Le Large
Cela m’a pris tout d’un coup. Un jour, je vivais comme j’avais vécu tous les jours de ma vie, sans rien regretter de la veille ; sans rien attendre du lendemain. Le suivant, je me suis réveillé le vague à l’âme, et j’ai décidé de prendre le large.
Je suis parti au milieu de la nuit, pour surprendre la mer endormie. J’avais peur qu’elle me rejette, qu’elle m’interdise d’entreprendre un voyage pourtant si nécessaire ; un voyage vers nulle part dont je devais revenir épanoui, ou dont je ne devais pas revenir du tout.
Enfant, je m’étais souvent rêvé matelot, et j’avais entendu dire à la même époque que les maux d’adulte se soignent ainsi : en exhaussant des rêves d’enfants. Alors me voilà, quarante ans plus tard, qui me lance à la poursuite du mien. J’ai la barque de mon grand-père, le chapeau que je portais déjà à l’époque où il m’emmenait pêcher et un sac pour équipage. Cela doit suffire.
Si je suis parti à l’heure où je suis parti, c’est aussi pour éviter, aussi longtemps que possible, la touffeur du soleil lèverant et le chant étranglé des mouettes. J’ai besoin de toutes mes forces et de toute ma concentration. L’air iodé et ses relents pourris de goémons m’écœurent toujours un peu, mais j’arrive à ramer autant que j’ai de bras, quitte à en perdre haleine, jusqu’à ce que l’horizon m’encercle, que le soleil pointe, et la mer se réveille devant le fait accompli : je suis là, et j’y suis pour longtemps, car je suis trop seul et trop loin de tout, moi qui n’arrive plus à être heureux, qui cherche un sens à la vie et qui n’a jamais su naviguer.
La barque continue de glisser sur les ondes placides. Harassé de fatigue, assailli de sanglots, je coule au fond de mon rafiot grinçant, contre mon pauvre sac et sous mon vieux chapeau. La grande bleue a assez pitié de mon malheur pour me bercer de sa houle grasse, une heure, peut-être plus. Hélas, elle arrive au bout de sa miséricorde avant que je n’arrive au bout de mes larmes. Je remarque trop tard que les mouettes sont restées à côte, que le ciel est plus gris que bleu et que le vent a tourné.
Un sentiment d’urgence, pas encore de peur, me redresse sur mon séant. Je reprends les rames pour mettre le cap vers un rivage perdu. Ma carte ! Ma boussole !
Je ne me suis encore jamais égaré, car je ne me suis jamais aventuré si loin de ce que je ne connais pas. Mon manque d’expérience fait que j’ignore comment retrouver mon chemin. À peine suis-je parvenu à tenir la carte à l’endroit que la pluie me surprend : drue et irrégulière. J’essaie tant bien que mal de protéger mon petit tableau de bord, pour empêcher l’intempérie d’y percer des trous. Rien à faire ! Le papier imbibé devient vite illisible et se désagrège entre mes doigts.
Le soleil a disparu ; se sont d’épais nuages noirs qui me toisent et qui grondent. La houle forcit en vagues, bat furieusement le flanc de ma barque et m’asperge le visage d’écume. Cette fois, la peur prend le pas sur tout le reste. Plus désorienté que jamais, je tire vers moi les rames pour empêcher le vent de me les arracher. Les éléments se déchaînent, du haut du ciel jusqu’au fond des eaux. Je tangue, spirale, cahote et, sacrilège : la tempête emporte mon chapeau. Il disparait, avalé par un ressac.
Une lame plus haute que les autres me prend à revers. Elle me laisse étourdi et le fond de la barque inondé. Ce que je commence à craindre arrive fatalement ; alourdi de pluie et d’eau de mer, mon rafiot bascule sens dessus dessous dès l’assaut suivant. Je bois la tasse tandis que mon sac coule vers le pays des noyés.
Je m’accroche au bois mouillé qui flotte bon gré mal gré au-dessus de ma tête, puis je rassemble tout ce que j’ai de souffle pour manouvre vers la surface.
En quelques secondes, tout a empiré. La tempête s’est changée en cataclysme. Je n’ai plus d’équipage et ce ne sont plus des gouttes de plus mais des étoiles tombent des nus en même temps que descends la foudre. Quelques heures plus tôt, je fuyais le soleil, je fuyais les oiseaux marins et je fuyais ma propre vie. Voilà que tout me manque. Ce n’est pas seulement la fin de mon voyage ; c’est la fin du monde.
Il n’y a plus de saisons !
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