Bottin mondain [3/5]

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  Comme par magie, chacun reprit son activité. Ju le premier. Les limcoriens n'aimaient pas les mondanités, mais de là à se débiner aussi lâchement, il y avait un gouffre. Lauriane les houspilla sans ménagement. Arya ne savait pas si elle devait rire ou pleurer de leur lâcheté. Elle sursauta quand Jaen prit sa main avec douceur pour y déposer des lèvres pieuses. Elle ne l'avait pas vu venir.

 «Je me porte volontaire pour être ton serviteur, La'ori. »

   Arya lui sourit et serra tendrement sa main. Le cadet parvenait parfois à ne pas se cacher derrière ses taches de rousseur et à se montrer sous des airs d'homme accompli du haut de ses seize ans. Lauriane fut ravie de cette déclaration et rappela les servantes pour qu'elles s'occupent du jeune homme. Les demoiselles se réjouirent de prendre soin d'un aussi beau garçon qui ne trouva pas le courage de leur résister, tout rougissant de timidité qu'il était. Arya le regarda disparaître dans la salle de bain, amusée, puis elle retrouva un visage sérieux et s'isola dans un coin de la salle commune.

  Il fallut un moment pour que Ju quitte la table de jeu pour venir la voir.

  « Tu es très belle, déclara-t-il simplement en s'arrêtant devant elle.

  — Merci, mais tu ne te rends pas compte : j'ai la taille comprimée et des barres qui m'obligent à me tenir droite. Je ne sais pas d'où sort cette robe, mais c'est de la torture.»

   Ju se mit à rire puis se pencha et embrassa son front. Arya se recula contre le dossier et croisa son regard où brillait autre chose qu'un amour fraternel. Il se permit de caresser sa joue et elle plongea un peu plus son regard dans le sien, troublée par ses grands yeux bleus un peu trop expressifs.

  «J'espère que tu seras admise à la grande école, même si cela signifie que tu seras absente aux festivités d’automne. »

   Arya pencha légèrement la tête de côté, interpellée par cette déclaration et éloigna la main de Ju de son visage. Elle savait qu’il faisait référence aux défis de Fran mais elle ne voyait pas où il voulait en venir puisque tout le monde savait qu'elle ne désirait pas se marier.

  « Oui et bien, tant pis, je perdrais une occasion de m'amuser. Je vous féliciterais tout de même si vous trouvez une femme qui veut bien de vous.

  — Évidemment. »

   Son soupir souligna sa déception. Il espérait bien des choses cette année, et le succès de La'ori à Saltar marquerait son échec personnel. Il sourit, mal à l'aise puis retourna jouer aux cartes. Arya le regarda s'éloigner sans comprendre ce qui venait de se produire. On toqua à la grande porte et cela détourna son attention ; l'écuyer de garde devant l'appartement passa la tête par l’entrebâillement et s'adressa à la salle.

  « Messires, un homme en bleu veut entrer. Qu'est-ce que je fais ?

  — Qu'il entre ! lança quelqu'un à la volée.

  — On l'occupera le temps que le petit prince finisse de se parfumer ! »

   Les rires éclatèrent. D'un pas décidé, Arya marcha jusqu'à Ju et lui administra une taloche derrière la tête. Elle détestait qu’on se moque de Jaen. Ensuite, elle rejoignit l'arrivant, suivie par le regard froissé du prince innocent et les rires de ses compagnons.

  La princesse n'avait encore jamais vu cet individu, mais il portait la même robe bleue que celui qui les avait menés à leurs appartements. Elle le salua au moment même où Jaen sortait de la salle de bain, tout pomponné et en tenue de bal. Il la rejoignit d'un pas alerte. L'homme fut ravi de constater que le couple dont il avait la charge était prêt à partir et ils sortirent aussitôt.

  Deux mètres plus loin, il s'immobilisa et se tourna vers eux, interrompant un court instant leur avancée :

  «Pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté. Je suis Nolan, votre serviteur pour la soirée. J'espère que vous passerez un agréable moment.

  — Ouais, soupira Arya alors qu’ils se remettaient en chemin. On y croit...»

   Dans le couloir, de petits groupes descendaient le grand escalier central. Les conversations allaient grand train dans le mouvement des capes et des robes luxueuses, au rythme des talons. La pression monta d'un cran pour Arya en voyant tout ce monde converger vers la salle de bal à l'autre bout du premier étage. La princesse se renseigna auprès de leur guide qui lui répondit sans faire de cérémonie.

 « Ce dîner est le premier de l'année et l’un des plus importants. Il rassemble toute la jeunesse de haute naissance de l’Université. C'est l'occasion idéale de former des alliances anticipées ou de servir l'intérêt de votre famille. Cependant les ambassadeurs ne sont pas conviés.

  — N’est-ce pas préjudiciable d’organiser une soirée la veille des épreuves de sélection ? demanda Jaen par curiosité.

  — La noblesse ne passe aucune épreuve. Certains y participent par défi ou par jeu, mais la plupart ont payé leur place. »

   Arya échangea un regard interloqué avec Jaen. Il n’avait jamais été question de paiement. On lui avait demandé de venir passer les épreuves de sélections. Le prince haussa les épaules, Arya se renfrogna. Devant leurs mines stupéfaites Nolan rebondit aussitôt avec tact :

  « Quelle que soit votre situation, cela ne vous retire pas votre rang. En tant que prince et princesse de sang, vous êtes dignes de siéger parmi vos pairs en ce jour de fête. »

   Sous-entendu, quelle que soit votre situation financière. Arya saisit bien la nuance, mais chercha à quel moment Kol avait oublié de mentionner un quelconque paiement pour une place au sein de l’Université. À moins que cette option n’ait jamais été proposée au roi. Cette dernière hypothèse rendit la princesse méfiante. Beaucoup d’éléments semblaient lui échapper.

   Après cet échange, Arya appréhenda un peu plus la soirée et revint à des questionnements plus superficiels en apparence. Qui ne s'interrogerait pas sur cette fille à la chevelure rouge assise à la table des princes ? Sur cette inconnue sortie de nulle part ? Jaen prit amicalement sa main et la serra un bref instant, puis la relâcha à l'approche de l'attroupement dans le gigantesque hall menant à la salle de réception. Leur guide, toujours aussi serein, leur expliqua en deux mots que le classement selon le rang et la maison s'effectuait avant l'ouverture des portes.

  « Sommes-nous obligés de nous faire annoncer à l'entrée ?

  — Bien entendu. La question ne se pose pas. »

   Nolan jeta un regard suspect à la demoiselle. Qu'est-ce qui l'effrayait ? En tant que princesse de Darcie et pupille du roi de Limcorie, elle disposait d'une place de choix. Il lui était arrivé de tomber sur de jeunes personnes craignant de faire un faux pas, mais elle semblait différente.

  « Tout va bien se passer, La'ori, lui glissa gentiment Jaen.

  — C'est ça ! Et le forgeron plante des pissenlits dans les fougères.»

   Jaen pouffa derrière son poing. Arya avait le chic pour réagir à chaud. Pendant ce temps-là, leur guide leur fraya un chemin vers les premiers rangs ; au plus près des portes rouges gravées de motifs solaires dorés. Nolan désigna un siège à la princesse, pour son confort pendant l'attente. Elle le refusa poliment.

  «Je me sens trop mal pour m'asseoir, laissez donc ce siège à quelqu'un qui en a besoin.»

   Nolan sourit, charmé par la simplicité de cette princesse anxieuse, et s'immobilisa en face des personnalités dont il avait la charge, aligné avec les autres guides en soutanes bleues. Arya prit le bras de son frère et s'y accrocha un long moment. La tête lui tournait légèrement, elle avait l'impression d'avoir déjà vécu cet événement sans en être persuadée. Pourtant elle ne reconnaissait aucun visage. Seuls quelques armoiries et blasons activaient sa mémoire : celle de son apprentissage des conventions et des maisons auprès de Maï, mais rien de plus ancien. En était-elle déçue ?

   Des chuchotements commencèrent à se faire entendre. Arya se rendit compte qu’on la dévisageait. Cela aggrava son malaise et elle serra un peu le bras de Jaen en se rapprochant un peu de lui. Attentif, le prince lui caressa la main pour tenter de l’apaiser. Pourtant cela ne dura pas. Un brouhaha monta au fur et à mesure qu'une célèbre personnalité détournait l’attention générale.

   Les Nolan tâchèrent de reconnaître le gentilhomme en mouvement afin de l'annoncer à leurs protégés. Une tête blonde apparut, puis un buste. Par curiosité, Jaen et Arya observèrent le nouvel arrivant qui n'en finissait plus de saluer chaque personne qui l'interpellait, à grand renfort de sourires lumineux. Fin et élancé, il avait de magnifiques cheveux longs, blonds et ondulés, lâchés sur ses épaules. Ils auréolaient un visage aux traits féminins où des yeux améthyste ressortaient comme deux pierres précieuses. Il avait fière allure dans son habit bleu roi brodé d’or. Nolan leur annonça le Dauphin de Larfonie alors que celui-ci les saluait sur son passage puis prenait place dans le siège qu'on lui désignait. Peu inquiété par le mal que se donnaient les soutanes bleues pour faire respecter l'ordre de préséance, le Dauphin entama une discussion avec son voisin. Arya trouva l'intérêt des jeunes filles surfait malgré la beauté certaine du prince. Jaen en revanche le dévorait des yeux.

 «Quelle élégance ! »

   Un cor sonna et tous les nobles qui s'étaient assis se levèrent et s'apprêtèrent à entrer en scène. Arya ne perdit plus une miette du spectacle. Tout lui sembla artificiel dans leurs gestes, à s'assurer que pas un cheveu de dépassait, qu'aucune couture n'avait lâchée, que sa poitrine ne s'échappait pas de son corsage, que sa veste ne s'était pas froissée. Un petit rire nerveux échappa à la princesse qui suivit bientôt les consignes de Nolan assigné à leur trajet.

   Les guides se placèrent en une file parfaitement alignée à gauche, tandis que les nobles marchaient au centre du grand tapis rouge qui marquait l'entrée dans la grande salle illuminée par cent lustres de cristal.

 « Après avoir passé la porte, je vous annoncerai. Nous avancerons ensuite jusqu'au Gardien pour le saluer, expliqua Nolan. Puis je vous mènerai à votre table. Dès que tout le monde sera installé, le Gardien parlera. Tout au long du repas, je resterai derrière vous en cas de besoin ou de renseignement. N'hésitez pas à m’appeler, je suis là pour cela. »

   Le défilé commença ponctué par les présentations. Ils furent les troisièmes à entrer. Arya avança, une main posée sur le bras de Jaen. Ils marquèrent une courte révérence devant le Gardien qui semblait sorti d'un autre âge, richement paré comme le serait un roi. Le visage ridé par des siècles d'expressions, la chevelure rare et blanche, sa barbe traînait sur ses genoux. Le vieil homme semblait très à l'aise dans l'immense fauteuil recouvert de tissus et de coussins rouge et or.

   Toute bonne humeur la quitta soudainement quand elle croisa son regard. Un long frisson courut le long de sa colonne vertébrale. C'était comme si le Gardien l'avait transpercée de ses yeux gris. Ce n'était pas une sensation agréable. La chaleur de son corps se dispersa et Arya se trouva bientôt avec les extrémités froides. Le sourire satisfait que le Gardien lui accorda alors qu’ils s’éloignaient la mit extrêmement mal à l'aise. Arya perdit confiance et regretta d'être venue.

   À leur table, quatre couverts étaient disposés et leurs prédécesseurs avaient déjà pris place. Pendant qu’on leur tirait les chaises, Nolan désigna les deux gentilshommes avec tout le respect qui leur était dû.

  « Son Altesse Royale Tobias-Argan Shahama, Dauphin de Larfonie. Son Altesse Royale Möergen Landerst, du District de l’Est, Prince de Dumlandcast. Son Altesse Royale Arya Al'raï, Princesse de Darcie, Pupille de la maison Maceri de Limcorie et Son Altesse Royale Jaen Maceri, Prince de Kolp-Réanne. »

   Les princes se levèrent à l'arrivée d'Arya et se rassirent une fois qu'elle fut elle-même installée. Elle les salua d'un hochement de tête puis échangea un regard avec Jaen. Elle ne le sentait pas du tout ce dîner.

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