Immunité sui generis [3/4]

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  Les appels spirituels continuèrent pendant deux jours. Zoann ignorait le nom de la jeune femme enfermée dans l’observatoire, mais il la trouvait incroyablement persévérante. Toutefois, le bagrilien ne comprenait pas sa motivation. N’avaient-ils pas tous été capturés là-haut ? Il coula un regard vers le centre des cachots en repensant à l’arrivée tardive des deux elfysses. Zoann venait de mettre le doigt sur quelque chose : ils attendaient encore du monde. Restait à savoir combien de temps cela prendrait et ce que la Milice ferait d’eux une fois tout le monde rassemblé. Qu’est-ce qu’il se passerait alors ? Serviraient-ils de pions ? Seraient-ils tout simplement tués ou sacrifiés pour une cause ? Qu’est-ce que tout cela signifiait ?

  Lina se redressa dans le lit et Zoann lui sourit en venant s’asseoir à son chevet. La petite lui avait signalé que les appels de l’ange étaient réguliers. Ils s’en servaient donc tous les deux pour mesurer le temps. Les deux locataires essayaient de se relayer pour que l’un d’entre eux soit toujours éveillé quand l’autre se reposait. Zoann s’en voulait un peu d’imposer autant de responsabilités à la fillette, mais jusqu’à présent, elle se débrouillait plutôt bien et lui assurait que cela ne la dérangeait pas.

  Pendant ces deux jours, Lina prit également l’habitude de nettoyer chaque repas et d’avaler la double dose de drogue sans le moindre effet sur son organisme. Elle perçut tout de même que le dosage diminuait à chaque repas. Elle en informa discrètement Zoann en lui faisant un câlin puis ils reprirent leurs babillages et leurs jeux tranquillement.

  De son côté, Zoann parlait de temps à autre avec Luc Nandru à travers la lucarne. Le bagrilien finit par lui présenter sa colocataire. Lina fut à la fois enchantée de percevoir son intelligence et effrayée par son regard scrutateur, puis sa curiosité prit le dessus et elle commença à discuter avec lui beaucoup plus naturellement, tout en gardant ses airs de poupée enfantine. Elle lui posait des tas de questions et le médecin fut ravi de répondre. Leurs conversations devinrent des leçons et peu à peu, ils prirent leurs rôles de maître et d’élève avec sérieux. La petite avait du potentiel et Luc trouvait là le moyen parfait de s’occuper l’esprit pour ne pas devenir fou, à cause de l’enfermement.

  Quand Luc n’enseignait pas à Lina, il observait ses camarades. Les repas n’eurent pas les mêmes effets sur tout le monde, et tout le monde n’eut pas les mêmes réactions face à leurs réveils difficiles. Certains prirent le parti de continuer de s’alimenter malgré les indications de Luc. Notamment parce que jusqu’à preuve du contraire, à part les somnifères, aucun mal ne leur avait été fait. Cela signifiait qu’ils avaient un rôle à jouer, sinon, ils auraient tout bonnement été éliminés. Tobias-Argan, Suna, Ruy et la nuwë furent de ceux-ci. Après chaque repas, ils retombaient donc dans un lourd sommeil jusqu’à leur prochain éveil. D’autres cédèrent à l’apathie et aux pensées sombres. Le médecin était particulièrement préoccupé par Igurantori et Lola Thouve. Elle avait complètement perdu son élan de vie et restait la plupart du temps prostrée, à pleurer. Elle n’avait quasiment rien avalé et Luc commençait à craindre pour son équilibre physique et psychique. Quant à Igur, il n’avait tout simplement pas repris conscience depuis leur arrivée.

  À l’opposé, Ambroise Cescil, Xaan et Yugh réagirent avec colère dès leur réveil. Le champion râlait à propos de leurs droits, l’ambassadrice menaçait de rompre tout lien avec Saltar et d’entamer une guerre politique et maritime. L’arkien, lui, revêtit son apparence animale et avec toute la rage qu’il nourrissait envers la race humaine, se jeta contre la porte de sa cellule pour la fracasser, sans succès. Il fut plus d’une fois endormi avec une brume violette. Celle-ci déborda de sa prison et fit somnoler tous ceux qui furent touchés par les puissants somnifères volatiles. Avec de telles méthodes, il était évident qu’aucune évasion n’était possible. Aucun d’entre eux n’avait la possibilité de lutter contre les moyens mis en place, malgré le fait qu’il les ait laissés libres d’utiliser leur magie.

Plus le temps passait et plus le médecin s’inquiétait. La situation ne pouvait pas durer de la sorte. Il tourna un moment dans sa cellule avant de chercher le cristal de surveillance pour attirer l’attention sur lui. Il demanda à parler à un responsable. Il espérait que quelqu’un prendrait la peine de se déplacer. Luc n’eut le droit qu’à une image projetée sur le mur de sa geôle. La responsable des souterrains que Maître Gyptah redoutait s’adressa à lui dans une discussion qui semblait directe et non préenregistrée.

 « Je vous écoute, Luc Nandru. Parlez.

 — Laissez-moi ausculter mes camarades. Vous allez finir par les tuer si vous continuez de les droguer de la sorte.

 — Nous faisons attention aux doses prescrites. Ne vous inquiétez pas.

 — Est-ce que quelqu’un va se charger des contusions du loup ?

 — Pas avant qu’il ait cessé de se faire du mal.

 — Dans ce cas, trouvez un moyen pour qu’il arrête.

 — Impossible de raisonner avec lui.

 — Laissez-moi essayer.

 — Autorisation refusée. »

  La communication fut coupée immédiatement. Le visage de Santhià disparut et Luc se laissa choir sur son lit. À quoi rimait cette guerre d’usure ? Jusqu’à quand allaient-ils les retenir ? L’ignorance et le manque de sommeil allaient le rendre fou. Heureusement qu’il pouvait tout de même partager son savoir avec la petite Lina pour se divertir, mais cela ne suffisait pas à son équilibre. Il fallait qu’il reste concentré et réactif.

  Luc sortit sa boîte de pilules et constata qu’elle était vide. Après trois jours de prise ininterrompue, la redescente allait être violente. Il allait passer par une phase de sevrage difficile. Pourquoi est-ce qu’il était retombé là-dedans ? Luc soupira et ferma un instant les yeux avant de les rouvrir vivement. Et s’il demandait à Gyptah de lui en apporter ? Il faudrait déjà qu’il puisse le contacter. Sauf si Gyptah était à l’origine de l’endormissement des autres. Il n’y aurait alors rien à espérer puisqu’il l’avait laissé pourrir en cellule. Voilà ce qu’il représentait pour son maître d’étude. Comme quoi ! Même le grand Haec Gyptah ne pouvait pas lutter contre le Gardien. Luc ricana de dépit. Il avait survécu six ans sur cette île de malheur tout de même, ce n’était pas rien.

  Luc referma les yeux et exécuta un exercice de respiration. Il devait se calmer et ne plus penser à ses pilules. Ne plus penser à rien d’ailleurs. Ses pensées s’enchaînaient, s’enchevêtraient. Il devait retrouver son calme. Sa paix intérieure. Peut-être qu’il n’avait pas atteint le stade de dépendance et que les effets secondaires ne seraient pas si désagréables à vivre ! Luc sourit avec pitié en rouvrant les yeux pour fixer le plafond. Il était inutile de se mentir. Il avait dépassé le seuil addictif depuis bien longtemps. Tous ses efforts d’abstinence étaient réduit à néant parce qu’il avait voulu aider autrui. Quel piètre médecin ! Incapable de prendre soin de lui-même.

 « Hé ! Nandru ? Tu dors ? »

  Le médecin se força à se rasseoir puis à se lever pour s’approcher de sa lucarne et voir qui l’appelait. Il repéra le visage pâle de Talin et lui fit signe à travers l’ouverture de sa porte. Qu’est-ce qu’il lui voulait ? Talin fit un tour des lucarnes pour s’assurer que personne n’écoutait aux portes, puis il interrogea le médecin, le prenant par surprise.

 « Est-ce que tu as besoin de quelque chose ? Je peux te rapporter un truc ?

 — Pourquoi tu ferais ça ? »

  La question gêna l’assassin. Ce dernier aimait bien le médecin malgré ses manières étranges. Xaan savait aussi que Luc avait un statut particulier dans la tour. Il était le chouchou de Haec Gyptah, pourtant le maître ne s’était pas présenté une seule fois. Donc, peut-être que c’était de la pitié, peut-être que c’était de l’amitié. Quoi qu’il en soit, Xaan avait fait sa demande avec sincérité. Il voyait que l’état du médecin se dégradait et il voulait juste donner un coup de main à sa hauteur.

  L’assassin regarda les autres portes avant de fixer à nouveau le médecin. Depuis leur rapprochement pour la surveillance d’Arya Al’raï, ils avaient pu échanger un peu et Xaan avait trouvé Nandru plutôt intéressant. Sa réponse était toute trouvée en définitive.

 « Parce que je le peux, et que tu t’inquiètes pour les autres.

 — Pas toi ?

 — C’est compliqué. »

  Luc soupira et se servit de ses méninges. Oui, leur situation était compliquée. De son côté, le médecin avait remarqué les absences répétées du champion sans être parvenu à comprendre pourquoi il revenait à chaque fois. Était-il un espion du Gardien ? Pourtant, Luc avait compris en présence de Zoann Vulcain et Suna Rosales que quelque chose de plus grand que cette tour était en train de se jouer. Sans compter que Xaan faisait partie de la classe spéciale. À dessein ou parce qu’il était comme eux ? La situation devait être clarifiée.

  Le médecin finit par refuser poliment la proposition de Xaan. Tant qu’il n’était pas fixé sur le rôle du champion, il serait prudent. Luc retourna sur son lit pour se reposer un moment. L’assassin respecta son choix sans insister et s’allongea également. Puis il fut sonné et il s’évapora pour remplir sa mission du jour.

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