Immunité sui generis [2/4]

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  À son réveil le lendemain matin, Lina s’étira, bailla et regarda autour d’elle en constatant qu’elle n’était plus à San Mario. Les événements lui revinrent, elle revit ses pères couchés sous des couvertures et la tristesse remonta. Elle pleura un moment avant de se rendre compte que Zoann n’avait pas bougé depuis la veille. Il était toujours assis, adossé au lit. Ses pleurs ne l’avaient pas réveillé. Lina trouva cela étrange et se frotta les yeux en descendant du lit. Doucement, elle s’accroupit devant lui et constata que le géant était profondément endormi.

 « Tu parles d’un protecteur… »

  Lina renifla, fit la moue en tapotant du doigt la joue du bel endormi puis une odeur particulière dans l’haleine de Zoann lui fit froncer les sourcils. Elle s’approcha un peu plus en reniflant puis chercha les plats de la veille. Ils avaient été remplacés par un nouveau repas. Le petit déjeuner était servi. Lina prit l’un des plateaux et le posa sur le lit. Agenouillée sur le sol, elle était à la parfaite hauteur pour observer et goûter les mets.

 « Aspérule odorante, opium, valériane et houblon. Pardon Zoann, je t’ai jugé un peu vite. Avec ta corpulence, ils ont sûrement eu la main lourde sur le dosage. »

  Elle fit claquer sa langue pour se débarrasser des picotements, soupira puis termina le plateau sans se faire de souci. Lina savait depuis des années qu’elle était insensible à toute forme de poison et de médicament. Même si elle l’avait découvert complètement par hasard quand elle était plus jeune.

  Lors d’une promenade en forêt avec ses pères, elle s’était éloignée du chemin et avait trouvé des buissons dans lesquels se mêlaient des plants de belladone. Sans savoir ce que c’était, Lina avait cueilli toutes les baies à sa portée et en avait avalé la moitié en rejoignant ses parents, toute fière de sa découverte.

  Quand ils l’avaient vue barbouillée de jus violet, Luis avait étudié ses trouvailles et s’était tout de suite mis à pleurer en comprenant qu’elle s’était intoxiquée avec des baies mortelles. Ben l’avait ensuite portée en courant comme un dératé jusqu’au prêtre d'Étinon du village. Elle avait bien tenté de leur dire qu’elle allait bien, mais dans la panique, personne ne l’avait écoutée. Les plantes du prêtre censées la faire vomir n’eurent aucun effet, de même que les baies de belladone. Même deux jours après les avoir mangées, Lina n’avait eu aucun symptôme habituel : pas de convulsion, pas de trouble respiratoire, ni cardiaque. Elle allait parfaitement bien. Le prêtre et ses parents la gardèrent en observation pendant plusieurs jours sans que rien de notable ne se produise.

  Après la frayeur de leur vie, les Loptan achetèrent le silence du prêtre, puis Luis prit le parti d’enseigner à Lina tout ce qu’il savait sur les plantes. Elle apprit à les reconnaître et à quoi elles servaient. Quelques semaines plus tard, Ben avait ressorti son armure pour reprendre quotidiennement ses entraînements martiaux. Curieuse de tout, Lina y avait assisté en cachette d’abord, puis son père lui avait mis un bâton entre les mains pour lui enseigner les postures de base. Ben lui avait alors raconté ce qu’il faisait comme travail avant de quitter Aptan avec son mari. C’était d’ailleurs à cette période qu’ils avaient commencé à lui raconter un tas d’histoires, dont celle de la boîte cachée au fond du coffre de la maison.

  Lina sourit tendrement en se remémorant des souvenirs heureux. Puis elle se frotta les yeux où perlaient de nouvelles larmes. Interdit de s’apitoyer ! Ici ou ailleurs, elle aurait été amenée à survivre. Ici, elle avait au moins l’avantage d’avoir un allié. Zoann lui avait promis de la protéger et elle voulait croire en cette promesse. Elle reposa le plateau où elle l’avait pris et se remit au lit.

  Si la nourriture était droguée, c’était probablement pour qu’ils se tiennent tranquilles. Lina repensa à ce que Zoann lui avait dit. Il avait des amis dans les autres cellules. Est-ce qu’ils avaient tous l’air aussi puissants que lui ? Si c’était le cas, à la place de leurs gardiens, elle aussi les aurait endormis pour avoir la paix.

  Les heures passèrent avec une lenteur folle. Lina fit semblant de dormir pendant ce qui lui parut une éternité. Puis elle entendit la voix de l’ange. Plus proche d’elle, la voix était apaisante et rassurante avec une certaine dose d’autorité. Son appel se répéta par la suite à une fréquence régulière. Lina s’en servit donc pour mesurer l’écoulement du temps.

  Six mesures plus tard, Zoann commença à émerger de son sommeil. Il se redressa, grogna, bâilla. Ses os craquèrent en se remettant en mouvement. L’immobilité et la mauvaise posture avaient ankylosé ses membres. Il se frotta le visage pour finir de se réveiller, puis il se retourna et sourit en voyant qu’elle était réveillée.

 « Bien dormi ?

 — Mm. Et toi ?

 — Un peu trop, je crois. »

  Il se mit à rire doucement, sa bonne humeur était communicative et elle sourit à son tour. Puis son estomac gronda et Zoann s’exclama de joie en voyant le plateau de nourriture. Lina se redressa vivement dans le lit pour l’arrêter, la voix teintée d’inquiétude.

 « Non ! Ne mange pas ça ! »

  Il se figea et la regarda sérieusement en suspendant son geste.

 « Tu les as vus mettre quelque chose dans la nourriture ?

 — Non, mais je sais qu’ils l’ont droguée. »

  Zoann ne lui demanda pas comment elle le savait et il soupira de déception en repoussant le plateau, tandis qu’elle laissait transparaître son soulagement. Le géant préféra l’humour à la colère et fit une moue puérile.

 « Dommage… Ils avaient l’air bons ces toasts. »

  Son estomac gronda de nouveau, mais il l’ignora et s’assit au pied du lit, adossé au mur pour laisser à Lina toute la place qui restait. Il se mit alors à bavarder de tout et de rien comme s’il lui rendait visite par amitié. Elle comprit alors deux choses. Premièrement, Zoann était loin d’être idiot. Sa légèreté était fausse, mais de bonne intention. Il ne voulait pas qu’elle s’inquiète inutilement ou panique à l’idée d’être enfermée dans un lieu inconnu. Deuxièmement, il savait des choses à propos des personnes qui les retenaient. C’était la raison pour laquelle il n’avait pas insisté quand elle avait parlé de la nourriture.

  En voyant la mine grave de la fillette, Zoann soupira doucement et s’intéressa un peu plus à elle. Il ne pouvait pas la noyer sous des histoires divertissantes toute la journée. Parfois, il fallait juste laisser sortir les émotions. Le bagrilien n’oubliait pas qu’elle venait de vivre un traumatisme.

 « Comment tu te sens ?

 — Mm... Mes pères me manquent, mais au moins je ne suis pas seule. Grâce à toi.

 — J’ai perdu ma mère il y a quelques années, lui raconta-t-il après un silence compatissant. Ça n’a pas été facile, mais avec mes frangins et ma petite sœur, on s’est serré les coudes. On s’en est sorti tous ensemble.

 — Tu es proche de ta famille ?

 — Ma fratrie me manque. Ma relation avec mon père est plus compliquée.

 — Ma mère m’a abandonnée à la naissance. C’est après ça que Ben et Luis m’ont adoptée. »

  Lina dissimulait une partie de l’histoire pour sa protection, même si sans son bonnet magique, il sera difficile de cacher sa filiation à la défunte reine d’Aptan. Personne ne possédait des cheveux bleus en dehors de la famille Neita, d’après ses parents. Cependant, Zoann semblait ignorer ce détail parce que son attitude n’avait pas changé depuis qu’elle s’était réveillée près de leur petit campement dans le bourg de San Mario.

 « Elles sont loin les montagnes d’où tu viens ? demanda-t-elle le temps de se décider sur le fait de lui dire ou non la vérité à son sujet.

 — Plutôt oui, répondit-il en visualisant sa patrie. Elles se situent tout au nord du continent zarmonnien. Les Montagnes Rouges marquent la frontière avec les Terres Gelées. Plus au sud, il y a la forêt de Liandil, puis la mer Intérieure.

 — C’est la forêt où vivent les elfysses ?

 — Exactement. Le bas plateau de Bagril est entouré du royaume d’Ion à l’ouest, du haut plateau d’Iscil à l’est, et fermé au sud par la forêt des elfysses.

 — Je n’étais jamais partie de San Mario avant. Ça me fait bizarre.

 — J’aimerais te dire que ce sera un voyage merveilleux, mais j’ignore comment tout cela va se dérouler. Pour moi non plus les choses ne se sont pas passées comme je l’avais prévu. »

  Lina lui sourit et se dressa dans le lit pour venir enlacer le cou de Zoann. Elle chuchota à son oreille comme il l’avait fait à leur arrivée. Elle comprenait à présent que c’était une question de discrétion.

 « Merci de me dire la vérité.

 — Je t’en prie. Il est normal que tu saches. C’est moi qui t’es ramenée, tu es sous ma responsabilité maintenant. »

  Zoann lui caressa le dos comme il l’aurait fait avec sa petite sœur, pour lui transmettre sa force et la rassurer. Lina se pinça les lèvres. Elle préférait qu’il n’y ait aucun mensonge entre eux et elle avait la certitude profonde qu’elle pouvait lui faire confiance. Elle resta donc contre lui pour avouer son secret au creux de son oreille.

 « Je suis la fille cachée de la reine Léanor d’Aptan. Mon vrai nom est Catalina Neita Aptanis. Ben et Luis m’avaient promis de me ramener au pays quand je serais grande. C’est à moi d’arrêter la guerre. Si je tarde trop, il y aura encore beaucoup de morts. »

  Zoann ferma les yeux et referma ses larges bras autour de son petit corps avec délicatesse. Elle portait une bien lourde responsabilité sur de si jeunes épaules. Le bagrilien ne pouvait pas en toute franchise accuser les Loptan d’avoir mal agi envers elle, il ne lui appartenait pas de faire leur procès. Ils avaient probablement eu leurs raisons pour faire peser ce poids sur leur fille adoptive. Zoann sourit et se promit de protéger cette petite princesse. Il lui caressa la tête puis lui baisa le front avant de reprendre son babillage sans changer d’attitude.

 « Et si on refaisait tes couettes ? Tu es toute décoiffée. »

  Alors que Zoann terminait de lui nouer les cheveux, il y eut du mouvement de l’autre côté de la porte. Il lui demanda calmement de rester sur le lit pendant qu’il se levait pour observer par la lucarne.

  Des miliciens amenèrent deux personnes de plus. L’une déplacée dans un caisson sans ouverture, et l’autre dans une sphère de lumière. Le bagrilien n’en sut malheureusement pas plus. Les soldats se contentèrent de jeter les nouveaux venus dans deux cellules hermétiques différentes avant de repartir.

  Zoann attendit que le silence revienne pour observer avec plus de curiosité ce qu’il se passait de l’autre côté de la porte. Il aperçut le visage du médecin quasiment en face de sa cellule et lui fit signe. Luc répondit d’un hochement de tête. Les choses allaient plutôt bien pour eux. Le bagrilien chercha d’autres personnes attirées comme eux par le bruit, mais personne ne semblait avoir réagi. Avaient-ils pris leur petit déjeuner épicé et sombré dans les limbes d’un sommeil de plomb ? Devait-il remercier Lina de lui avoir permis d’éviter cela ? Il jeta un coup d’œil à la petite princesse puis chercha à voir s’ils avaient un ou plusieurs gardiens dans les parages. Luc comprit ce qu’il cherchait et l’interpela.

 « Ils sont partis après avoir déposé les elfysses. Nous sommes seuls.

 — Les nouveaux sont des elfysses ? »

  Luc hocha la tête puis observa chaque pensionnaire avec les moyens dont il disposait. À part Zoann, sa colocataire et lui-même, tout le monde était sous sédatif. Il s’inquiétait beaucoup plus pour son ami arguenne que pour les autres cela dit. Après le poison qui avait failli le transformer en faran, il redoutait qu’Igurantori ne supporte pas très bien la mise en sommeil forcé.

 « Luc ! le rappela Zoann en l’interrompant dans ses réflexions.

 — Oui ?

 — Tu sais comment retirer la drogue de la nourriture ?

 — Oui, mais je ne suis pas sûr que ce soit dans tes cordes. Sans vouloir te vexer. »

  Zoann était de son avis, mais il avait avec lui quelqu’un qui en avait les moyens. Ce n’était peut-être qu’une présomption, mais si la petite avait senti la drogue, elle pouvait sûrement la retirer.

 « Tu pourrais m’expliquer quand même ? »

  Le médecin trouva son insistance étrange et lui expliqua la méthode le plus simplement possible. Le bagrilien le remercia puis retourna auprès de Lina. Il répéta la méthode de Luc à la petite princesse qui hocha lentement la tête en comprenant entre les lignes qu’il voulait qu’elle essaie. Elle se servit donc de l’eau de leurs verres pour nettoyer les aliments et retirer ce qui n’était pas bon. La manipulation était plutôt aisée. Et comme elle n’allait pas jeter le seul moyen dont ils disposaient pour s’hydrater, elle en purifia une partie pour la distribuer à Zoann puis avala le reste. Il la regarda faire en oubliant de l’arrêter et resta muet quelques secondes.

 « Est-ce que ça va aller ? »

  Lina enlaça ses genoux tout en lui souriant avec une attitude incroyablement mignonne.

 « Est-ce que tu te souviens de ce que je t’ai dit à San Mario à propos de mes amis ? C’est à peu près pareil. »

  Zoann dut faire un effort de mémoire pour rappeler ce qu’elle lui avait dit à propos des serpents dans la porcherie, puis il plissa les yeux et observa la gamine se réinstaller sur le lit et jouer avec les plis de la couverture. Serait-elle immunisée à la drogue ? Cela le rendit d’autant plus curieux que la fillette ne semblait pas perturbée par ses conditions de vie. Lina semblait dissimuler bien des secrets et une personnalité bien trempée.

  Quelques minutes plus tard, Lina s’allongea et fit semblant de dormir tandis que Zoann montait la garde. Elle ne comprenait pas encore pourquoi il n’avait pas réagi à son nom alors que Ben et Luis lui avaient affirmé que si quelqu’un apprenait son identité et sa filiation, cela la mettrait en danger ou la propulserait plus vite au pouvoir, sans qu’elle soit forcément prête à y faire face.

  Lina se retourna dans le lit et fixa la porte de la cellule. Peut-être qu’elle ne prenait pas encore la mesure de leur situation actuelle et que son identité ne lui octroyait aucun traitement de faveur.

  Elle ignorait alors qui se trouvait dans les geôles voisines.

Ж

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