Vieil ami [3/4]

6 minutes de lecture

  Le jour déclinait. Saman rejoignit son point de départ après avoir fait le tour de l’île pour la troisième fois sans rien trouver de satisfaisant. Après un temps de réflexion, il retourna auprès de la statue, le cerveau bouillonnant, fâché par le manque d’échappatoire apparent.

  « Écoute-moi bien, ma mignonne ! Tu vas me dire tout ce que vous avez foutu, toi et tes petites camarades, parce que papa va se fâcher très fort s’il ne peut pas quitter cet endroit très bientôt ! »

  Même figée, la dragonne le narguait de son air hautain. Il la frappa avec force, espérant ainsi la briser. L’ébrécher. La fragiliser. Il ne récolta que la douleur. Il n'avait aucun moyen de l'endommager à main nue.

  Ce fut à retardement qu’il remarqua l’étrange tiédeur de la roche bleutée. Saman posa la main sur l’une des grosses écailles ventrales et sentit le lent battement d’un cœur sous la surface. Un sourire malsain souligna cette heureuse découverte. Il mobilisa sa magie. L’air vibra, le sol frémit mais rien ne se passa.

  Fronçant les sourcils, Saman retenta l’expérience. La dixième fois n’eut pas plus d’impact. Le hurlement qu’il poussa à son vingt-troisième échec aurait pu s’entendre jusqu’aux côtes de Xyl. La dragonne était toujours là, le dominant de ses ailes déployées. Elle se moquait de lui, le tournait en dérision, lui prouvait sa supériorité. Il lui tourna le dos, soufflant fort pour contenir sa rage. Comment un caillou pouvait-il lui tenir tête ?


Ж


  De nombreux jours passèrent. Par paresse, Saman oublia de compter les minutes, les heures, les semaines. Pourquoi se préoccuper du temps et des saisons quand il ne manquait de rien ? Il n’avait ni chaud en plein soleil, ni froid en pleine nuit ; il ne ressentait ni la faim, ni la soif, ni la fatigue.

   Ce confort permanent avait un petit rien de sympathique qui lui laissait le temps de penser à son évasion. Du bout du doigt, il traçait des dessins dans la poussière que le vent effaçait aussitôt. Saman évaluait toutes les possibilités avant de se rendre à l’évidence : rien ne fonctionnait sur le plan théorique. Sans magie, impossible de défaire le sort qui l’enchaînait à l’île.

   Les jours s’enchaînèrent inlassablement. Passé le soulagement d’être toujours en vie, calmée la colère de l’impuissance, vint l’ennui. Un ennui profond qui allongeait le temps, le déformait, le tordait, le retournait pour lui faire perdre la raison. L’isolement le poussa à converser de longues heures avec les restes de la dragonne. Son silence borné le lassa.

   La seule occupation qui le distrayait encore un peu, c’était les longues promenades au cours desquelles il faisait le tour de l’île. Mais Saman finit par connaître par cœur chaque ruine, chaque aspérité, chaque rocher bleuté. Les balades l’ennuyèrent à leur tour parce qu’il voyait toujours le même paysage terne et sans vie. Les vagues ne déposaient aucun trésor sur la grève. Il commençait à se sentir à l’étroit sur son île.

   Adossé au ventre de la dragonne, Saman resta immobile à fixer l’horizon. Son esprit visualisait les terres hors de la portée de son regard. Un jour, elles lui appartiendraient. Il se l'était juré. Toutes les terres d'Argilia seraient sous sa bannière dorée ; des hautes terres gelées au nord de Zarmon, aux extrémités sableuses du désert de Zorta, des plaines de Xyl peuplées de grands chevaux aux montagnes infestées d’arkiens, des landes faranes à l'ouest, jusqu'à l'archipel des félins à l'est. Sur les mers et les océans, une flotte immense porterait l'étendard du soleil de Luménor. Il redeviendrait alors le Dieu-Père. Un dieu terrestre aussi terrible que bon. Il rassemblerait ses armées et tuerait toutes les divinités afin d'être l'unique dieu à vénérer. Il se l’était juré.

Ж

   Saman demeura contre la dragonne jusqu’au jour où il entendit des voix. Pas des hallucinations. Ni des souvenirs. De vraies voix humaines. Il accourut dans leur direction et découvrit avec plaisir qu’un navire mouillait non loin de la côte et que cinq hommes remontaient leur barque sur le sable. Il prit une grande inspiration, se fit une petite beauté histoire de se montrer à son avantage, gonfla le buste et s’avança vers ses hôtes.

 « Je vous salue, braves marins ! Moi, Yuïr Saman Ier, Roi de Luménor, Atimon, Dieu-Père de tous les hommes, vous accueille avec plaisir sur mon île. J’espère… »

  Saman se tut avec agacement. Aucun des hommes ne faisait attention à lui. Il était pourtant assez proche d’eux pour être entendu, et vu, à moins qu’ils ne soient tous complètement aveugles et sourds. Saman se répéta un peu plus fort sans plus de résultat. La colère remonta violemment. Il se précipita vers le premier homme avec l’intention de lui secouer les branches. Il ne se laisserait pas ignorer et insulter de la sorte.

   Il lui passa au travers. Ce fut l’incompréhension totale. Comment était-ce possible ?

  Sa colère envolée, Saman les écouta discuter entre eux. Les hommes se séparèrent pour explorer l’île. Il suivit leurs mouvements, les observa. Ils lui passèrent plusieurs fois au travers. Ce n’était donc pas un accident la première fois.

   Après une heure d’observation et d’analyse, Saman comprit qu’il lui manquait quelque chose de crucial. Il n’avait aucun impact sur son environnement, mais il était incapable de quitter l’île. On ne pouvait ni le voir, ni l’entendre, et pourtant il était bien là. Ce n’était pas une illusion. Par quel maléfice les sorcières l’avaient-elles bloqué dans cet état de non-existence ?

   Un marin superstitieux éveilla son intérêt. Soudain, ce fut la révélation. Saman comprit que l’île n’enfermait que son âme, et que, par conséquent, on lui avait volé le plus important : son corps. Après lui avoir retiré son cœur, la source de son pouvoir, elles étaient parvenues à le séparer de son enveloppe immortelle. Ces sorcières de pacotille ne savaient pas de quoi il était capable. Pauvres enfants ! Quand on prive un dieu de son corps, il s’en choisit un nouveau.

   Mobilisant toute sa volonté, Saman s’approcha d’un homme et s’infiltra en lui. Il se sentit à l’étroit d’abord, puis il eut accès aux capacités de son hôte. Il fit craquer ses articulations puis suivit les marins jusqu’à la statue qu’ils venaient de découvrir à grands cris. Tandis qu’ils mettaient un genou à terre en inclinant la tête avec respect, Saman resta droit et se fit reprendre par le chef de l’escouade.

 « Qu’est-ce qui te prend ? C’est la Reine-Dragon ! Incline-toi.

 — La petite Mei est morte. Je ne m’incline pas devant des cailloux. »

  Les quatre hommes le dévisagèrent puis le chef se redressa, imité par les autres. Il fixa ce qui restait du matelot, méfiant.

 « Qui êtes-vous ?

 — Je vais me répéter une dernière fois : Je suis Yuïr Saman Premier du nom, Roi de Luménor et Atimon, Dieu-Père de tous les hommes. Inclinez-vous devant moi et jurez-moi allégeance. La dragonne ne peut plus rien pour vous.»

   Les matelots fixèrent leur commandant dans l’attente d’un ordre. Sans recul ni adhésion, le marin expliqua un détail à Saman avec calme, prouvant ainsi qu'il était digne de son grade.

 « La personne que tu prétends être, démon, a été tuée au siècle dernier, par les Neuf Reines d’Argilia. Tu n’es rien de plus qu’un spectre abandonné des cieux puisque le Dieu-Messager n’est pas venu te chercher. Nous allons partir.

 — Oh non ! Vous ne ferez rien sans que je l’aie ordonné ! »

  Puisqu’il avait un corps, sa magie lui obéirait cette fois-ci. Murmurant de sombres mantras, Saman fit appel à l’énergie négative de la terre. Une fumée noire s’évapora du sol, semblable à d’innombrables serpents mortels. Quel bonheur de pouvoir à nouveau exercer ses dons !

  Apeurés, les marins reculèrent avant de prendre la fuite. Saman désigna chacun d'eux avec un plaisir sadique. La fumée rattrapa les fuyards et s’infiltra par leurs orifices faciaux. Il prit le contrôle de leur corps et de leur esprit. Ils devinrent ses pantins, obéissants et soumis.

   Au comble de la joie, Saman se dirigea vers la mer suivi par les premiers membres de sa nouvelle armée. Montant dans le canot, il leur ordonna de le ramener sur leur navire. Ils tirèrent l’esquif à la mer, mais dès qu’il se heurta à la barrière de sa prison, Saman fut éjecté de l’embarcation. Il retomba sur le sable tandis que les marins s’immobilisaient, de l’eau jusqu’aux cuisses, privés de parole.

   Saman fulmina une fois la surprise passée. Avoir un corps ne le libérait pas ! La malédiction était donc plus complexe que cela. Il se releva l’orgueil écorché, rappela ses hommes et modifia ses ordres. Il lui était impossible de quitter l’île ? Soit ! Saman s’autoproclama roi de l’île, ordonna le débarquement de tous les marins et asservit chaque membre d’équipage. Il étendit ainsi son armée d’esclaves et débuta en ce jour l’expansion de son nouvel empire.

   Plus personne ne revit les hommes de la Jonquille.


Ж

Annotations

Vous aimez lire Siana Blume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0