Couper le cordon [1/3]

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  Un courant d’air glacial réveilla Suna. Elle se redressa et se tendit. Une femme aux mains tranchées se tenait au pied de son lit et la fixait. La guerrière l’ignora et se rallongea sous sa couverture. La femme geignit de longues minutes avant de s’en aller. La fantomatique apparition n’était pas la seule à implorer son aide. Il y en avait tant et plus que la métisse ne les calculait plus. Chaque jour comptait plusieurs défilés d’âmes errantes qui demandaient l’exécution de leurs dernières volontés, ou suppliaient pour recevoir les derniers rites. Suna ne pouvait rien pour eux. Elle passait donc son temps à les ignorer et à endormir ses capacités extrasensorielles.

  Aux premières lueurs du jour, Suna se prépara et retrouva Arya à l’infirmerie où elle passait toutes ses nuits depuis qu’elle avait incendié la chambre. Avec Lola, elles avaient décrété qu’il ne fallait pas laisser la princesse toute seule. Ainsi, la cadette s’occupait d'Al'raï l’après-midi et Suna le matin, en accord avec leurs emplois du temps. Et puis Arya était devenue une amie donc la corvée de gardiennage n'en était pas vraiment une.

  Arya était déjà levée et se restaurait en compagnie de Luc Nandru. Ce dernier laissa les deux jeunes femmes en tête à tête en reprenant son travail. Suna s’installa à sa place et conversa de bonne humeur et avec sa franchise habituelle :

 « T’as meilleure mine ! Ça fait plaisir à voir.

 — Merci. »

  La princesse ne s’étendit pas sur son cas et termina son plateau avant de signaler au médecin qu'elle s'en allait. Suna appréciait qu’elle ne se morfonde pas sur ses problèmes. Cela leur donnait matière à discuter sur des tas d’autres sujets. Parmi ses préférés : les armes, les duels, les armures et la monte. Elles se passionnaient également toutes les deux pour les arts martiaux. Elles en discutèrent à nouveau en se dirigeant vers les terrains d’entraînement où auraient lieu leurs premiers cours de la journée.

 « Au fait, Arya, tu sais que Maître Caron peut t’apprendre à apprivoiser n’importe quelle monture ? Il faudra que je te le présente. »

  Alors qu'Arya acceptait poliment, Suna eut un violent frisson, le sang glacé par une nouvelle apparition. Son regard se durcit et elle ignora l’homme qui se tenait derrière Arya. Un battement de paupière plus tard, la guerrière se rendit compte que quatre fantômes entouraient la princesse. Elle se fit la remarque qu'ils n'avaient pas l'air aussi perdus que tous les autres errants. Puis elle se força à les ignorer. Cette technique avait toutefois un gros défaut, cela n'empêchait pas les esprits d'entrer en contact avec la guerrière s'ils avaient la volonté de lui transmettre des fragments de leur histoire. Ce fut ce qui se produisit avec cet homme. Il attrapa son bras et Suna prit une grande inspiration pendant qu'elle percevait des odeurs et des images.

  Suna gronda et Arya la regarda bizarrement. La princesse l'interrogea gentiment et la guerrière donna le change en lui disant qu'elle avait un caillou dans sa sandale. Poursuivant dans l'idée de son mensonge, elle s'agenouilla et tritura sa chaussure. L'esprit l'avait lâchée mais les images s'étaient imprimées en elle. Suna sentit le regard des quatre entités sur son dos et la métisse finit par faire face à Arya en se relevant.

 « Tu sais quoi ? On va y aller maintenant.

 — Où ça ?

 — Voir Caron. On a encore le temps. »

  Le maître vétérinaire vivait au plus proche de ses bêtes. Suna l'aimait bien. Il était aussi franc qu'elle et doué pour enseigner. Même s'il préférait les animaux domestiques, les créatures magiques et les bêtes plus que les races dites civilisées, Caron restait un expert dans son domaine. Devant les enclos, Suna l’interpella alors qu’il nourrissait un griffon de quelques mois à peine.

 « Hé ! Maître Caron ! Vous avez un peu de temps à nous accorder ? »

  Jord répliqua avec bonne humeur en voyant qui lui rendait visite :

 « Suna la Brune veut encore cavaler ? Ça ne t’a pas suffi de casser la patte de Salmon ?

 — Je vous rappelle qu'il est tombé tout seul alors que je n'étais plus sur son dos. Et puis, ce n’est pas pour moi aujourd’hui, mais pour une amie. »

  Maître Caron se montra encore plus jovial quand il aperçut la petite Al'raï derrière la métisse. Il rentra le griffon dans son étable puis fit face à la princesse avec bonhomie.

 « Qu’est-ce qui te ferait plaisir, ma petite ? Vas-y, choisis, et je te montrerai comment t’y prendre. »

  La princesse accepta presque timidement et observa les animaux derrière chaque porte. Les enclos étaient tous enchantés. Derrière la lucarne, ils vivaient dans leur habitat naturel. Elle délaissa les races terrestres assez rapidement et s’arrêta devant la porte des grands darcs. C'était des oiseaux gigantesques aux vives couleurs chatoyantes. Avec une naïveté enfantine, elle demanda s’ils pouvaient voler.

 « Un peu qu’ils peuvent ! Lequel veux-tu monter ? »

  Caron attrapa un licol adapté et entra avec elle dans l'enclos. Il lui nomma chaque oiseau en lui donnant son âge et sa particularité. Ils étaient tous originaires de Darcie, qui tenait précisément son nom de cette race d'oiseaux que les habitants avaient apprivoisés pour se déplacer facilement dans la jungle épaisse. Caron souriait fier de voir sa petite princesse affectionner une partie de son héritage culturel. Se souvenait-elle de quelque chose en particulier ou laissait-elle parler son instinct ? Le vétérinaire obtiendrait sa réponse rapidement en voyant Arya s’avancer vers le fond de la clairière où dormait le plus vieux de tous les grands darcs en sa possession, et le plus grand.

 « Comment s’appelle-t-il ?

 — Slavar. En hommage à un grand roi. »

  Caron ne perçut pas de changement dans l'attitude de la jeune fille. Ses craintes se concrétisèrent. Arya ne reconnaissait même pas le nom de son père. Si elle avait perdu la mémoire, elle reproduisait inconsciemment les mêmes gestes et refaisait les mêmes choix. Enfant, elle avait rendu fou son père pendant sa première leçon de vol. Elle avait pris le plus grand darc de l'essaim et avait décollé avant d'être correctement préparée. Elle s'était pourtant débrouillée comme une reine avec aisance et l'oiseau lui obéissait.

  Sans percevoir qu’on l’étudiait avec attention, Arya s'approcha lentement de l'animal. Slavar ouvrit les yeux et se redressa. Il était bien plus grand qu’elle ne le pensait mais cela ne l’effraya pas. Elle l'observait en souriant, attendant de savoir s'il acceptait qu'elle le monte. Cette scène lui paraissait si familière ! L’oiseau courba son long cou et posa son bec épais contre son ventre. Il était aussi large qu’elle et rugueux. Arya caressa la tête plumée de l’oiseau puis tendit le bras vers Caron. Celui-ci lui remit le licol sans tergiverser et la regarda faire. Elle n’avait rien oublié de la méthode. Il en était très fier et ne s’en cacha pas. Une fois les rênes bien en main, Arya enlaça le cou du grand darc qui se redressa alors et déploya ses ailes pour s'envoler. La princesse serra doucement les cuisses et se laissa glisser jusqu'à la base du cou en se plaçant dans la posture la plus confortable avant que Slavar ne décolle d'une puissante impulsion.

  Caron les regarda monter dans le ciel de l'enclos protégé puis il se mit à rire, une petite larme à l’œil. Cela lui rappelait tant de souvenirs. Il revit les pyramides colorées, les essaims de grands darcs, les patrouilles aériennes, ses camarades de voltige. L'émotion lui serra la gorge quand il fut paralysé à l'idée de ne plus jamais parvenir à remonter en selle. Luménor lui avait volé sa passion mais pas ses connaissances. C'était rageant. Caron finit par renifler et siffla pour que Slavar redescende. Le premier cours allait commencer et le maître ne voulait pas que son élève arrive en retard à cause de lui.

  Quand Arya eut atterri, elle sauta à terre, rayonnante. Elle remercia Caron et lui promit de revenir l'aider à s'occuper des oiseaux. Le vétérinaire fut ravi par son enthousiasme et se mit à prier pour que Managuilith, son ancien précepteur, puisse l'aider à reprendre ses pouvoirs en main. Si déjà lui-même parvenait à passer du temps avec la princesse, à lui rappeler ses premiers enseignements, ce serait très encourageant pour la jeune fille.


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