Couper le cordon [3/3]

7 minutes de lecture

  Arya n'eut pas une minute à elle jusqu'à la fin du dîner. Une chance pour Suna qu'elles partageaient la même chambre et la même table au réfectoire. La princesse écouta poliment les anecdotes de Ruy jusqu'à ce que Suna se lève du banc et pose une main légère sur l'épaule d'Arya pour attirer son attention. Elle se pencha et lui parla bas à l'oreille.

 « Tu viens ? On devrait y aller avant que tout le monde ne sorte de table. »

  Se souvenant qu’elles avaient convenu d’un tête à tête, Arya s'excusa auprès des autres pour prendre congé puis suivit Suna hors du bâtiment. La métisse n'y avait pas réfléchi plus tôt mais elle aurait dû. Où allait-elle réaliser le rituel sans attirer l'attention des mauvaises personnes ? Elle réfléchit tout en marchant et elles firent quasiment le tour du bâtiment avant que Suna ne trouve l'endroit parfait.

  Arya suivit Suna se doutant qu’elle recevrait des explications en temps utiles. Et si cela lui parut étrange qu'elles tournent en rond un moment, la princesse ne fit aucun commentaire. Elle avait eu l'occasion de voir que l'île n'était pas le lieu le plus sûr. Peut-être que la guerrière cherchait à s'assurer que personne ne les suivait. Arya ignorait le sujet de leur futur entretien et n'avait aucune idée sur laquelle méditer. Elle garda donc le silence, même si elle était peu à peu dévorée de curiosité.

  Après avoir traversé l’Université, Suna guida Arya jusqu'à une petite arche à moitié dissimulée sous un rideau de lierre du côté des enclos pour animaux, derrière la tour. Suna lui maintint la grille ouverte pendant qu'Arya se faufilait dans le petit bois, de manière tout à fait consciente cette fois-ci.

  Suna les guida dans la pénombre du soir. Elle prit soin d'allumer une lampe qu'elle sortit de sa poche quand elles s'arrêtèrent sous les branches épaisses d'un arbre centenaire. La métisse ne pouvait plus reculer à présent. Suna fit face à Arya et prit une profonde respiration.

 « Tu te souviens de l’autre soir, à l'infirmerie ? Quand je t’ai dit que je voyais des choses ?

 — Oui.

 — La plupart du temps ce sont des esprits qui ne parviennent pas à partir parce qu’il leur reste certaines choses à accomplir. Ou bien, ils sont coincés d'une façon ou d'une autre.

 — D’accord. Mais en quoi cela me concerne ?

 — Hé bien... Il semblerait que tu sois, en quelque sorte, hantée. C’est pour ça que je t’ai amenée ici. J'ai... Je peux t'aider. On m'a appris à... Enfin, j'ai appris à le faire.

 — Faire quoi ? demanda Arya, de plus en plus méfiante.

 — Couper les chaînes émotionnelles qui retiennent les esprits sur terre afin qu'ils te laissent tranquille, résuma Suna en reprenant confiance en elle. Cela peut être très rapide s'ils sont consentants. Dans ton cas, c'est eux qui me l'ont demandé. »

  Suna avait l’air très déterminée, et un peu effrayante. Arya emmagasina les informations et croisa les bras en frissonnant dans la fraîcheur du soir. D'un autre côté, ses pensées s'emballaient. Hantée ? Par qui ? Comment ? Depuis quand ?

  Devant son air sceptique, Suna reprit très sérieusement :

 « Ce que je vais faire doit rester entre nous. Personne ne doit être au courant. J’ai ta parole ?

 — Tu as ma parole. »

  Arya ne voyait aucune raison de refuser. Elle ignorait complètement dans quoi elle s'embarquait. Certaines questions restaient sans réponse, mais cela faisait des années pour certaines d'entre elles, alors qu'est-ce que ça changeait d'attendre quelques minutes de plus ? La princesse soupira et essaya de se détendre.

 « Est-ce que je dois faire quelque chose en particulier ? »

  Suna ne lui répondit pas tout de suite. Les fantômes s'étaient manifestés. La métisse les observait et les écoutait. Elle avait changé de regard sur eux depuis qu'elle avait compris leur parenté.

 « Est-ce qu’il y a quelque chose que vous voudriez lui dire avant que…

 — À qui parles-tu ? »

  Arya regarda autour d’elle, dérangée par l’attitude de son amie. Suna resta attentive aux paroles du couple. Elle hocha finalement la tête et transmit leur message.

 « Tes parents veulent que tu saches qu’ils t’aiment et qu’ils n’ont jamais voulu que tu souffres de la sorte. Ils disent qu’ils ont fait de leur mieux pour te protéger, mais qu’aujourd’hui, il faut que tu voles de tes propres ailes.

 — Suna… Qu’est-ce que tu racontes ? répondit Arya en croisant étroitement les bras, vraiment très mal à l’aise soudainement. Mes parents…

 — …sont morts. Désolée de te l'apprendre. Ils sont restés auprès de toi depuis leur fin tragique. C’est à cause d’eux si tu fais autant de cauchemars.

 — Je ne comprends pas. Pourquoi est-ce que des esprits me feraient faire des cauchemars ?

 — C'est parce que vous êtes reliés par le sang et la magie qu'il contient. Ils revivent avec toi les événements qui ont provoqué leur mort. »

  Arya déglutit et fixa l'air environnant. Elle avait froid mais c'était à cause de la baisse de température après le coucher du soleil. Son esprit évinçait l'information capitale. Elle n'était pas prête à admettre que sa famille avait bel et bien disparu. Suna la vit frissonner et frotta son bras où la chair de poule était un clair indicateur de la présence d'esprits défunts. Le froid qu'elles ressentaient était uniquement lié à leur apparition. Mais comment l'expliquer sans passer pour une folle ? Autant y aller franchement et ramasser les pots cassés après.

  Répétant toujours ce que lui disaient les quatre esprits, Suna continua :

 « Ton premier Bouclier, Liam, s'excuse de ne pas avoir réussi à te protéger. Il a fait de son mieux pour te retrouver et te ramener. Il est mort en respectant son serment. Enfin, Ugo dit qu'il ne t'oubliera pas et qu'il fut heureux de t'avoir comme amie. »

  Arya ne se souvenait pas de ces noms. Pour elle, ils n'étaient que des inconnus. Pourtant, une douce chaleur se répandit dans sa poitrine à l'évocation de ces personnes. Est-ce que son corps se rappelait d'eux ? Les avait-elle dans la peau au point de ressentir encore les émotions liées à ce qu'elle avait vécu avec eux, même si sa mémoire lui restait inaccessible ? Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Les yeux fermés, Arya accepta peu à peu l'idée que ses parents étaient morts en la protégeant. C'était ce qu'elle voyait dans ses cauchemars après tout. Donc, si cela était le reflet de la réalité, comme le disait Suna, alors ses parents avaient été trahis, assassinés, et tout cela devant ses yeux.

 « Fais-le, Suna. Libère-les. Il faut qu'ils reposent en paix. »

  Arya sourit en espérant que ses parents la voient heureuse d'avoir obtenu certaines réponses. Ce n'était pas ce qu'elle espérait, mais d'un autre côté, elle était soulagée. Elle n'avait plus qu'à aller de l'avant et travailler avec acharnement pour rassembler les morceaux de son enfance brisée.

  Suna lança un dernier regard aux fantômes. Ils étaient tous d'accord pour lâcher prise et s'en aller. Le rituel ne pouvait pas mal se passer. La métisse donna quelques recommandations à Arya puis se frotta les mains. Elle se mit ensuite à marmonner des mantras de purification. Au milieu de l'un d'eux, Suna traça une rune sur le front de la princesse.

  Dès qu'il fut tracé, le symbole s'illumina et Arya sentit physiquement quatre attaches autour d'elle. C'était perturbant. Ce le fut d'autant plus lorsque les esprits lui apparurent. Elle reconnut le couple de ses cauchemars, l'homme en armure et le grand bébé qu'elle voyait parfois. Elle se remit à pleurer tandis que sa mère s'approchait pour lui caresser les joues. Un froid immense l'enveloppa. Les lèvres de la reine remuèrent, mais Arya ne percevait pas ses paroles. La princesse se tourna vers Suna dans l'espoir qu'elle lui répète ce que sa mère avait dit, mais la guerrière était dans un état second. Les yeux entièrement blancs, elle continuait de marmonner ses mantras. Arya tourna alors la tête vers ses parents pour se souvenir d'eux.

  Enfin arriva le point de rupture, Suna sortit une lame sacrée et d'un enchaînement de gestes précis, trancha les liens. Aussitôt, les fantômes disparurent et Arya cria pour les retenir un instant encore. Ses jambes se dérobèrent sous elle et la princesse se remit à pleurer de plus belle. Pourtant, ces larmes la soulagèrent. Le deuil remplaçait l'incertitude.

  Suna rouvrit les yeux et prononça une prière mortuaire pour clore le rituel. Puis elle vit Arya à terre et se précipita vers elle.

 « Arya ? Est-ce que ça va ? »

  La princesse se jeta à son cou et pleura contre elle de longues minutes. Puis elle s'endormit, épuisée. Un poids énorme avait été retiré de ses épaules. Suna fut quand même rassurée que cela n'ait pas provoqué d'incident et porta Arya jusqu'à l'infirmerie pour la mettre au lit. Luc demanda des explications, inquiété par l'inconscience de sa patiente. La guerrière le rassura sans que le médecin ne crût à son histoire. Il avala aussitôt quelques pilules énergétiques afin de pouvoir veiller Arya toute la nuit.

  De son côté, Suna trouva refuge dans la réserve d'alcools de la cuisine centrale. Un raz-de-marée fantomatique lui était tombé dessus à la sortie de l'infirmerie. Avec ironie, elle trinqua à la santé des parents d'Arya et s'enivra jusqu'à ne plus voir aucun esprit. Cela ne les empêcha pas de défiler toute la nuit, lui gelant le sang et les os.

  Au petit matin, Suna fut trouvée à moitié morte de froid, les lèvres bleues et la main figée autour du goulot d'une bouteille. En la voyant arriver à l'infirmerie avec l'équipe médicale, plus aucun doute ne subsista pour Luc Nandru. Il s'était vraiment passé quelque chose avec la princesse.

Annotations

Vous aimez lire Siana Blume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0