Le boulon
Arthur fit tourner entre ses doigts le boulon de cuivre, gros comme sa paume. Il avait le visage à moitié couvert par l’ombre des pales maitresses du vaisseau, immobilisées le temps qu’il n’en fasse l’entretien. L’autre moitié affichait une expression entre songe et grimace. Grimace pour le lent mouvement de chute libre qu’effectuait l’Alcyone et qui lui retournait l’estomac. Songe pour le boulon qui, s’il le glissait dans la turbine, provoquerait son explosion lors du redémarrage provoquant la dérive du vaisseau jusqu’au sol, envoyant s’écraser deux escadrons, le Capitaine Charme, les Adjoints Gil et Herf, et la cargaison d’armes. La mission serait annulée. Il ne pèserait plus sur lui l’obligation de bombarder des villages où vivaient des petites filles pas plus vieilles que la sienne.
Il fit tourner le boulon dans l’autre sens.
Sa fille et sa femme étaient prêtes à l’éventualité de le perdre. Il leur avait laissé une lettre, pour leur raconter combien il les aimait, et toute la peine que cela lui ferait de ne pas voir grandir Elise. Financièrement, ce n’était pas facile pour Isa, mais si la Mairesse ne daignait pas leur céder d’indemnité, Alice les aiderait. Il lui avait laissé un mot à elle aussi, et les bijoux de leurs parents. Quand il était parti, elle l’avait supplié de prendre l’alliance de leur père, comme un porte-bonheur, mais il avait refusé. Peut-être parce qu’il était déjà familier avec l’idée qu’il ne reviendrait pas. Il n’y avait après-tout qu’un boulon entre lui et la mort, qui devait contenir autant de cuivre que la bague contenait d’or.
Le bruit des bottes.
« Combien de temps encore ? grommela Gil.
— Quinze minutes, monsieur.
— Dix. Pas plus.»
Les grosses bottes s’installèrent là, à quelques centimètres de ses genoux meurtris, sur le parquet vernis de poussière de l’aéronef. Arthur reprit son travail, décrassant les rouages des turbines crans par crans. C’était un entretien de routine, rien de très compliqué, on ne lui donnait jamais rien qui ne soit pas un peu rabaissant. Il était bon mécanicien pourtant, mais pas d’aussi bonne famille que les autres. Eux, réparaient les ailes. Ils n’avaient pas à se courber sur l’abominable enchainement d’engrenage gras.
Arthur soupira en essuyant son chiffon sur son pantalon, peiné de savoir que l’odeur de cambouis n’en partirait jamais. Il s’agissait de son préféré, en raison du nombre de ses poches : deux devant, quatre derrières, et une sur le côté dans laquelle le boulon pressait contre sa cuisse. Les reniflements réguliers et les déglutitions de Gil le mettaient au bord des nerfs. Ennuyé certainement, l’adjoint s’était allumé une pipe qui lui rendait la gorge plus grasse que la turbine. Longtemps, Arthur avait espéré que le tabac lui cause de mourir d’un cancer fulgurant. Maintenant, il parvenait à l’évidence que rien ne venait à bout de ce type-là.
Quand il eut fini son travail, il releva la tête. Gil était tourné vers le ciel, derrière les pales. Des nuages, comme d’opaques doigts de fumée, courraient vers eux. Le spectacle auquel ils avaient droit à longueur de journée semblait fasciner l’adjoint. Arthur se dit que pour une fois, la brute voyait la beauté du monde qu’il tenait tant à détruire. Jusqu’à ce qu’il dût se lasser du ciel et qu’il mugît :
« Allez file. Va prévenir qu’on redémarre.»
Arthur longea la balustrade en évitant de croiser le regard du vide. Il n’était définitivement pas né pour être dans les airs. Une petite porte au sommet arrondi l’attendait plus loin. En même temps que le vent, il s’engouffra à l’intérieur. Sans avoir besoin de réfléchir, il traversa deux couloirs et deux portes avant d’entrer dans la salle des machines. Son souffle se saccada à mesure que la chaleur le saisit, sa peau rougit et la sueur perla aussitôt de son front. Dans la pénombre, seules les lueurs orangées des fours éclairaient les visages de ses camarades. Ils se trimballaient comme des pantins suintants, les yeux cachés sous des lunettes d’aviateurs, affairés sur des pelles et des valves.
Pendant un instant, il ne sut plus que faire. Il resta là à les regarder s’activer. Chaque valve réouverte laissait échapper sa vapeur dans un sifflement. C’était un beau son, maintenant qu’il y pensait. Doux, progressif, comme les chuchotements de sa mère.
Il s’assit dans un coin, dans l’ombre, le dos contre un tuyau brûlant. De l’eau bouillante lui gouttait sur le bras. Ses yeux se fermèrent d’eux même. Il n’y avait plus que les murmures de sa mère. Il se laissa rêver, dans la chaleur et l’humide, qu’il entendait vraiment sa voix. Elle lui disait comme il serait beau et grand et courageux. Puis elle parlait à Alice, déjà née depuis quatre ans, qui demandait quand est-ce que le petit frère arriverait. Elle avait besoin de quelqu’un avec qui jouer à la vendeuse. Ce n’était pas facile de jouer à la vendeuse sans client, alors il lui fallait un frère qui voudrait acheter un panier de papaye et une poignée d’engrenages. Et combien lui donnerait-il pour ces papayes et ces engrenages ? Sa mère riait. Elle ne pouvait pas savoir combien il lui donnerait, il n’était encore même pas né ! Il se souvint alors qu’il était né nu, et qu’il n’avait rien eu à donner à cette petite fille qui refusait d’attendre qu’il grandisse. Elle lui avait généreusement fait don de ses papayes et de ses engrenages. IIl avait tant aimé jouer avec eux, les jouets et la vendeuse.
Maintenant, enfin, il pouvait payer la payer d’une lettre, des bijoux de leurs parents, d’une nièce, et d’un boulon.
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