Fin de partie [2/4]

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  Alors qu'un nouvel appel spirituel balayait l’île, Luménor se rattrapa au bras de Santhià. Son corps flanchait. Chaque nouvelle vague d'énergie l'affectait un peu plus. Le Gardien sentait son corps d’emprunt rejeter un peu plus son âme et vieillir prématurément. La petite garce ne cessait d'enchaîner les appels. De jour comme de nuit, la Sainte ne s'arrêtait jamais. Cela faisait des jours qu'elle s'activait. Santhià lui avait pourtant assuré ne pas l'avoir nourrie depuis qu'elle s'était évanouie. Elle était donc réellement douée pour ne pas dépendre ainsi de la nourriture terrestre. Et plus efficace que Galriel. Astralia ne se perdait pas en joute verbale ni en séduction, elle ne se faisait pas désirer et n’allait pas supplier les Descendants. Elle les appelait, ils venaient. Luménor devait bien lui concéder cette qualité. Néanmoins, la Sainte lui rendait la vie impossible. Les appels incessants agitaient les prisonniers et il devenait difficile de les maîtriser sans les droguer à longueur de journée. Luménor était en chemin pour lui ordonner de se calmer un peu.

  Santhià s'inquiéta de son silence et lui prêta un appui assuré. Ils étaient seuls dans le couloir, personne n'avait été témoin de son instant de faiblesse. La lamie savait que le maître avait cela en horreur. Il le supportait déjà mal quand elle était l'unique personne à le soutenir, il valait mieux qu'il n'y ait pas de voyeur impromptu. La jeune femme patienta encore un peu, afin qu'il reprenne son souffle, puis se remit en route avec le Gardien.

  En passant devant l'une des nombreuses armures polies, disposées en une haie d'honneur dans le dernier couloir qui menait à l'observatoire, Luménor aperçut son reflet et s'immobilisa de nouveau. Il avait l’air d’un cadavre ressuscité. Il ne s’était jamais vu dans un tel état. La colère remonta vivement du fond de ses entrailles. Cela lui redonna un petit coup de fouet. Il entra dans la cage dorée de la Sainte seul et avec énergie. Luménor déchargea sur elle sa frustration millénaire.

 « Pourquoi est-ce que tu continues d’appeler tes semblables ? Tu les rends fous en bas ! Et moi avec ! Tu ne te reposes donc jamais ? »

  Astralia se tenait à genoux, en position de prière, les mains jointes. Elle releva la tête pour l’interroger avec calme et bienveillance, comme elle se serait adressée à un enfant capricieux.

 « Je continue de rassembler les Descendants et leurs Boucliers. N’est-ce pas ce que vous vouliez ?

 — Évidemment que c’est ce que je voulais !

 — Dois-je continuer dans ce cas ? Tout le monde n’est pas encore arrivé. Je dois continuer de les guider jusqu'ici.

 — Évidemment qu'il faut continuer ! »

  Luménor fit volte-face, prêt à partir sur-le-champ, mais parvenu à la porte, il se retourna soudainement. Luménor ne savait pas ce qui le poussait à parler mais il s’entendit révéler des pensées qu’il ne s’était même pas avoué à lui-même.

 « Qu'est-ce que Sighna a vu en toi ? Tu n'es qu'une fillette frêle et fragile ! Je pourrais te briser d'un claquement de doigts. Pourtant depuis que tu es arrivée, tu ne cesses de me mettre des bâtons dans les roues. Tu as libéré les religieux, ce qui m'a obligé à les tuer. Tu as rallié et assermenté des Boucliers. Je ne sais pas exactement ce que tu as fait dans la crypte mais depuis que tu y as fourré ton nez, rien n’est comme avant ! Je me fatigue plus vite, mes pouvoirs s'amenuisent et tu es parvenue à réunir la plupart des Descendants, ce qui me rend complètement dingue ! Et je ne suis pas le seul. Les Boucliers sont sur les nerfs, on doit les droguer pour qu’ils se tiennent tranquilles. Et presque tous les Descendants sont éveillés ! La peste ! La dernière fois que cela s’est produit, cela s’est mal terminé pour moi ! Jamais… Tu entends ? Jamais je ne vous laisserai imiter ces satanées sorcières ! Je vous éliminerai avant que vous ne puissiez faire quoi que ce soit! »

  Luménor termina son monologue haletant et épuisé. Pourquoi avait-il autant parlé ? Quelle était cette étrange ambiance dans l'observatoire ? La lumière et l'énergie que dégageait la Sainte étaient si particulières. Il se rappela soudain de la spécificité de la lignée du Naga, dont elle était la descendante : l'art de la vérité. Quelle influence pouvait-elle avoir sur lui ? Luménor se mit à grimacer plein de répugnance, tout en se demandant ce qu'elle cherchait à obtenir de lui.

  Pendant que le Gardien la fixait en silence, Astralia se releva dignement et se tint droite face à son ennemi. La voix calme et posée, elle lui répondit en frôlant la ligne de vie du Gardien. Autre que sa couleur noirâtre, différente des fils qu'elle touchait habituellement sur la grande toile de la destinée, la Sainte perçut une partie des horreurs qu'avait commises Luménor. Il lui fallut se refermer un peu pour ne pas se mettre à pleurer devant toutes les souffrances qu'il avait causées, directement ou indirectement. Son ton n'en fut que plus ferme quand elle lui répondit :

 « J’entends vos paroles, mais elles sont vaines. J’agis comme je dois le faire et les événements qui se préparent doivent se produire. C’est ainsi qu’est tracé notre chemin, le vôtre et le mien. Tout ce qui vous est arrivé depuis votre couronnement n’est que le résultat de vos débats. Si vous n’aviez pas tenté d’éviter la mort, rien de tout cela ne se serait arrivé.

 — Petite g…

 — Inutile de vous en prendre à moi. Je ne suis que le résultat des choix que vous avez faits dans votre vie. Maintenant, vous devriez descendre accueillir la descendante de la Forêt. De mon côté, je dois me préparer à accueillir le dernier Bouclier.

 — Comment ? »

  La porte s'ouvrit et Santhià le rejoignit, l'air fébrile. Luménor se retourna vers elle puis lança un dernier regard à la Sainte avant de suivre la lamie. Inutile de poursuivre cette conversation pour le moment. Le Gardien expira bruyamment une fois dans le couloir.

 « Elle est arrivée, n'est-ce pas ? Dans quelles dispositions est-elle ?

 — L’ambassadrice du Protectorat de Liandil prétend avoir été convoquée par vos soins, maître. Elle attend dans la petite cour. Dois-je la prévenir de votre venue ou la faire installer dans un appartement avec sa délégation ? »

  Luménor saisit immédiatement l'avantage d'un tel malentendu. Il pria Santhià de conduire la délégation dans une salle de réunion au sein même de la tour. Il serait ainsi plus facile de les cerner et de les transférer avec les autres.

 « Elle est venue avec son garde du corps, pas vrai ?

 — Comme toujours, l'elfisse noir l'accompagne. Mais ils ne sont pas venus seuls. Dois-je faire preuve d'hospitalité ?

 — Il s'agit de la princesse Shaïline Noomilith de Liandil. Recevons-la avec tous les égards dus à son rang. Y a-t-il d'autres dignitaires parmi la délégation ?»

  Santhià répondit par la négative et Luménor la congédia sans donner plus de consignes. La lamie connaissait le protocole dans ce genre de situation. Elle s'inclina et disparut mettre ses ordres à exécution.

Ж

  Une demi-heure plus tard, Santhià téléporta Luménor devant la salle où la délégation du Protectorat avait été réunie. Il demanda à la lamie de rester à l'extérieur même si la princesse verte leur faisait l'honneur d'une de ses colères légendaires. Santhià s'inclina, ouvrit les portes pour annoncer le Gardien puuis se retira derrière les portes closes.

  Face à Luménor, une dizaine d'elfisses des trois clans se tenaient debout, par petits groupes. À son entrée, ils pivotèrent tous dans sa direction puis regardèrent leur princesse. Le silence qui se fit naturellement dans la salle dans le même temps rendit l'air pesant. Le Gardien sortit alors son plus beau sourire pour les accueillir.

 « Votre Altesse ! s’écria chaleureusement Luménor en lui ouvrant les bras. Merci d’avoir répondu à mon appel. Votre présence nous honore et pare notre université d'un magnifique joyau qui...

 — Pas la peine de me faire des courbettes, vieillard, coupa Shaïline, le ton sec et pinçant. Ce n’était pas la peine de me faire venir si c’est pour réclamer plus de bois enchanté. Tu seras livré en temps et en heure, ni plus ni moins. Si tu n’es pas capable de faire attention à une denrée aussi précieuse, autant arrêter là notre échange commercial. Je t'ai déjà expliqué pourquoi nous ne pouvions pas doubler la production. À moins que tu perdes la mémoire comme les gens de ta race.»

  La langue acérée, Shaïline Noomilith était une elfisse du clan de Bois, connue pour son manque de tact et son intolérance vis-à-vis des races du deuxième âge. Elle dépassait à peine les cent cinquante centimètres de haut, mais cela était déjà un exploit pour ceux de son peuple. Le teint verdâtre, comme il sied à la descendante de la Forêt, une moue boudeuse soulignait perpétuellement l’ennui que provoquait chez elle chacune de ses visites hors de son pays natal. Luménor ne l’avait jamais vue sourire. Son mauvais caractère était aussi légendaire que ses colères. Une charmante invitée en somme qui lui faisait presque apprécier les moqueries déguisées de l’ambassadrice d’Iscil.

  Le Gardien garda sa mine joviale, habitué aux salutations insultantes de l’elfisse et son tutoiement systématique. Cette dernière croisa les bras sur sa tenue de voyage d'un air renfrogné. Elle avait transmis tout ce qu'elle avait à dire et avait même fait le déplacement pour mettre les choses au clair. Luménor remarqua au-delà de son attitude provocatrice qu'elle ne portait pas son armure habituelle.

  La toile verte piquée de fil de Tisserandes était d’une incroyable solidité et résistait aussi bien aux attaques physiques que magiques. Un petit trésor de fabrication dont les elfisses gardaient précieusement le secret et qui avait toujours dissuadé Luménor de s’en prendre à eux. De plus, les elfisses comptaient parmi les races primitives les plus puissantes sur terre et les moins corruptibles.

  Le Gardien vit ce changement de tenue d'un bon œil et observa le Bouclier de la princesse. Si Shaïline se dispensait de son armure à l'Université, c'était grâce à la présence de Lomin Nuru, du clan de Roche. C'était un redoutable maître des ombres. Si Luménor tenait à garder la princesse avec les autres descendants, il allait devoir les séparer et le plus vite possible. On ne bridait pas tous les elfisses de la même façon.

  En voyant que le Gardien ne lui répondait pas, et le silence ne lui plaisant guère, Shaïline souffla d'un air hautain puis se dirigea vers la porte aussitôt suivie des siens.

 « Nous rentrons. Nous n'avons plus rien à faire ici. »

  Luménor ne put s'empêcher de pouffer, pris entre ses pensées et la situation qui semblait échapper à l'ambassadrice du Protectorat. D'abord ce fut discret puis il éclata de rire à la surprise générale. Les elfisses se figèrent et dégainèrent leurs armes. Comment le Gardien de Saltar osait-il les insulter ? Ils se mirent en formation, prêt à se battre aux côtés de leur princesse guerrière. Luménor se calma puis les observa de son air le plus suffisant.

 « Tu es tellement, tellement bornée, ma petite princesse. J'ignore si cela tient plus de la stupidité ou de l'orgueil.

 — Quoi ? »

  Shaïline n'était pas du genre à se laisser dicter sa conduite ni insulter sans réagir. Elle dégaina elle-même ses dagues et se jeta sur Luménor. Ce dernier n'eut qu'à lever la main pour qu'un son extrêmement strident retentisse dans la pièce. Les elfisses des forêts tombèrent comme des mouches, ceux des eaux tombèrent à genoux en saignant des oreilles tandis que l'unique représentant du clan des ombres s'apprêtait à frapper le Gardien, insensible à cette attaque. Luménor l'arrêta net en l'enfermant dans une cage de lumière.

  Quelques secondes après le bruit strident, une équipe d'intervention de la Milice déboula dans la pièce. Santhià se précipita auprès du maître qui lui tomba dans les bras après sa démonstration de force. Lomin Nuru fut déplacé et enfermé en cellule de lumière permanente tandis que la princesse verte était installée dans une pièce complètement sombre. Les autres elfisses furent emmenés dans les geôles où ils serviraient rapidement au prochain sort de changement d'enveloppe du maître. La lamie coordonna tous les miliciens puis s'occupa seule du maître. Elle mit le sort en place en salle d'imagination avant de le mettre en pratique. Le temps qu'elle prépare chaque élément, le corps du maître avait succombé.

  Le reste de la journée fut très calme en comparaison de cette activité intense et la lamie put passer son temps au chevet de Luménor. D'après ses comptes, il ne manquait qu'un seul Descendant. La Sainte lui avait dit que le Dragon viendrait par lui-même mais elle ignorait encore par quel moyen. Ils n'étaient pas encore au bout de leurs surprises.


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