Un grain de sable dans l'engrenage [4/6]

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  Un jour et une nuit. Ce fut le temps nécessaire à Xaan pour se remettre du traitement qu’Hevlaska lui avait fait subir. Le jeune homme s’éveilla en fin de matinée et se redressa sur la paillasse avec une horrible migraine. Il se leva un instant plus tard avec la volonté de s’en aller au plus vite et l’impossibilité de se téléporter. Il essaya à plusieurs reprises avant de se rendre à l'évidence : la vieille le tenait toujours sous sa coupe. Aucun barreau ne le retenait pourtant il était privé de sa liberté. Talin maîtrisa sa colère et utilisa cette énergie pour analyser ses options.

   Il avait les Ombres en sa possession, mais son don était sous verrou. Personne ne l’avait encore inculpé pour meurtre ou tentative de meurtre. Hevlaska gardait certainement un lien mental avec lui pour garantir sa coopération. Il y avait de fortes chances qu’elle lui demande quelque chose en échange de sa vie. Restait à savoir quoi.

   Talin ne trouva personne dans la tente et mit le nez dehors. Il n'y avait pas âme qui vive. Il se faufila entre les habitats de toiles et arriva devant un pavillon carré, plus grand et plus décoré que les autres. L’entrée était largement ouverte et il y avait foule. Toute la tribu semblait réunie. L'assassin resta à l’extérieur et tendit l’oreille. Qu'est-ce qui pouvait les inquiéter avec une vieille renarde maîtrisant le spirit à un si haut niveau ?

  « …une centaine de quijass noirs ! racontait un homme.

  — Et ils viennent dans notre direction ! déclara un second.

  — Nous devons fuir ! reprit le premier. Sinon nous serons tous tués. »

   La cavalerie de Vongak. Ce n’était pas bon signe qu’elle soit envoyée si tôt. Talin s’invita à la petite réunion. Les Spiritueux s’écartèrent méfiants vis-à-vis du démon blanc, ce qui lui permit d’accéder plus facilement aux premiers rangs. La cheffe Nara, une forte femme à la carapace bien développée, noire comme l'ébène, attendit la fin du témoignage des deux sentinelles puis se tourna vers Hevlaska qui était assise à sa droite.

  « Qu’as-tu vu, Alqadim ? Que peux-tu nous apprendre?

  — Les cavaliers viennent terminer le travail. Rien ne les arrêtera. Ils prendront la vie de tous ceux qui se mettront au travers de leur chemin. Ou lâcheront leurs terribles montures sur l'oasis.»

   Talin sentit le poids des regards sur son dos et son visage se durcit. Il n'était pas l'auteur de ces ordres. Un silence tendu régna dans la tente. Hevlaska fixa l'assassin avec attention puis elle se tourna vers la cheffe et lui glissa à mi-voix :

  « Nous partons immédiatement, le garçon et moi. Tu devrais en faire autant, Nara. Je les attirerais sur nos traces, nous nous débrouillerons pour les semer en route. Rester ici serait du suicide. Nous n'avons pas assez de temps pour nous préparer à les affronter.

  — Je ne peux pas te laisser partir seule avec cet homme. Tu as dit qu'il était à la solde de Vongak. Il doit être remis à la justice des clans.

  — J'ai besoin de lui en vie. Il ne me fera aucun mal. Tu as bien plus urgent à régler. Vous devez avoir levé le camp dans une heure maximum.»

   Des murmures s’élevèrent dans la foule. Si même l'Ancienne disait de partir, il valait mieux l'écouter. Des voix s'élevèrent. Nara les entendit et se rangea à l'avis de Hevlaska. Ils évacueraient. Tandis que la tente commençait à se vider, la cheffe s‘inclina avec respect devant le courage de la vieille voyante. Elle demanda à ce que des vivres lui soient donnés et que des vélopses soient sellés. Hevlaska allait refuser mais Nara prit la parole avant elle.

  « Après tout ce que tu as fait pour notre tribu, nous te devons un minimum d’assistance. Je t’aurais volontiers donné bien plus mais je vais avoir besoin de tout le monde pour le transfert.

  — C'est déjà beaucoup. Vos vies ont beaucoup plus de valeurs que la mienne. Fais ce qui te semble juste. »

   Talin leva les yeux au ciel et soupira en croisant les bras. Sortez les violons que tout le monde pleure un bon coup et qu’on en finisse ! Hevlaska le fusilla du regard. Il haussa les épaules l’air innocent. Les deux femmes se levèrent et les derniers membres de la tribu sortirent se mettre au travail. Tout le monde savait ce qu'il y avait à faire.

   Bientôt, ils ne restèrent que tous les trois sous la tente. L’entrée fut fermée pour les laisser discuter en privé. Hevlaska changea immédiatement de visage et attaqua :

  « Es-tu suicidaire ? Qu'est-ce que tu fais là ?

 — Quoi ? Si vous vouliez me garder pour vous, vieille carne, fallait m'enchaîner !

  — J'y penserai sérieusement la prochaine fois !

  — Surveille ton langage, assassin, intervint la cheffe. Je ne suis pas stupide. Tu portes les habits de Vongak. Tu ne dois la vie qu’à notre voyante. Elle a refusé que tu sois puni.

  — Le terme exact est exécuté, la corrigea-t-il avec insolence. Je connais la sentence pour les types comme moi.

  — Cesse donc de fanfaronner, jeune freluquet.

  — Je ne joue pas ! s’énerva Talin. J’essaie de comprendre où vous voulez en venir ! Moi non plus je ne suis pas stupide. Je sais que vous voulez m'utiliser. »

  Le jeune et l’aïeule se défièrent du regard. Ils avaient tous les deux leurs raisons. Profitant de la distraction du jeune, Nara tenta de percer les secrets de l'assassin. Talin sentit une pression externe sur son esprit. Il l’avait fortifié plus que de raison en comblant ses faiblesses. Il demeura toutefois attentif à la moindre intrusion. Quand la pression s’estompa quelques minutes plus tard, il comprit que la cheffe n’était pas aussi puissante que la vieillarde et se réjouit que ses défenses aient tenu. Nara posa un regard grave sur lui et déclara solennellement :

  « Fais attention à notre Hevlaska. S’il lui arrive quoi que ce soit, je te retrouverai et je te tuerai. Sur ma vie, je le jure.

 — Vous serez gentille de faire la queue comme tout le monde.»

   Talin lui offrit un sourire condescendant. On ne tuait pas des gens sans se faire des ennemis, dans le clan des victimes, ou dans son propre camp. Nara évita de surenchérir et les laissa en tête à tête afin de s’assurer que tout le monde s’activait au-dehors.

   Le jeune homme croisa les bras et détourna les yeux, agacé. Il perdait son sang-froid face à la vieillarde et cette attitude ne lui ressemblait pas. Mais ce qui le mettait vraiment hors de lui, c’était l’incapacité d’user de son don. Hevlaska le sentit et sourit.

  « Un problème, petit ?

  — C’est vous le problème. Pourquoi est-ce que vous me retenez ici ?

  — Je vais t’embaucher pour un travail.

  — Vous auriez pu me consulter avant.

  — C’est vrai, j’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait. Pourquoi à ton avis ?

  — J’aurais refusé, répondit-il automatiquement.

  — Tout à fait. Et pourquoi aurais-tu refusé ?

  — Parce que vous m’êtes antipathique ?

  — Allons, cherche encore. »

  Dehors, les éclats de voix marquaient l’agitation du campement. Talin fit abstraction et se posa les bonnes questions. La télépathe le laissa réfléchir en orientant légèrement ses pensées. Quand il fit le lien entre la troupe de soldats et lui, l’assassin exprima l’évidence.

  « Vongak me croit mort.

  — Bien ! C’est un début.

  — Il ne voulait pas que je prenne les Ombres avec moi parce qu’il avait peur que je n’en revienne pas et qu'elles disparaissent dans la nature.

  — Continue.

  — Il savait que vous m’empêcheriez d’accomplir ma mission. Il vous connaît ! Et il savait que vous vous mettriez au travers de mon chemin. Sois il espérait que je vous abatte, soit c’est moi qu’il souhaitait faire disparaître.»

   Hevlaska se mit à rire. Talin la dévisagea. Le coup était dur à encaisser. Vongak avait-il découvert ses motivations profondes ? La vieille lui tapota l’épaule avec sa canne.

  « Viens, nous devons partir. »

  Docile, Talin la suivit hors de la tente. Il cherchait toujours la cause de son erreur. Hevlaska ne se préoccupa pas de lui et rejoignit Nara. Elle tenait les rênes de deux vélopses, des oiseaux hauts comme des chevaux, aux pattes larges et aux plumes courtes, chargés du nécessaire pour traverser le désert jusqu’à la mer des Divinités. Un homme aida la vieille à monter en selle. L'assassin se débrouilla seul. En présence de l’ancienne, il avait l’impression de redevenir un petit garçon et cela lui déplaisait particulièrement. Hevlaska talonna l’animal pour le faire avancer et Talin suivit le mouvement. Toute la tribu se réunit pour le départ de leur protectrice ; les adieux furent faits en toute simplicité. Le prisonnier rabattit sa capuche et fixa l’étendue de sable devant lui. Pourquoi avait-il l'impression qu'il n'était pas près de revoir ce pays ?

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