Bottin mondain [5/5]

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   Une fois hors de la salle, Arya prit une grande inspiration et s'avança jusqu'au garde-corps pour s'y appuyer lourdement. Elle se sentait déjà mieux à l'extérieur. L'air frais était vivifiant. Son cavalier la rejoignit et s'accouda au rebord, juste à côté d'elle. Arya savoura les paisibles bruits nocturnes et oublia ceux du banquet. Jaen brisa le silence quelques minutes plus tard :

 « Tu te sens mieux ?

 — Beaucoup mieux.

 — Peut-être es-tu allergique aux aristocrates trop bien éduqués ?

 — Je ne suis pourtant pas allergique à tes manières.

 — C'est parce que tu ne peux pas être allergique à un limcorien. »

  Arya le bouscula gentiment de l'épaule, puis resta en contact avec lui, rassurée par la chaleur qu’il dégageait. C'était un bon garçon, un frère aimant, presque un homme fait. Elle lui jeta un coup d’œil et haussa un sourcil en constatant que ses taches de rousseur avaient disparu sous ses rougeurs. Jaen détourna la tête, embarrassé par ses pensées et s’écarta pour rompre le contact de leurs bras. Arya s’apprêtait à le questionner quand les premières notes d'un quadrille se firent entendre. Cela lui rappela où ils étaient et une idée émergea dans son esprit rebelle.

  « Et si on s'esquivait ? proposa-t-elle en se penchant par-dessus la rambarde. Ce n'est pas si haut. On pourrait sauter et s'enfuir de cette farce.

 — Ce n'est pas raisonnable. Tu risques d’abîmer ta robe et...

 — Et quoi ? Ce n'est que du tissu. D'autant plus que je me sens très bien ! »

  Il était inutile de discuter quand La'ori prenait ce ton-là. Elle remonta ses jupes et les coinça dans sa ceinture, dévoilant un magnifique pantalon accompagné de ses bottes de cavalière, ce qui n'étonna pas le prince. Jaen soupira, s'interposa entre la porte-fenêtre et sa sœur, tandis qu'elle enjambait la balustrade. Ils n'étaient qu'au premier étage après tout et un arbre se trouvait un peu plus sur la droite. Arya se rapprocha au plus possible du grand feuillu en se tenant au balcon. Jaen regardait vers la porte-fenêtre quand elle fit le grand saut.

   Le craquement d'une branche attira vivement son attention. Il se précipita au bord et l'appela. Elle le salua en rigolant. La première branche à laquelle elle s'était raccrochée avait cédé sous son poids mais elle avait pu se rattraper à la suivante et se laisser tomber au sol. La'ori époussetait sa robe après avoir relâché le tissu accroché à sa ceinture et retirait les feuilles qui s'y étaient prises çà et là. Jaen soupira à nouveau et la suivit. Avec agilité, il attrapa une bonne branche avant de descendre avec souplesse. Arya salua sa performance par de petits applaudissements. Il fit la moue en la rejoignant.

 « Franchement, qu'est-ce que tu me fais faire !

  — Oh ! Aller, c'était amusant !

  — Très. Et maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait ? »

  Du bruit leur parvint du balcon. Comme deux enfants en train de faire une bêtise, ce dont ils n'étaient pas loin, ils se cachèrent derrière le tronc de l'arbre et observèrent discrètement.

   Le Dauphin apparut à la balustrade. Il s'était inquiété de ne pas les voir revenir et avait fait le déplacement. Il fut surpris de ne trouver personne et se demanda un instant s'il n'avait pas manqué leur retour.

  Se rendant à l'évidence que le couple n'était pas là, Tobias s'appuya au balcon avec grâce. Il apprécia la vue du jardin avant de repérer une branche brisée en contrebas. Le vent n'aurait pas pu avoir cet effet-là. Le prince soupçonna ses compagnons de table d'avoir pris la poudre d'escampette. Il sourit, amusé par les deux sauvageons qui fuyaient leurs obligations. Un bref instant, il eut envie de les imiter. Puis il fut alpagué par une demoiselle qui le supplia de danser avec elle. Dans ses conditions, il reprit son rôle de prince charmant et retourna au cœur de la fête.

   Les deux échappés attendirent que la coqueluche de ces dames s'en aille avant de contourner le bâtiment pour remonter à l'étage. Leurs amis ne furent pas surpris de les voir rentrer tôt et ils les accueillirent à bras ouverts.

   La salle commune avait pris des airs de tavernes où les rires, les chansons et la bière coulaient à flots. Les servantes avaient été invitées à la fête. L'ambiance était chaleureuse et tout le monde s'amusait. Arya accepta une chopine tandis que Jaen allait se changer. Il revint après avoir remplacé ses beaux habits par une tunique qui ne craindrait pas leurs jeux d'alcools, lesquels s'enchaînèrent dans la joie et la bonne humeur. La soirée se prolongea jusqu'à ce que les participants tombent de sommeil, ivres et heureux.

   Toujours debout, et sobre, Arya aida Lauriane et un écuyer à couvrir tous les fiers guerriers cuvant leur boisson là où ils s'étaient assoupis.

 « Ils sont adorables quand ils dorment !

 — Ne soyons pas mauvaises joueuses, les défendit Lauriane, ils ont bu dix fois plus que nous.»

  Arya se préparait à sortir une nouvelle plaisanterie quand elle surprit un tendre sourire sur le visage de Lauriane qui bordait Ju. Face à un si joli tableau, elle garda le silence.

  Une fois tous les hommes maternés, les deux jeunes femmes se retrouvèrent dans la chambre de la princesse. Lauriane l’aida à se déshabiller, lui donna sa chemise de nuit. Le temps qu’Arya se change derrière le paravent et se couche, Lauriane s’assit sur le siège de la coiffeuse qu’elle avait rapproché du lit.

  Bordée et ressentant enfin la fatigue de la longue journée qui s'était déroulée, Arya bâilla puis déclara solennellement :

 « Tu devrais provoquer Ju aux défis de Fran. »

  Lauriane s'empourpra, désarçonnée par le conseil inattendu et répliqua vivement en triturant sa robe :

 « Oh que non ! Je n'oserais jamais le faire.

 — Pourquoi ? Il est brave, sincère, ne manque pas d’esprit et il est plutôt beau garçon.

 — Parce qu'il vous aime.

 — C'est normal, banalisa Arya, je suis sa sœur !

 — Non, La'ori, répondit Lauriane en secouant la tête, la façon dont il vous regarde ne trompe personne. Il vous aime sincèrement. Et puis, vous n'êtes pas liés par le sang, rien n'empêche votre union.

 — Il n'y a aucune union d'envisageable ! s'emporta joyeusement Arya en prenant la main de la jeune femme. Ju est comme mon frère ! Je ne suis pas disposée à le voir autrement, ni à prendre époux. Ni lui ni un autre ! Je vous donne ma bénédiction ! Tu sauras l'aimer et être une bonne épouse. Il te mérite plus que moi. Je suis incapable de l'aimer comme une femme le ferait, tu le peux. Fais son bonheur et tu feras le mien.»

  Lauriane la regarda intensément. L'idée que la princesse fut tout à fait sérieuse fit son bout de chemin. Quand la jeune femme accepta ce fait, elle rougit et baisa la main qui tenait la sienne, remerciant la princesse et tous les dieux. Arya lui donna son congé avec un sourire qu'elle perdit dès que la porte se referma.

   Que se serait-il passé si elle n'avait pas repris le contrôle à temps ? Arya fixa la main qui avait manqué de brûler la table. Elle prit soudainement conscience de l'obscurité ambiante et se releva pour allumer une autre bougie qu’elle posa sur la table de chevet. Il lui était impossible de dormir dans le noir. Ses démons revenaient trop vite la hanter. La lumière ne les chassait pas mais les tenait à distance. Parfois.

   Tranquillisée par la douce lueur, la jeune fille ferma les yeux et sombra dans un sommeil lourd. Pourtant, le cauchemar recommença.

*

  Il fait noir. Elle a froid. Le mur de pierre est humide. Elle s’est blottie contre le mur dans le coin le plus éloigné de la porte. Ses vêtements sont mouillés et sentent mauvais. Elle pleure des larmes sèches. Il n’y a personne. Elle est seule dans sa prison. Il n’y a pas de fenêtre. Peut-être n‘est-elle là que depuis quelques heures ? C‘est impossible. Elle n’aurait pas aussi faim. Depuis combien de temps est-elle enfermée là ? Elle a faim. Elle a soif. L’eau qu’elle entend goutter est une torture. L’eau n’est pas bonne. Elle y a déjà goûté et elle a été malade.

  Soudain, des cliquetis métalliques retentissent dans le couloir. Des bruits de pas suivent. Ils arrivent. Ils reviennent la chercher. Elle a peur. Elle ne veut pas les suivre. Elle est terrifiée. Les bruits se rapprochent. Elle est terrorisée. Ses muscles se contractent. Ils sont derrière la porte. Elle le sent. Le trousseau tinte. La clé dans la serrure fait un tour. Elle grince des dents. La porte s’ouvre et laisse entrer trois hommes sans visages. Deux d’entre eux s’avancent vers elle. Elle a peur mais elle est plus décidée que jamais à lutter pour ne pas y retourner. Ils la prennent chacun par un bras et la soulèvent comme si elle ne pesait rien. Elle se débat, crie, griffe, hurle de peur et de rage mêlées. Rien n’y fait, ils sont trop forts. Elle est trop faible. Le troisième homme entre et l’assomme. Elle a l’impression de tomber dans le vide.

  Et tout devient noir.

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