Couper le cordon [2/3]

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  Tandis qu'Arya prenait son envol sous le regard de Caron, Suna faisait face à des adversaires plus coriaces que d'ordinaire. Elle n’osait même plus bouger, cernée par les quatre spectres qui entouraient Arya à peine quelques minutes plus tôt. La métisse ne voulait pas engager le dialogue mais elle ne voulait pas non plus forcer le passage et entrer en contact avec eux. Elle refusait de porter secours aux fantômes depuis que ses capacités s'étaient éveillées à l'adolescence. Elle n'allait pas changer d'idée maintenant. D’abord parce que Saltar n’était qu’un cimetière à ciel ouvert, et qu'elle pourrait facilement passer sa vie entière à envoyer les âmes vers les Trois-Portes. Ensuite, Suna n'avait jamais accepté le fait qu'elle était une nécromancienne. Qui voudrait l'être ? Il n’y avait pas de pouvoir plus terrible. Hevlaska lui avait enseigné tout ce qu'elle devait savoir mais Suna avait préféré rejeter toute utilisation de la magie. Avec le temps et les arguments de Lola, la métisse s'était habituée aux artefacts qui ne lui demandaient aucun effort particulier, mais pour le reste, elle n'y touchait pas.

  Ainsi, depuis deux ans, Suna essayait de ne pas attirer l'attention des errants. Elle les ignorait et buvait, surtout le soir, pour éviter de passer sa nuit à les entendre se plaindre. Mais ces quatre-là ne réagissaient pas comme les autres. Ils se matérialisèrent tout à fait, déterminés à l'emmerder. Et elle n’allait pas se mettre minable de si bonne heure juste parce qu’elle n’arrivait pas à gérer quatre pauvres âmes perturbées.

  Ils se rapprochèrent un peu plus d’elle, resserrant le cercle. En dernier recours, Suna ferma les yeux. Sa réaction était puérile, elle le savait. Le froid glacial de leur présence lui gelait les os. Elle tenta de résister, mais ils insistèrent beaucoup plus que les autres errants et lui parlèrent sans relâche.

 « Pourriez-vous l'aider…

 — Non.

 — Il faut que vous la libériez…

 — J’ai dit non ! »

  La guerrière serra les poings. Elle pria juste pour qu’ils s’en aillent. Si elle commençait à libérer certains esprits, ils allaient tous lui tomber dessus.

 « S’il vous plaît…

 — Laissez-moi tranquille !»

  Suna gronda et se détourna prête à s’enfuir quand Arya sortit de l'enclos des grands darcs avec Maître Caron. Elle repéra la grande brune et courut la serrer dans ses bras, folle de joie. Elle la remercia pour son idée de génie puis la prit par la main et s'élança vers les terrains d'entraînement pour ne pas arriver en retard. Les fantômes s'étaient dissipés dès que la princesse était apparue. Suna ne savait pas si elle devait la remercier ou la fuir. Pouvait-elle esquiver le cours et rentrer s’isoler un moment ? Maître Rougeot ne lui en laissa pas l'occasion. Alors elle se focalisa uniquement sur les exercices physiques et déversa toute sa colère et sa rancœur contre ses adversaires.

  La leçon de combat terminé, Suna laissa Arya se rendre seule au cours suivant pendant que la métisse faisait un détour par le Templion. Son accès lui fut refusé par des miliciens plus froids et antipathiques que d'habitude. Qu'était-il arrivé ? Le portail était clos et une odeur âcre lui arracha une grimace de dégoût. Astralia avait-elle réussi à leur échapper ou était-elle tombée entre leurs mains ? Suna gronda et fit demi-tour avec rage pour rejoindre ses camarades de classe. La culpabilité lui tordit l'estomac. Pourtant elle était tout à fait consciente qu'elle ne pouvait pas se dédoubler. Elle ne pouvait pas accompagner Arya, veiller sur Lola et protéger la Sainte. C'était humainement impossible.

  Suna s'arrêta soudainement au milieu du chemin et souffla en se pinçant le nez. Si elle commençait à se ronger les sangs, elle n'arriverait à rien. La guerrière prit quelques secondes pour apaiser son esprit. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, Hevlaska était devant elle. Suna se retourna, s'assura que personne n'écoutait avant de lui adresser la parole.

 « Bonjour Vieille-Mère. Que faites-vous ici ?

 — J'ai perçu les troubles de ton âme, mon enfant.

 — Vous n'auriez pas dû vous déplacer pour cela. Ce n'est rien, je vais gérer.

 — Avec ou sans gallon d'eau-de-vie ? »

  Suna baissa les yeux et se frotta la tête avec gêne. La jeune femme avait honte devant l'ancienne qui lui avait appris tout ce qu'elle devait savoir sur son pouvoir si particulier. Elle se mit à frotter le sol du bout de sa chaussure, embarrassée par ses réactions et son obstination. Hevlaska s'approcha et prit doucement la main de la rose égarée. Elle n'était pas venue lui faire un sermon.

 « Allons, haut les cœurs, Suna ! Tu es une guerrière, une battante et une protectrice. Ton rôle n'est pas de rester en arrière, ni de te morfondre ainsi. Je sais que ce qui t'attend est difficile. Mais considère cette opportunité avec joie. Tu as la possibilité d’aider une amie qui souffre. Ce matin, tu as eu l’occasion d’alléger son quotidien. Demain, tu sauras la libérer de son fardeau. Sois forte, et sache que tu n’es pas seule. Mes prières t’accompagnent chaque jour.»

  Suna serra sa main en retour. Elle prit une profonde inspiration et regarda la Vieille-Mère. Ses encouragements lui allaient droit au cœur mais ne faisaient pas taire la peur profonde, logée depuis longtemps au creux de son ventre. Suna ouvrit la bouche pour parler et resta muette. Ses objections lui restèrent au travers de la gorge. La métisse baissa finalement la tête et regarda Hevlaska.

 « Comment faire pour renvoyer les fantômes ?

 — Il faut couper le lien qui les enchaîne.

 — Comment ?

 — Visualise leur chemin de vie, localise l'émotion qui les retient puis tranche-la comme je te l’ai montré. Tu te rappelles nos exercices ?»

  Suna hocha la tête. Elle se souvenait et elle n’avait pas envie de recommencer. Hevlaska lui caressa la main en lui assurant qu’elle s’en sortirait très bien.

 « Ce n’est pas compliqué. Tu sais le faire. Il faut juste que tu rassembles ton courage et que tu sautes le pas.

 — On est d'accord, je le fais juste pour ces quatre-là ?

 — Tout à fait. Les autres attendront.»

  Suna hocha lentement la tête puis baisa la main d'Hevlaska avec respect. La Vieille-Mère lui sourit puis disparut en un battement en paupière. Suna déglutit et soupira. Rassembler son courage et sauter le pas, hein ? Plus facile à dire qu'à faire. Toute la journée, la métisse tourna en rond. Le soir venu, une bouteille à la main, elle traîna sur le canapé du salon. Elle avait l'air contrariée et Lola n'osa pas la gronder en la voyant plus préoccupée que d'habitude. La cadette lui souhaita une bonne nuit et la laissa tranquille.

  La nuit fut longue. Suna évalua toutes les possibilités en les retournant dans tous les sens. Au matin, une fois toutes ses excuses rejetées, elle prit une douche chaude et s'habilla comme si elle partait en guerre. L'esprit focalisé sur sa tâche, elle se dirigea d'un pas déterminé vers l'infirmerie. Les fantômes avaient tendance à suivre Arya partout où elle allait. Est-ce qu'elle les attirait ? Ou pire, étaient-ils liés à elle ?

  Une fois devant la porte de l'infirmerie, Suna se figea. Sa belle détermination s'était envolée. Elle ne pouvait pas faire ça. Elle ne pouvait pas libérer ces fantômes. Elle n'avait pas l'expertise pour s'en charger. Elle ne voulait pas faire souffrir Arya. Si les fantômes étaient ancrés en elle, la princesse allait endurer une autre épreuve difficile. Et si cela déclenchait un nouvel incident ? Suna en serait la cause entière et totale.

  Toujours en pleine hésitation, Suna expira soudainement un nuage de vapeur. L'air était de nouveau glacial autour d'elle. La métisse se retourna et fit face aux fantômes qui étaient apparus. Un homme et une femme s’approchèrent résolument. Suna recula jusqu’à se trouver dos au mur. Ils avancèrent jusqu’à la toucher. Elle ferma les yeux en sentant leurs doigts froids sur sa peau. Des frissons la parcoururent tandis que des images lui apparaissaient. Du feu, des gens qui hurlaient, une poupée piétinée, un bâtiment qui s’effondrait. Suna se débattit et leur passa au travers pour fuir à l’autre bout du couloir.

 « Arrêtez ça ! Je suis justement venue pour vous aider. Alors, ne me touchez pas. Dites-moi plutôt ce que vous voulez.

 — Libère-la de nous. Arya a assez souffert.

 — Qui êtes-vous ?

— Notre fille doit s'en sortir par ses propres moyens. Nous voulions simplement la protéger mais nous avons échoué. »

  Suna remarqua alors l'air de famille entre le couple et son amie. Comment n'avait-elle pas deviné plus tôt ? Cela paraissait évident : la ressemblance était flagrante. Ce qu'elle pouvait être butée parfois ! La métisse soupira finalement et hocha la tête. Elle leur fit savoir qu'elle comprenait puis elle regarda les deux autres fantômes qui les avaient rejoints entre temps. L'un semblait gigantesque avec sa tête d'ampoule et son air benêt. L'autre était un combattant en armure. Ainsi se complétait l'étrange quatuor.

 « Et vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? Un dernier mot pour la route ?

 — Liam n’avait pas accompli sa mission au moment de sa mort, répondit le père d'Arya l'air apaisé. Et Ugo avait fait la promesse de rester toujours auprès de sa bienfaitrice. Nos intentions étaient bonnes, mais nous ne faisons que l’encombrer à présent. À cause de nous, Arya ne peut pas être en paix. Nous ne parvenons plus à l'empêcher d'exploser. Il est temps pour elle de voler de ses propres ailes.

 — J’ai compris. »

  Avec ces informations en main, Suna ne pouvait plus reculer. Elle prit une profonde respiration puis leur assura qu'elle ferait de son mieux. Ils s'évaporèrent tranquillisés par ses paroles, puis la porte de l'infirmerie s'ouvrit et Arya en sortit. Elle sourit joyeusement en voyant Suna et la salua.

 « Tu m'attendais ?

 — Exact. T'as été longue ce matin ! plaisanta la métisse en se détachant du mur. Et tu ne t'es même pas pomponnée.

 — Pas de commentaire avec ta tête de déterrée, lui rétorqua Arya sur le même ton. Il faut dormir la nuit ! »

  Suna lui donna un coup de poing dans l'épaule et Arya se mit à rire tout en se mettant en chemin pour quitter la tour. Ce simple éclat de rire rassura la guerrière qui lui emboîta le pas. Arya n'était probablement pas aussi fragile que Suna le pensait. Après tout, Arya avec manqué de tout détruire à plusieurs reprises et s'en était sortie indemne à chaque fois. Peut-être que rompre le lien avec ses parents l'empêcherait de recommencer. Hevlaska avait raison en disant que la princesse portait un fardeau. Quatre pour être exacte. Suna l'observa un moment avant d'accepter le fait qu'elle était probablement l'une des seules à pouvoir l'aider.

 « Qu'est-ce qui ne va pas ? Tu en fais une tête. C'est à cause de ce que je t'ai dit. Je ne le pensais pas, tu sais. C'était une boutade.

 — Je sais. »

  Suna posa une main dans le dos de son amie tout en la rassurant. Depuis leur soirée à jouer aux cartes, elles s'étaient rapprochées et la métisse savait qu'il était facile de plaisanter et de s'amuser en sa présence, quand Arya n'était pas occupée à éviter de tout brûler. Elle n'avait pas mal pris sa remarque, c'était la tâche à venir qui l'ennuyait. Il fallait qu'elle s'en débarrasse au plus vite. Lorsqu'elles arrivèrent devant Maître Caron pour le cours de cavalerie, Suna demanda à Arya de lui réserver sa prochaine heure de libre.

 « Je dois te parler de quelque chose. C'est important. »

  Arya la regarda, étonnée par son ton grave et hocha la tête pour accepter en silence pendant que le maître grondait les retardataires avant de commencer la leçon.


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