Intrigué, il tenta l'expérience. Il ferma les yeux et récita la formule antique. L'instant suivant, un courant énergétique courut le long de son bras. Sa peau prit l'aspect granuleux de la chair de poule puis se mit à pulser. Talin serra les dents avant de se rendre compte qu'il se crispait pour rien. Il n'y avait aucune raison de craindre un sort qu'il avait déjà utilisé plusieurs fois. Il prit le temps de se calmer puis recommença. L'effet fut identique mais passé la surprise de la première réaction, Xaan continua de réciter la formule jusqu'à ce que les cinq Ombres aient quitté son bras pour l'encercler et danser autour de lui, comme dans la grotte de Vongak.

  Content de lui, le jeune homme sourit. Il les laissa tourner un peu avant de les faire revenir à lui. Ce qui, pour le coup, fut beaucoup moins agréable. La fusion des Ombres et de sa peau lui fit l'effet d'une brûlure. Il étouffa un cri et plaqua sa main contre l'étrange tatouage.

 « Saloperies ! »

  La sensation ne passait pas. Elle empirait même. C'était comme s'il avait mis son bras dans un nid de braise. Talin se leva et se téléporta aux bains publics tant qu'il était encore lucide. Les bains se trouvaient au rez-de-chaussée du bâtiment de brique où il logeait avec Hevlaska, derrière le bâtiment de la noblesse. Pour l'heure les bains étaient quasiment vides et cela l'arrangea bien. Il se déshabilla en vitesse puis plongea dans le bassin d'eau froide. Il se mit à grelotter mais la sensation de brûlure eut le bénéfice de se calmer. Il étudia la marque à travers l'eau transparente. Les silhouettes avaient changé. Elles étaient différentes. Où est-ce qu'il avait merdé ?

   Plongé dans ses pensées, le jeune homme resta un moment dans le bassin froid avant de sortir faire sa toilette pour enfin entrer dans l'eau chaude et se détendre. Xaan découvrit l’origine du problème. Dans ses paroles, il avait ramené les Ombres à lui, au lieu de les renvoyer à leur fresque. Pourtant il savait qu’il ne fallait pas plaisanter avec l’ancienne magie. Il avait changé la formule. Les Ombres s'étaient donc liées à l'assassin. Lui appartenaient-elles désormais ? Talin grimaça sceptique. Présumer de ses capacités, c’était le premier pas vers une mort certaine. Il soupira et ferma les yeux. Il détestait avoir l’esprit confus.

  Talin espérait qu'Hevlaska n'ait rien vu à son sujet. Il n'avait pas du tout envie de se faire sermonner. Il traîna dans les jardins aux senteurs riches et fleuries. Fruitées aussi. Il se promena le nez en l'air jusqu’à une heure avancée de la nuit, puis retourna dans la chambre où Hevlaska était toujours assise sur le sol, marmonnant des mots sans qu'il parvienne à les comprendre. Elle avait les yeux blancs, luisant légèrement dans l’obscurité. Xaan passa plusieurs fois la main devant elle sans qu'elle ne réagisse.

  Abandonnant l'idée de la faire revenir à l'état de conscience, il se coucha et s'endormit pour quelques heures. Il fut tiré du lit par une Hevlaska en furie. Tous les sens en éveil, l'assassin immobilisa sa lame à quelques millimètres de la carotide de la voyante. Il n’était pas près de perdre ses réflexes durement acquis. Hevlaska ne se formalisa pas de cette attaque matinale. Elle l’avait fortement bousculé, il fallait l’avouer. Le cœur du jeune homme se calma doucement après ce brusque mouvement de survie et il se recula en faisant disparaître son arme. Puis il tourna la tête vers la fenêtre en s’étonnant de la lumière qui baignait l’île.

 « Il fait jour ?

 — Oui, il fait grand jour ! Et si tu ne te dépêche pas tu vas être disqualifié pour un retard stupide ! »

  Hevlaska n’avait rien perdu de son énergie et continuait de le presser. Xaan enfila la chemise de la veille, ébouriffa ses cheveux pour leur redonner la configuration qu'il aimait puis enfila ses bottes. La vieillarde trépignait à côté de lui.

 «Cesse de traînasser ! Tu dois être sur la place dans moins de deux minutes !

 — C’est comme si j’y étais déjà ! Ne vous énervez pas comme ça. Ça va vous creuser les rides. Déjà que ce n'est pas beau à voir !

 — Sale gosse ! Je vais t‘apprendre le respect !»

  Sa canne fendit l’air, Talin lui échappait une fois encore. Souriant, il fit apparaître un brin de lavande qu’il offrit galamment à la vieille femme comme pour se faire pardonner.

 « Cesses de plaisanter, idiot ! File !

 — Détendez-vous un peu quoi. Ça va vous creuser les rides je vous ai dit !

 — Ça suffit ! Ce n’est pas plus amusant la seconde fois ! Hors de ma vue ! »

   Talin disparut à la suite du dernier ordre et la lavande tomba par terre. Hevlaska soupira et ramassa le joli brin violet. Elle en savoura le parfum tout en comprenant le message du jeune homme. Il avait l’esprit plein de questions et il désirait des réponses. Pourtant, l’heure n’était pas à la discussion. La voyante souhaita silencieusement bonne chance à son protégé puis se remit à la tâche. Elle devait le préparer à résister au Gardien. Le plus vite possible. Elle ne pouvait pas demeurer sur l'île trop longtemps, elle était attendue ailleurs.

Ж

  À l’heure du rapport quotidien, le maître était en train de se préparer pour cette nouvelle journée sans se presser. Plongé dans un bain parfumé, il se faisait laver par une servante à la beauté renversante. Santhià le connaissait dans tous ses états, mais elle était toujours gênée d’entrer dans son intimité. Il l’accueillit souriant et détendu. « Je t’écoute, ma douce.

 — Tous les ambassadeurs annoncés sont arrivés, maître. Ils ont pris leurs quartiers au deuxième étage du bâtiment des Tritons. La population de l’île a quadruplé. Dois-je faire augmenter le niveau de sécurité ?

 — Pas tant qu’ils se tiennent tranquilles. Tu as eu des nouvelles de la Sainte ?

 — Elle n’a pas encore quitté le Décathéon. Roman et son équipe devrait y parvenir dans quelques heures.

 — Et le Phénix ?

 — Elle a attiré l’œil des juges. J’ai eu l’occasion de la scanner et j’ai découvert qu’elle était instable. Mais elle a su se gérer et a fait un excellent temps.

 — Elle est venue seule ?

 — Non, maître.

 — Qui est avec elle ? Un précepteur ? Une servante ?

 — Les deux princes de Kolp-Réanne, six chevaliers de la garde royale, trois écuyers et une dame de compagnie.

 — Mm… Il va falloir nettoyer tout ça. Va chercher de quoi écrire. »

  Santhià rapporta l’écritoire de la chambre du maître. Luménor resta silencieux quelques minutes puis commença la dictée. Après le premier jet, elle lui relut le papier. Il fit quelques modifications puis lui donna la suite des instructions.

 « Tu imites l’écriture de leur mère. Fais bien sentir l’urgence de la situation et l’obligation pour les princes d’être auprès de leur père. Les limcoriens sont les plus loyaux envers la famille, il faut au moins leur reconnaître ça. Tu leur fais porter et tu t’arranges pour qu’ils s’en aillent dans l’heure. Je ne veux plus personne autour du Phénix ce soir.

 — Compris. »

  Luménor sortit de son bain et Santhià s'en alla. Elle s’arrangea pour délivrer la missive juste après le départ de la princesse afin qu’elle ne se doute de rien. La délégation s'en alla dans l'heure, comme prévu.

Ж