Ainsi soit-il [3/3]

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  S’enfonçant de plus en plus loin dans le monde chimérique, Astralia ignorait qu’elle mettait sa vie en jeu. Motivée par l’accomplissement de sa mission, elle se donna entièrement à sa tâche. Elle s’enfonça dans un bois épais où de longues lames de roches bleues sortaient du sol semblable à d’innombrables dents acérées. Peu à peu, les arbres se raréfièrent. Astralia erra finalement dans une vallée escarpée où seule dominait la roche bleutée identique à celle qui formait le cœur de Saltar.

  Parvenue au fond de cette vallée, Astralia arriva devant une grotte formée par deux plaques terrestres entrées en collision. Les ténèbres baignaient par-delà le seuil mais elle devait entrer. La certitude de trouver celle qu’elle cherchait au fond de cette grotte la guidait et la poussa à continuer. Astralia prit une grande inspiration et se glissa dans l’ouverture naturelle.

  Dans la première salle, il n’y avait que des colonnes et des stalagmites. Une ouverture dans le fond s’ouvrait sur un gouffre escarpé. Astralia se laissa glisser, dégringolant de plus en plus profondément. Ainsi de salle en salle, suivant l’enfilade de poches et de tubes, elle parvint devant un palais taillé dans la roche. Les hauts piliers étaient décorés de dragons et de flammes. Plus la Sainte s’approchait et plus elle distinguait la richesse des détails, les personnages mis en scène dans de longues fresques historiques, les écailles des dragons, les poils de leurs crinières. Tout cela semblait si vivant.

  Un soupir rauque la fit sursauter. Une créature respirait non loin de là. Astralia passa finalement le seuil de la grande porte et se trouva nez à nez avec un dragon endormi. Elle se figea et observa. Les écailles brunes, tirant sur le rouge, des ailes repliées contre son torse, sa tête pelotonnée contre sa queue épineuse, on aurait presque pu y voir un chaton recroquevillé. Un chaton fort dangereux, certes, mais la posture était la même.

  Avec un temps de retard, Astralia reconnut le dragon de la crypte et s’approcha pour poser sa main sur le museau de la bête. Quand elle le toucha, la créature explosa en des millions d’écailles qui tourbillonnèrent comme des centaines de feuilles d’automne et formèrent une silhouette féminine. Les traits s’affinèrent pour donner vie à une femme à la riche chevelure rousse. En robe aux tons safranés, une couronne de roche rouge ceignant son front, elle avança à sa rencontre.

 « Bienvenue, Sainte Astralia de Fluvie. Je suis Mei Agapethalm, Reine d’Oxlein, fondatrice d'Agapet, et unificatrice des clans arkiens. »

  Astralia s’inclina respectueusement puis répéta ce que l’on attendait d’elle :

 « On m’a chargée de trouver la Reine-Dragon.

 — Tu m'as trouvée. Je dois te transmettre ma mémoire afin de perpétrer le cycle de ma lignée. Ma fille aurait dû la recevoir à ta place, mais cela m’étonnerait grandement qu’elle soit en mesure de t’imiter et de voyager jusqu’à moi, même accompagnée d’un télépathe aussi puissant que ton ami.

 — Vous avez disparu il y a plus de mille ans, Majesté. Je doute fort que votre fille soit encore de ce monde.

 — Tu ignores de quoi sont capables les races du premier âge, mon enfant. Je perçois à travers toi qu’elle est en vie, et cela me réchauffe le cœur. En tant qu’ancre du sort que nous avons jeté à Saman, j’ai été le témoin d’événements terrifiants. Je suis liée à lui, et lui à moi. Une fois que je t’aurais transmis mon savoir, je n’aurais plus qu’une seule tâche à remplir et ceci affaiblira le Déchu. J’espère que cela te donnera l’occasion de rassembler tous les Descendants et de les unir afin de lui porter le coup fatal.

 — Je ferai de mon mieux.

 — Comme nous l'avons fait en notre temps. Approche. »

  La Sainte obéit. La Reine-Dragon posa les mains sur ses épaules en la berçant d'un regard bienveillant.

 « Merci de devenir le vaisseau d'une mémoire qui n'est pas celle de ta lignée. J'espère que tu en seras vite déchargée. »

  Mei referma doucement ses bras autour d’Astralia dans une étreinte pleine d’amour. Elle prit une profonde inspiration puis laissa couler sa mémoire de son esprit à celui de la Sainte en une longue expiration. Sans qu'Astralia ne puisse réagir, des centaines de sensations s’emparèrent d'elle. Une suite infinie d’images, de visages, de caresses, de blessures, d’odeurs, de sentiments, de sons emplirent son être. Astralia se noya sous la puissance qui se déversait en elle. La somme de toutes les connaissances de milliers de vies s’imprégna en elle. Ce fut trop pour une si jeune personne, Astralia s'évanouit.


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  Igurantori fut prompt à réagir lorsqu’il sentit Astralia se dissiper dans l’inconnu. Il prit une profonde inspiration et enveloppa la Sainte de spirit. Il put ensuite la ramener dans son enveloppe charnelle. À son grand désarroi, elle n’eut aucune réaction. Astralia était plongée dans un coma qui n’était pas lié à la maladie. Son esprit était intact mais quelque chose l'empêchait de s'éveiller.

  La crypte toujours déserte, le télépathe fit léviter leurs deux corps et reprit le même chemin qu'à l'aller. L’ascension fut encore plus longue que la descente. Même en abusant de sa télékinésie, Igurantori mit deux fois plus de temps à remonter.

  Quand il les fit sortir de la fontaine, Igurantori eut un choc. L'air était nauséabond, lourd. Comme si quelque chose de terrible avait eu lieu pendant leur absence. L'arguenne découvrit l'étendue du massacre en passant la porte de pierre qui avait préservé la salle de la fontaine. Les temples étaient en ruines. Les corps calcinés des religieux étaient disséminés à travers la cour. Le Grand Mestre Setsuan avait été crucifié sur le portail du Templion. Les yeux pleurant à cause de la fumée qui perdurait, Igurantori détourna le regard et récita une courte prière.

  Par la suite, tant qu'il était caché derrière le dernier mur encore debout du Temple de Nébuline, l'arguenne préféra s'envelopper d'un bouclier psychique qui détournerait l'attention de possibles témoins. Son grand-père l'avait prévenu de la venue de la Milice. Il était fort probable que les soldats soient encore là. Le prochain défi consistait à amener Astralia à son ami médecin sans se faire prendre.

  Dans le calme et la plus grande prudence, Igurantori sonda les lieux et trouva le meilleur endroit pour léviter par-dessus l'enceinte du Templion.


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  Perché sur le toit d'un bâtiment hors du Templion, Xaan observait la fumée se dissiper après la disparition du dôme. Roman l'avait désactivé après la mort du dernier religieux. L’odeur de chair brûlée était tout à fait infecte. L’assassin avait déjà eu l'occasion de baigner dans de telles émanations mais jamais avec ce poids sur la poitrine. Tous les religieux avaient péri. Du Grand Mestre au novice. Ils n'eurent aucune alternative à leur exécution. Xaan trouvait la situation d'autant plus grave qu'il voyait les âmes des défunts s'élever et errer autour des corps. S'ils ne recevaient aucun rite funéraire, ils allaient rester là, errants et oubliés du Dieu-Messager.

  Face à cette injustice, Talin se sentit obligé de faire un geste pour eux. Il se téléporta dans la cour du Templion, joignit les mains en prière et prononça les paroles rituelles censées accompagner les défunts jusqu’aux Trois Portes. Les âmes se rassemblèrent autour de lui avant de s'envoler avec la culpabilité de l'assassin.

  Alors qu'il s'assurait que personne n'avait été oublié dans la cour, Xaan repéra une déformation sphérique dans l'air. Il comprit que quelqu'un utilisait un sort d'invisibilité et utilisa un contre-sort. Il perçut donc, au-delà du bouclier, un être à la peau verte, tenant près de lui le corps d'une femme en lévitation. La vision de Xaan se coupa soudainement quand son contre-sort fut dépassé par la puissance du mage en face de lui.

  Intrigué, l'assassin dissimula sa propre énergie et les prit en filature. Xaan les suivit jusqu'à l'infirmerie. La femme était-elle blessée ? Dans ce cas, pourquoi utiliser un sort d'invisibilité ? Pourquoi prendre une telle disposition pour se rendre dans la tour, surveillée à chaque couloir ? Xaan n'eut pas l'occasion d'en apprendre plus. Son cristal d’alerte vibra. Sans avoir l'occasion de signaler sa position et ce qu'il faisait, le lieutenant Crétin le somma de réapparaître.

  Aussitôt dit, aussitôt fait. Xaan se téléporta devant le Templion et se fit passer un savon par le lieutenant Roman. Ce dernier lui reprocha d'avoir abandonné son poste sans en avoir reçu l'ordre. Xaan tenta de lui expliquer qu'il avait eu une bonne raison de le faire mais Roman ne voulut rien entendre. L'assassin écopa de quelques corvées supplémentaires et fut congédié. Talin mâcha quelques insultes avant d'obéir en fusillant le lieutenant du regard.


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  Au moment où Igurantori pénétra dans la tour pour mener Astralia à l'infirmerie, Luménor fit un malaise. Santhià voulut le prendre dans ses bras, mais cela le fit hurler de douleur. Elle fut obligée de le laisser par terre. Le Gardien n’avait aucune idée de ce qu’il se passait. Il se sentait tiraillé, comme si on lui avait arraché la peau d’un côté et ses os de l’autre. Il était comme morcelé. Il n’avait pas ressenti un tel poids sur sa poitrine depuis la bataille contre les sorcières. Il lui fallut mobiliser toute sa force de volonté pour demander à Santhià de le descendre à la crypte et de toucher la dragonne.

 « Elle est froide, maître. »

  Se remettant péniblement du transport sur son trône, Luménor s'inquiéta de ce changement d'état. La dragonne n'avait jamais été froide, même pendant les hivers les plus rudes avant qu'elle ne soit enterrée.

  Revenant vers lui, Santhià plaça un coussin sous sa tête puis le couvrit d'une épaisse fourrure. Luménor aurait refusé qu’elle le materne de la sorte s’il avait eu de l’énergie à gaspiller. Ses dernières forces l'abandonnèrent soudainement et il sombra dans un profond sommeil. Fidèle parmi les fidèles, Santhià veilla à ses côtés, interdisant l’accès à la crypte en attendant un signe d’amélioration. Elle sonna tout de même ses subalternes pour leur demander de chercher sur les écrans un indice quelconque du côté de la classe spéciale.

Ж

  Ses corvées accomplies, Talin se téléporta sur le toit du bâtiment des tritons. Il s'assit et fixa les jardins intérieurs, observa les rares nobles qui s'y promenèrent. Tout cela n'était pourtant qu'une maigre tentative de diversion. Pourquoi ressentait-il tant de colère ? L'attitude du lieutenant Crétin ne justifiait pas qu’il se sente si frustré.

 « C’est ce qu’on appelle l’injustice mon garçon.

 — Allez vous faire voir ailleurs, répondit-il aussitôt à Hevlaska en se tournant vers elle. Je n’ai pas envie d’écouter vos histoires. Ni vos conseils. Même quand je vous pose une question simple, vous ne savez pas me répondre sans faire de manières. Je ne vous écouterais plus !

 — Tu devras pourtant. Ce qu’il s’est passé tout à l’heure…

 — Quoi ? s’énerva-t-il en se levant. Ne me dites pas que j'étais censé les sauver pour vous prouver mon engagement ?

 — Non. Tu as réagi comme il le fallait. Cela devait se produire. Ce que j'allais dire ne concernait pas les religieux, mais je constate que cela te travaille plus que je ne l'aurais cru.

 — Non, je... Cela m'est égal.

 — Vraiment ?

 — Rah ! Laissez-moi tranquille ! »

  Xaan se téléporta dans la forêt pour couper court à la conversation. Hevlaska soupira et le suivit. Elle ne pouvait pas l'épargner. Pas maintenant que les événements s'accéléraient. La descendante du Phénix commençait à rassembler la nouvelle génération autour d'elle, la Sainte les rencontrait peu à peu. L'Ombre devait prendre sa place dans cette équation.

 « Xaan Talin ! Cesse de faire l'enfant. Tu ne peux pas fuir quand cela t'arrange.

 — Alors, répondez-moi ! »

  Il lui avait crié sa réponse en se tournant vivement vers elle. L'assassin était peut-être un petit peu à cran. Hevlaska pinça les lèvres et hocha lentement la tête. Il était temps de lever légèrement le voile.

 « Ainsi soit-il. »

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