. Après cela, tu seras digne d’être mon héritier et d’accéder à tous les privilèges !»

   Un sourire poli s’étira sur le visage de l'assassin prodigue. En réalité, il jubilait d’atteindre son but. En devenant le seul homme de confiance de Vongak, Talin s’assurait de multiplier les occasions d'organiser sa mort pour qu'il disparaisse dans les pires conditions possibles. Xaan s’était tant battu pour être le meilleur de sa division, l'homme le plus craint de toute l'armée rouge, le seul à savoir maîtriser les Ombres, qu’il aurait été dommage de se précipiter sur la dernière ligne droite.

   Talin se mit au garde-à-vous et demanda l’objectif de la mission, parfaitement à l’aise dans son rôle d’exécutant.

  «Il me reste une dernière tribu à abattre avant de pouvoir étendre mon pouvoir à l'ouest. Nara a trop d'influence au conseil tribal. Les Spiritueux prévoient de s’allier aux Rocs et aux Pics avant de nous attaquer de front. Ce serait fort regrettable pour nous que cette alliance se concrétise. Débarrasse-toi des Spiritueux au plus vite.»

   Encore un génocide. Talin ravala sa haine pour Vongak. Les Spiritueux possédaient une dizaine de sources d’eau réparties dans la partie ouest du désert de Zorta. Ce qui couvrait un large territoire et faisait de cette tribu l’une des plus riches du pays. Vongak agissait comme un gamin capricieux pour obtenir ce qu’il voulait. C’était épuisant de ne pas réagir.

   Talin fut congédié et en profita pour se reposer un peu avant de préparer sa prochaine excursion. Seul dans la maison souterraine qu’il avait construite à l’écart du palais, il s’allongea sur sa paillasse et ferma les yeux. Cela faisait de nombreuses années qu’il ne dormait plus de façon naturelle. Il usa d’un sortilège pour régler son sommeil. Son repos terminé, l’assassin partit en reconnaissance.

Ж


  La tribu des Spiritueux était nomade et voyageait en différents groupes afin que la moitié de leurs oasis soient protégées en permanence. Il aurait été pratique de se déplacer à dos d’animal pour parcourir un tel territoire, mais Talin préférait de loin son propre mode de transport : la téléportation.

   Le jeune homme avait toujours possédé ce don. Ce pouvoir particulier s’était révélé à l’adolescence en même temps que sa magie. Xaan n’avait pas eu besoin d’apprendre à voyager : il avait su le faire d’instinct. La toute première fois, il lui avait suffi de penser à sa chambre pour s’y retrouver quelques secondes plus tard. Certes, le garçon avait été puni pour la désertion d’un exercice, mais par la suite il s’était fait un plaisir d’expérimenter son pouvoir et connaître ses limites. Ces dernières n’avaient évolué qu’en distance car le principe demeurait le même : il ne pouvait se téléporter dans un lieu que s’il le connaissait et en avait un souvenir ou une vision précise. Pour se rendre chez les Spiritueux, il lui faudrait donc se téléporter à vue jusqu’au territoire de la tribu. La fatigue occasionnée serait négligeable. Talin savait ménager ses forces.

   Lorsqu'il arriva en vue de la première oasis occupée, Talin détailla les tentes peintes à la recherche de celle du chef. Sans leur meneur, la tribu s'éparpillerait et l'effet serait le même que s'il avait abrégé la vie de toutes ces âmes innocentes. Au-delà de la moralité de cette décision personnelle, ce serait également un gain de temps et d'énergie.

   Sans s'approcher plus que nécessaire, l'assassin fit chou blanc aux cinq premières étapes de la route des oasis. Soit elles étaient vides, soit la troupe qui s'y trouvait n'était constituée que d'une ou plusieurs familles sans importance. Il passa donc son chemin sans se faire repérer.

   Quand il parvint à l'étape suivante, couché derrière l'arrête de la plus haute dune qu'il avait pu trouvé, il fut surpris de découvrir un large espace regorgeant de vie. C'était à coup sûr leur lieu de vie principal. De petites architectures en terre régulaient l'apport en eau et il observa même quelques cultures prospères. Xaan n'était pas vraiment arrivé du bon côté. Il distinguait quelques morceaux de tentes peintes mais rien qui puisse vraiment le renseigner.

   Il chercha alors un autre point d'observation. Il se téléporta derrière d'autres dunes puis se coucha quand il trouva l'endroit parfait. L’assassin prit le temps de recenser la population à l’aide de sa vue améliorée par un peu de magie. Une cinquantaine de personnes vivaient là. Ce fut tout ce qu'il put voir avant que les effets secondaires de son sort ne se fassent sentir. Le trop plein d’informations lui donna la migraine. Talin rompit son sort et ferma les yeux un instant pour se reposer.

   Le vent souleva du sable qui lui griffa le visage. Talin releva la tête avec méfiance. Des nuages secs s’élevaient au loin. Une tempête désertique ne tarderait pas à balayer les environs. Il estima qu’il avait entre quatre et cinq heures avant que l’oasis des Spiritueux ne soit touchée. Il lui faudrait donc être efficace et rentrer au domaine de Vongak avant cela. L'assassin devait vite localiser sa cible.

   Un mouvement à la périphérie de son regard le ramena à l’oasis. Une silhouette s’éloignait du campement et avançait dans sa direction. L’avait-on repéré ? Dans le doute, il s'aplatit derrière la crête de la dune et se rendit invisible. La personne était petite de taille et cheminait péniblement dans sa direction en s'appuyant sur une canne de bois tordu. Était-ce une personne âgée ? La silhouette était voûtée, la tête couverte d’un voile bleu. Ses vêtements amples et plissés masquaient les formes de sa silhouette, si bien que Xaan ne sut pas s'il avait à faire à une grand-mère ou un grand-père.

  L’assassin se tint parfaitement immobile et continua d’observer la personne quand cette dernière s’arrêta et leva les yeux pour croiser son regard. Le jeune homme frissonna en croisant les prunelles rouges de la vieille femme. Talin se savait invisible, mais elle semblait le percevoir très distinctement et le fixait avec force. Une force surnaturelle. L’assassin eut le sentiment que cette personne était hors du commun.

   La vieillarde abaissa son voile pour dégager sa bouche.

  « Je sais qui tu es, Assassin ! cria-t-elle avec assurance. Je te déconseille de mener à bien ta mission. Si les ténèbres envahissent le campement, je serais dans l’obligation de te tuer. Cette tribu est sous ma protection. Je t’interdis de t’en approcher ! »

   Malgré les apparences, la voix n’appartenait pas à une personne âgée. Les intonations étaient fermes et puissantes. Elle remit son voile sur son nez, avant de faire demi-tour comme si elle terminait une simple promenade quotidienne.

   Talin la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle ait disparu au milieu des tentes. Il n’avait pas bougé d'un cheveu. Les questions se bousculaient dans sa tête. Qui était-elle ? Les ténèbres faisaient-elles référence aux Ombres ? Comment pouvait-elle savoir pour cette arme antique ? Les Spiritueux étaient connus pour avoir des dons de voyance, faisait-elle partie de cette catégorie de mages ?

   Il se posait trop de questions. Talin se secoua et retourna au palais de Vongak. La mission ne pouvait pas être reportée. L’assassin s’assit en tailleur face à la grande fresque et récita la formule qui animait les Ombres. Une lumière rouge ondula sur les cinq silhouettes primitives. Elles se décollèrent doucement du mur pour venir l’encercler en dansant. Talin tendit le bras, releva sa manche et leur ordonna de venir à lui. Elles rétrécirent et s’incrustèrent sur sa peau, prenant l’apparence d’un tatouage bracelet près du coude.

  Les Ombres en sa possession, le jeune homme remit sa manche en place et se leva. Il était prêt à passer à l’action. Il se téléporta sur les dunes près du village des Spiritueux et sonda le terrain avant de passer à l’attaque, outrepassant l’avertissement de la vieille femme.


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