Chronique journalière 2 — 13/10/2023 — Page 64
Le destin a voulu que cette deuxième chronique voie le jour un mois après la première. Peut-être que cette narration continuera d’être mensuelle. Aujourd’hui, je n’ai pas envie produire quelque chose de soigné ou de chargé de sens. Le mal que je traverse sera, une fois encore, le sujet.
Je ne me souviens pas d’un seul jour plein, habité de sensations normales. À vrai dire, j’ai même du mal à me rappeler ce qu’est le bien-être, tant j’ai touché le fond. Heureusement, une poignée d’heures chaque semaine, suffisent à raviver une flamme presque éteinte. Je suis perdu, très loin d’être apaisé. C’est terrible.
La semaine dernière, j’ai eu un rendez-vous avec ma conseillère Pôle emploi. Une entrevue en distanciel, compte tenu de mes difficultés. Durant l’entretien, il était prévu que nous revenions sur mon projet d’écriture. En effet, je me suis récemment décidé à assumer cette initiative. Une résolution qui m’a conduit à révéler mes problèmes de santé, ainsi que les contraintes qui en découlent. Malheureusement, je me doutais bien que cela finirait par mettre sur la table le sujet de ma désinscription de l’organisme, étant donné que le but premier reste la recherche active d’un emploi. Là où je me suis senti véritablement en difficulté, c’est lorsqu’elle m’a annoncé que le RSA ne serait probablement pas maintenu une fois ma situation mise à jour. C’est simple, sans cette aide de survie, ma position devient extrêmement urgente. D’autant plus que la nouvelle loi entrera en vigueur en janvier. D’ici deux mois, je serai dans l’obligation de suivre des stages ou de m’impliquer à hauteur de quinze heures par semaine pour mériter cette allocation. Le compte à rebours est lancé, mais quand je vois mon état de santé, c’est dramatiquement inenvisageable.
À la suite de mes confidences, nous avons abordé la question du statut de travailleur handicapé, afin d’accéder à des postes protégés, voire de songer à une reconnaissance d’invalidité totale. C’est si dur à accepter. Au début de mes problèmes, il y a cinq ans, j’avais évoqué le sujet avec mon ami le plus proche. Gonflé d’orgueil, j’affirmais que jamais de la vie je ne ferais ces démarches, que je préférais mourir plutôt que d’être détruit à ce point. Mon plan du désespoir était de louer une petite maison et de planter du cannabis, quitte à vivre en hors-la-loi. De plus, j’enchérissais : « Je m’en bas les couilles. Écoute-moi bien, je préfère finir mes journées en slip dans mon salon, une arme à la main, en train de surveiller mes plants, plutôt que de vivre l’humiliation de ma décadence ». Des années de souffrance plus tard, je n’aurais même plus la force de réaliser ce projet suicidaire. Je suis tellement faible. Je n’ai même plus de quoi affronter les mauvais courants de la vie. Seul Allah, le Tout-Puissant, sait ce qui doit être pour moi.
Hormis l’acceptation personnelle de mon incapacité, de mon invalidité, il y a toutes ces démarches à effectuer. Convaincre des inconnus que je souffre réellement depuis des années et que cela m’est insurmontable, l’idée me contrarie. Surtout que mon mal n’est ni clairement visible ni reconnu comme d’autres. Je vais devoir me battre pour être une merde avérée. Une fois ce stress, éventuellement digéré, les démarches effectuées, les médecins convaincus, encore faudra-t-il que cette reconnaissance soit suffisante. Je ne me fais guère d’illusions.
À ce moment-là, je devrais trouver un travail en adéquation avec mes problèmes. En résumé, sur l’ordinateur, seul dans mon coin, avec peu d’heures et un emploi du temps flexible. Tous les jours, je devrais incarner ce mec en difficulté et vivre avec. Être le gars du contrat handicapé, celui avec qui il faut être indulgent, mais sur qui on ne peut pas trop compter non plus. Qu’est-ce que je suis devenu ? Moi, Vincent RUBAS. J’aspirais à incarner la capacité en personne, et on m’a tout repris.
Le mental que j’ai construit au fil des années pour être intelligent, éduqué, responsable, et même avec une touche d’engagement pour défendre les valeurs qui m’étaient chères, cet ensemble n’est plus que poussière, désormais inutilisable. J’ai cultivé mon jardin avec passion. J’ai voulu mettre la gentillesse et la noblesse au centre de tout, et pour seul résultat, ses fruits pourrissent lentement. Les multiples souffrances et leurs conséquences les recouvrent maintenant d’une moisissure fatidique.
Pour couronner le tout, lorsque j’effectue des recherches sur la reconnaissance du handicap, je suis confronté aux photos des personnes concernées. Voir des trisomiques, des gens en fauteuil roulant ou avec des malformations me procure un sentiment de honte. Comment mes difficultés peuvent être si handicapantes que les leurs.
Dans ce contexte, je réfléchis une nouvelle fois à mes alternatives. Certes, il y a Evolve or die à poursuivre, mais la rédaction va me prendre encore beaucoup de temps pour un bénéfice très incertain. Je ne suis même pas sûr d’aller au bout de ma démarche.
Mon premier réflexe est de chercher une technique pour esquiver cette nouvelle loi. Trouver un subterfuge pour gagner du temps, en quelque sorte. Je me dis qu’avec des renseignements plus précis sur ce qu’ils attendent comme types de stages ou d’activités, je pourrai sans doute contourner l’obstacle. Loupé. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de continuer dans cette situation bancale. Le problème reviendra plus tard de toute façon. J’aimerais sincèrement avancer, sans avoir honte de ce que je suis, même si, il me semble que j’en suis encore bien loin.
Ma deuxième option, déjà évoquée avec ma conseillère, est de travailler avec mon père. Il aurait la patience et l’indulgence nécessaire pour me former, malgré mes difficultés. De plus, cela lui plairait de pérenniser son travail. Le problème, qui persiste, quelle que soit l’option, reste mon incertitude quant à ma capacité à assumer les fonctions qui me seront confiées une fois l’apprentissage terminé. Dans un premier temps, je pourrais endosser un rôle mineur, pendant que lui s’occupe de la communication avec les clients, mais est-ce vraiment mon seul objectif ? Continuer d’éviter les situations normales de la vie, caché, en espérant ne rencontrer ni rien ni personne. C’est affligeant, vivre le moins possible pour souffrir à une dose supportable. Et pour combien de temps encore, dans cet état permanent d’anxiété et d’épuisement, il ne me faudra pas longtemps pour avoir de terribles manifestations physiques. Si ce n’est déjà le cas. Le stress est l’un des facteurs les plus funestes pour l’homme.
Le bémol notable, c’est que si j’avais le choix, je ne m’engagerais pas dans cette voie. Je ne désire pas ressembler à mon père ni faire face aux mêmes problématiques. C’est un souhait que j’ai nourri depuis mon plus jeune âge, et pourtant, malgré moi, je ne me suis jamais autant rapproché de ce qu’il représente à mes yeux. Même lorsque je me considérais encore très différent de lui, ces pensées étaient déjà établies. Alors, maintenant que je lui ressemble dans la gestion du stress et des émotions, j’ai la sensation de glisser lentement au cœur du piège que je voulais à tout prix éviter. Comme s’il s’agissait d’un vortex auquel je suis rattaché par une corde. J’ai eu l’impression de m’éloigner du centre de ce tourbillon, au point de croire qu’il n’exerçait plus aucune influence sur ma direction. Puis, je suis tombé. Pendant un temps, ce n’était pas grave, car je comptais me relever. Cependant, au fur et à mesure que je subissais l’inévitable attraction, me poussant à observer des cercles de plus en plus petits et de plus en plus rapides, je voyais réapparaître tout ce que j’avais combattu, tout ce dont je m’étais éloigné contre nature. Étant quelqu’un de positif, mes rires ont précédé l’inquiétude. De toute façon, je constatais que je ne pouvais toujours pas remarcher, et chaque pas demandait davantage de force pour me soustraire à l’attraction grandissante. Je me suis vu sombrer, ça s’accélère. Dorénavant je glisse, et bientôt je ne pourrai plus me rattraper. Je le vois, je le sens, je l’accepte. À quoi bon maintenant ? J’ai lutté tant d’années pour atteindre l’échec profond, celui de ma non-réalisation.
À ce stade, il n’y a plus qu’une chose au fond de moi, profondément enfouie, mais en même temps si puissante qu’elle pourrait surgir en un dixième de seconde. Une lumière si blanche, si étincelante. Elle éblouit plus que tout ce que j’avais imaginé. Les larmes me montent aux yeux dès que je la sens. Moi, c’est souvent dans la gorge qu’elle se manifeste. C’est la foi. Je crois toujours pouvoir me réaliser à travers cette force, qu’elle s’affranchisse enfin des profondeurs de la souffrance pour reprendre la place qui lui est due. En sa présence, je me dois de rayonner. Inch’allah.
Cet épisode m’a profondément impacté nerveusement. Seule une implosion fracassante triomphe du flot incessant de mes pensées égarées. En contrepartie, les céphalées et les douleurs thoraciques s’intensifient. C’est absurde. Mes membres sont raides, des spasmes déchirent mes mains, et la douleur part des avant-bras pour se propager jusqu’au bout des doigts. Les muscles de mes jambes brûlent, comme si je venais d’achever un marathon. J’ai besoin de repos.
Dès le lendemain, j’ai pris mon courage à deux mains et invité mon ami Nathan à se joindre à moi pour manger une pizza. Cela faisait trois mois que je ne l’avais pas vu à cause de mes difficultés liées à la chaleur. Pendant tout ce temps, au moins une fois par semaine, je me résignais à repousser notre rencontre. Au bout du compte, quel plaisir de le revoir ! Il me sort de mon isolement physique et de ma prison mentale, par ses histoires qui dépeignent une autre réalité, loin de mon enfer. Généralement, je le préviens que je ne tiendrai peut-être pas longtemps, mais rapidement, les sensations sont bonnes au cours de nos échanges. On parle de tout et de rien, même si nous avons nos sujets de prédilection. Je crois que l’isolement me fait beaucoup de mal. En prime, mon frère provoque des situations qui font appel à ma mémoire silencieuse. Les effluves d’une beuh prête à être roulée et les longues conversations, assis sur un banc sans craindre le futur, animaient notre quotidien avant que le cycle de la destruction ne s’opère. D’un coup d’un seul, je suis à nouveau très proche du Vincent que j’ai été, et surtout, que j’ai aimé.
Comme d’habitude, les jours qui ont suivi ont oscillé entre la douleur et le supportable. L’évolution de mon état au fil de la semaine est à peine croyable, tant je frôle l’incapacité à plusieurs reprises. Par chance, Jay Linh a ouvert une parenthèse agréable. Les soirées en compagnie de femmes ont souvent un effet apaisant. Même si le mental interfère parfois, le sexe parvient à briser les chaînes de son asservissement. Je ne lui ai pas encore tout révélé concernant mon état de santé, alors elle ne mesure pas l’ampleur de la bouffée d’oxygène qu’elle m’offre. En revanche, son instinct le pressent, et elle rit en affirmant que je manque d’attention. Si seulement elle savait. De son côté, elle a besoin de quelqu’un qui lui laisse l’espace de s’exprimer. Naturellement, j’essaie de la soutenir lorsqu’elle se confie, et en guise de récompense, elle m’avoue que je suis son seul moment de relâchement. J’aime beaucoup passer du temps avec elle. Depuis bientôt deux mois, au rythme d’une entrevue par semaine, mon plaisir à lui faire l’amour ne cesse de croître. Nos tendres échanges me font de l’effet, et je m’applique à bien le lui rendre.
Le jour suivant, une autre visite, celle de Noémie, est venue refermer la parenthèse. Cette jeune femme est censée prendre la place de Juliette, qui a quitté l’aventure des relations suivies. Ma seule interrogation à son sujet porte sur la nature de ses envies. Pour l’instant, nous avons choisi de nous limiter à des actes sexuels, et j’espère qu’elle se satisfera longtemps de simples moments de détente. Pour notre première rencontre, nous avions convenu de faire l’amour avant de parler, car c’est ainsi que je fonctionne. Finalement, le ressenti de l’instant en a décidé autrement, le temps de nous apprivoiser dans le monde réel. L’entente est au rendez-vous, et nous nous plaisons physiquement. Nous nous reverrons.
À l’inverse de ces moments qui revigorent ma confiance, la nuit suivante fut particulièrement difficile. Un sommeil de piètre qualité, ponctué de réveils intempestifs. La séance de kinésithérapie prévue au petit matin avec ma mère viendra atténuer ce nouvel épisode. Je compte sur elle pour calmer mes maux, comme elle sait si bien le faire. Ensuite, rien de transcendant. Épuisé, j’ai alterné entre repos et errance le reste de la journée. Mon état déplorable m’empêche de réfléchir, et les acouphènes perturbent mes prières. Une incapacité à vivre, je me répète.
Voilà à quoi ressemble une semaine de mon temps. « Je me suis appliqué à faire fusionner fond et forme, à écrire des images pour implanter mon décor ». J’estime cette phrase, dont il faut attribuer la paternité à mon roi Guizmo. Qu’Allah me facilite, je resterai son serviteur jusqu’au bout, quoi qu’il arrive. J’aimerais un présent plus agréable et rempli de possibilités. En attendant, je suis totalement soumis à sa volonté. Allahu akbar.
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