Le danseur
Scène 1
Il avait mis ses plus beaux habits : un pantalon à pinces bleu, une chemise verte, une cravate rouge et des baskets neuves. Il avait coiffé avec soin ses cheveux gras. Il transpirait à grosses gouttes, dessinant de larges auréoles sur sa chemise, en s'agitant sur l'estrade, que l'émission de télévision avait installée pour permettre aux candidats de danser. À la fin du morceau de musique, le présentateur vint l'interroger, comme tous les candidats qui s'étaient livrés à la même activité avant lui. Le danseur sourit, découvrant des dents abîmées et dit au présentateur qu'il était passionné de danse ; ce qui fit éclater de rire le public en voyant de quelle curieuse façon cette passion s'était matérialisée. Le candidat ne semblait pas mesurer l'énorme écart qui existait entre son estimation de ce qu'était un bon danseur et celle que se faisait le public. Le présentateur éprouvait un sentiment proche de la pitié pour celui qu'il interrogeait ; celui-ci lui semblant bien trop éloigné de ce qui était attendu d'un candidat pour paraître devant des caméras de télévision dans une émission où le public ne jugeait que selon les canons actuels de la mode. Mais en même temps, une partie de l'esprit de l'animateur, moins sujette à la pitié et de façon générale à la morale, trouvait dans ce danseur raté une occasion inespérée de faire rire tout le monde, qu'il serait dommage de rater. Finalement la morale perdit le combat et le présentateur demanda au danseur d'effectuer une nouvelle prestation pour faire plaisir au public qui, selon lui, n'attendait que ça. Le danseur s'exécuta. Il bougeait avec frénésie tous les membres de son corps, tournait comme une toupie bringuebalante, se jetait au sol dans quelque tentative ratée de réaliser un grand écart latéral, plutôt petit en l'occurrence, souriait de toutes ses dents noircies en effectuant des poses sensuelles dont il pensait qu'elles séduiraient l'assistance féminine du public. Tout le monde riait à gorge déployée. Les invités « Guest-Stars » de l'émission, assis sur des bancs depuis lesquels ils observaient le danseur, enchaînaient les blagues sur ce dernier, fusillé par les snipers de la vanne. Finalement, lassé de tirer sur l'ambulance et craignant de ne plus faire rire le public, le présentateur renvoya le danseur à sa place. Celui-ci pensait qu'il avait eu son heure de gloire.
Scène 2
Le danseur quittait les studios, l'enregistrement de l'émission était terminé. Il était venu seul. Les autres étaient en couple, constitués en groupes d'amis ou en famille. Dans la pièce qui menait vers la sortie, des distributeurs de boissons étaient installés et certains faisaient la queue en attendant de pouvoir se rafraîchir ; ce qui donnait à tout ce petit monde l'occasion d'échanger les uns avec les autres. Ainsi, on voyait les gens rire entre eux, partager leurs sentiments, évoquer ce qui les avait marqués durant le spectacle, mais personne ne parlait avec le danseur. Il y avait comme une sorte de loi implicite, qui venait instantanément d'entrer en vigueur, interdisant à tout être humain normal de s'adresser à lui. Lui parler c'eut été s'identifier à lui, prendre du même coup toutes ses propriétés, et donc être rabaissé au faible niveau d'estime que les autres portaient à son endroit. Mais le danseur ne s'offusquait pas de la mise en application de cette loi qui s'était imposée immédiatement, sans son consentement. Il trouvait que c'était là l'ordre naturel des choses puisque tout le monde ou presque, dans sa vie quotidienne, se comportait ainsi avec lui. Il franchit donc cette salle sans parler à personne et sortit du bâtiment en direction du métro qui le ramènerait chez lui. Le danseur était heureux de sa prestation. Les gens avaient beaucoup ri mais pour lui ils ne faisaient qu'exprimer leur bonheur de le voir. Il leur avait donné de la joie. Déjà, il imaginait le moment où il pourrait regarder l'émission quand elle serait diffusée à la télévision ; et cela le transportait de plaisir. Dans le wagon du métro dans lequel il s'installa pour rentrer chez lui, des jeunes étaient regroupés à l'opposé de l'endroit où il se trouvait, en train de rire. Quand l'un d'entre eux vit le danseur, il fit un signe aux autres dans la direction de celui-ci en riant de plus belle. Puis le groupe migra jusqu'au danseur.
— Hé ! Où que t'as choppé tes fringues ducon ? demanda l'un d'eux pendant que les autres se bidonnaient bruyamment.
Le danseur, pensant que le groupe était amical et réellement impressionné par ses beaux habits, répondit : « c'est moi qui me les a achetés exprès pour l'émission de danse. »
— T'es sûr que tu t'es pas trompé, c'était pas pour un cirque plutôt ? et de nouveau le groupe se tordit de rire.
— Non, c'est pas pour le cirque, c'est pour la danse. J'aime bien danser, c'est ma passion.
— Ah bon ? fit mine de s'intéresser son interlocuteur, sentant qu'une occasion de rire encore plus lui était en quelque sorte offerte par le destin. « C'est super ça. Tu veux pas nous faire une démo ? On va te filmer. »
Le danseur sourit largement, heureux de constater que ce jour était décidément l'un des plus agréables de son existence, et offrant par la même occasion une raison supplémentaire à ses nouveaux « amis » de se moquer de lui en voyant sa très imparfaite dentition. « Bien sûr que je peux vous faire une démo. »
L'une des filles du groupe sortit son portable et commença à filmer, puis un autre l'interrompit et lui dit en aparté en chuchotant : « Attends, j'ai une meilleure idée, on va faire une interview qu'on mettra sur ma chaîne Youtube. Je suis sûr que je vais cartonner en nombre de vues. » Puis s'adressant au danseur de nouveau : « ça te dirait qu'on te fasse une interview danseur ? »
Celui-ci acquiesça, de plus en plus joyeux, son large sourire abîmé se dessinant sur son visage. Puis la femme qui avait sorti son portable recommença, mais cette fois pour le filmer en gros plan. Sur le petit écran du téléphone apparaissait ses cheveux gras, ses dents jaunes et noires, la peau de son front trempée de sueur car l'émotion chez lui se traduisait instantanément en sudation. Puis l'interview débuta.
— Alors comme ça il paraît que vous êtes un grand danseur ? Pouvez-vous donner votre nom et le lieu où vous résidez pour celles, nombreuses j'en suis persuadé, qui pourraient vouloir entrer en contact avec vous après votre performance ? demanda le jeune homme alors que les autres n'en pouvaient plus de rigoler. L'une des filles ajouta qu'il aurait sans doute beaucoup de succès après sa démonstration car celle-ci serait rehaussée par l'élégance et le goût sûrs de son habillement ; ce qui fit à nouveau exploser de rire ses compagnons. Mais le danseur, ne voyant toujours pas qu'on se moquait de lui, répondit à ce qu'on lui demandait.
— Je m'appelle Jean-Pierre Martin. J'habite à Paris, dans le vingtième arrondissement, à l'hôtel Pluton.
— Quelqu'un d'aussi talentueux que toi n'a ni appartement ni maison ? La société ne sait vraiment pas reconnaître ses trésors.
— C'est juste que les propriétaires, y veulent pas me louer.
— C'est fou ça, alors que tu m'as l'air de quelqu'un de parfaitement normal. Tout en prononçant ce dernier mot, son interlocuteur affichait un sourire niais sur son visage censé rendre compte de la normalité du danseur ; ce qui accroissait d'autant plus l'hilarité générale. Puis il changea de sujet : « bon, passons à autre chose, est ce que tu as une copine ? »
— Pas en ce moment, dit en rougissant le danseur.
— Quoi ? dit le jeune homme en faisant durer la dernière voyelle. « Quelqu'un d'aussi séduisant que toi serait célibataire ? Ça alors ! Mais rassure nous, tu as déjà eu une copine quand même ? »
— Bah oui j'en ai déjà eu une, ma cousine. Elle jouait avec moi quand on était petit.
— Quoi ? T'es quand même pas sorti avec ta cousine ? A moins que ça soit de famille les relations consanguines. Ta mère était pas la sœur de ton père à tout hasard ? demanda l'interviewer en riant.
— Consanguine je sais pas ce que ça veut dire, j'suis pas savant. Sinon on est sorti dehors pour s'amuser avec ma cousine. Et mes parents, je les ai jamais connus mais je pense pas qu'ils étaient frères et sœurs, répondit le danseur de toute sa naïveté.
Les autres ne s'arrêtaient plus de rire. Finalement, l'un d'entre eux demanda qu'on le fît danser car la station à laquelle les jeunes descendaient arrivait bientôt. Le danseur, avec la grâce d'un bout de bois et l'énergie d'une bête sauvage, se mit à s'agiter dans tous les sens devant eux. Il virevoltait, faisait tourner ses bras comme des hélices, se jetait au sol pour montrer son célèbre grand écart latéral, tout en souriant à pleines dents. Le groupe de jeunes étaient pris de fous rires frénétiques au point qu'on aurait pu les croire au bord de la crise cardiaque. La fille qui filmait la scène n'en perdait pas une miette. Enfin arrivé à leur station de destination, ils quittèrent le wagon tout en lançant un « merci JP pour ce moment inoubliable. » Quelques arrêts de métro plus loin, le danseur descendit lui aussi. Une quinzaine de minutes plus tard il était dans sa chambre, une demi-heure après il s'endormait dans son lit, tout heureux de cette magnifique journée.
Scène 3
Quelques jours après, alors qu'il faisait défiler des vidéos récentes ayant le plus de vues sur youtube, le danseur vit son visage sur l'une d'entre elles. Il cliqua dessus. Au début de l'enregistrement on voyait le jeune homme qui l'avait interrogé dans le wagon expliquer qu'il avait trouvé celui qui serait champion du monde de tous les dîners de cons ; que tous ceux qui le suivaient sur sa chaîne ne seraient pas déçus par ce qu'ils s'apprêtait à leur montrer et qu'ils en rigoleraient toute la journée. La vidéo était chapitrée et le premier d'entre eux s'affichait sous la forme d'un titre sur fond noir où on pouvait lire : « Présentation de la vedette ». Succédait ensuite au titre, une photo du danseur montrant en gros plan son visage souriant. Ses défauts naturels avaient été exagérés par quelque manipulation informatique. Ainsi, ses cheveux n'étaient plus simplement gras, mais huileux ; son visage non plus parcouru par quelques gouttes de sueur, comme cela avait été le cas lors de l'enregistrement, mais littéralement inondé comme s'il venait de faire un effort physique long et intense ; sa peau était couverte de boutons d'acné alors qu'il n'en avait pas à l'origine ; et enfin, ses dents jaunes et noircies avaient atteint un degré de pourriture si avancée qu'on aurait dit celles du méchant de quelque film d'horreur. La vidéo montrait ensuite l'interview en la ponctuant de commentaires sardoniques sur les propos du danseur qui s'y prêtaient le plus ; et concluait enfin sur sa prestation artistique. Dans cette dernière, le réalisateur avait entrecoupé certaines séquences de pas du danseur avec celles d'artistes confirmés, faisant ainsi ressortir par contraste la piètre prestation de celui qui faisait l'objet de ce film. On voyait ainsi le grand écart latéral raté du danseur, puis lui succédait celui d'un professionnel, ce par quoi on pouvait voir l'énorme différence et rire encore davantage. La vidéo avait été vue plus d'un million de fois et on comptait un millier de commentaires. Le danseur en consulta quelques-uns qui résumaient l'ambiance générale que l'on pouvait formuler ainsi : il était une cible unique pour une meute de snipers. On se moquait beaucoup de son physique en l'associant aux choses les plus laides et les plus horribles qu'on pouvait imaginer, les blagues sur ses dents occupaient à elles seules les trois quarts de celles portant sur le corps ; mais, évidemment, on riait aussi de son prétendu talent de danseur, à tel point d'ailleurs que certaines séquences de danse s'étaient transformées en images animées qu'on retrouvait sur les réseaux sociaux pour accompagner les messages. L'homme, quoique lent et limité d'esprit, comprenait que tout cela n'était pas bienveillant, qu'on se moquait cruellement de lui. Alors qu'il continuait à parcourir les commentaires tous aussi méchants les uns que les autres, des larmes descendaient lentement sur ses joues, exprimant ce dont il n'avait pas encore conscience, comme si son corps ressentait la tristesse avant son âme. Lui qui n'était même jamais maussade connut pour la première fois de sa vie l'affliction. Il s'était toujours persuadé qu'il était un excellent danseur et que son talent était apprécié mais il prenait soudainement et brutalement la mesure de son illusion. Une pensée enfouie profondément en lui, en un lieu que jamais il ne visitait, celui que toutes les âmes malheureuses connaissent, se fraya un chemin jusqu'à sa conscience : à quoi bon continuer ? Au début, la présence de cette pensée dans sa conscience se fit discrète mais à mesure que ses yeux s'ouvraient sur ses illusions, sur les gens qu'il côtoyait dans son travail et dont il pensait qu'il l'appréciait, elle revint de plus en plus souvent : à quoi bon continuer ? Il n'était sans doute pas suffisamment intelligent pour analyser objectivement ce qu'il vivait mais ce n'était pas une affaire d'intelligence. Désormais, il ressentait de la souffrance car il constatait qu'il n'avait personne qui l'aimait sincèrement. Combien de temps encore trouverait-il une raison suffisante pour s'attacher à la vie ?
Scène 4
Deux mois s'étaient écoulés depuis le premier visionnage de la vidéo. Jean-Pierre avait cessé de se rendre à son travail d'employé municipal, habituellement limité à l'entretien des espaces verts ou à la surveillance des passages cloutés lors des sorties d'école. Il voyait maintenant dans chaque regard un fusil braqué sur lui, prêt à le blesser. Lui qui ne pensait pas beaucoup avait compris une chose avec une impitoyable lucidité : les êtres humains étaient cruels. Il s'alimentait de moins en moins, ne quittait plus sa petite chambre d'hôtel, restait dans le noir toute la journée, volets fermés. La pensée qui avait émergé de cette partie du fond de son être, de ce lieu des malheureux qu'il n'avait jamais arpenté, était maintenant toujours présente : à quoi bon continuer ? En outre, son calvaire s'était d'autant plus aggravé que des commentaires sur la vidéo avait indiqués que le danseur était aussi passé dans une émission de télévision où il s'était rendu aussi ridicule ; et à la suite de leur lecture le propriétaire de la chaîne Youtube, celui qui l'avait interviewé dans le métro, avait produit une seconde vidéo qui intégrait à la scène du wagon celle de l'émission de télévision. Le nombre de vues de ce deuxième film avait explosé ; si bien que Jean-Pierre était devenu ce qu'il faut bien appeler, la risée du pays. Évidemment, certaines personnes prenaient sa défense dans l'espace de commentaire de la vidéo, blessés dans leur humanité qu'on puisse infliger un tel traitement à cet homme, mais hélas ils étaient fort minoritaires. Le danseur qui avait été plein de vie se vidait chaque jour un peu plus de son énergie vitale, tel le tonneau des Danaïdes, à la différence que lui ne cherchait pas à le remplir. Une autre force avait pris le contrôle en lui, sombre et inéluctable, mais apparaissant paradoxalement comme un espoir. Elle lui faisait comprendre que toute sa souffrance pouvait cesser sur-le-champ, que ça ne dépendait que de lui. Alors un soir, vers vingt-trois heures, il se rendit dans la station de métro près de chez lui, le sourire aux lèvres, celui de la délivrance. Il n'y avait personne quand il arriva, à l'exception d'un SDF en train de manger sur un banc. Le danseur s'approcha du quai, l'air heureux. C'est sans doute cet air là que Joseph, qui vivait dans la rue depuis dix ans et qui dormait chaque nuit dans cette station de métro pour se protéger du froid et de la violence de certains de ses compagnons d'infortune, trouva suspect. En effet, ceux qui prennent le métro ont généralement l'air pressé, voire agacé ; ce n'est qu'un lieu de passage qu'ils veulent le plus court possible car il ne fait au fond que retarder le moment de leur arrivée à destination. Mais le danseur ne paraissait nullement dans cet état, il avait l'air heureux. Alors Joseph, écoutant une voix intérieure qui lui intimait de venir en aide à celui qu'il sentait en danger, cette voix de la conscience dont Rousseau dit qu'elle est celle de Dieu, vint à la rencontre du danseur. Il lui posa la main sur l'épaule d'un geste fraternel et lui demanda, de ce ton de pure empathie : « ça va mon vieux ? » Le danseur, surpris de constater que ce monde n'était pas désert, que son existence semblait avoir une certaine matérialité pour les autres, qu'il n'était pas un pur néant, fut submergé par une intense émotion que quelques perles rondes et transparentes vinrent exprimer sur ses joues. Les deux hommes s’enlacèrent tandis que Jean-Pierre pleurait à chaudes larmes et Joseph commençait à avoir les yeux humides. Il restèrent toute la nuit à discuter, les deux derniers êtres humains sur terre.
Scène5
Une personne s'était intéressée au phénomène médiatique sur Internet suscité par les deux vidéos postées sur le célèbre réseau social et en avait été fortement affectée. Il faisait partie de cette minorité de gens dont le sens moral - selon la définition qu'en donnait l'école philosophique des sentimentalistes, à savoir un sens du bien et du mal qui venait s'ajouter aux cinq autres - ne s'était pas atrophié au contact de cette société que d'aucun qualifiait de postmoderne. A ses yeux, la vidéo constituait déjà en elle-même l'une des manifestations de cruauté les plus écœurante qu'il lui ait été donné de voir dans sa vie, exception faite peut-être de celles qui s'exprimaient par une violence physique ; et encore pouvait-on en débattre car une cruauté psychologique pouvait aboutir au suicide de celui qui en était la victime. On pouvait certes se moquer de quelqu'un, c'était même le sel nécessaire des relations humaines, mais non l'humilier ; d'autant plus quand celui-ci n'était ni en mesure de se défendre ni en mesure de comprendre. Non seulement ces films insultaient la dignité de tout être humain normalement constitué moralement, mais les commentaires qui les accompagnaient n'avaient rien à leur envier en terme d'outrance et leur méchanceté le sidérait. Les gens avaient-ils perdu cette exigence minimale de respect que chacun se devait et qui était la condition sine qua non de toute vie collective ? C'est pourquoi il décida un jour d'exprimer son opinion sur cet événement dans une lettre qu'il envoya à plusieurs journaux que l'un d'entre eux accepta de publier. Voici ce que disait cette lettre.
À toi le rigolard,
Toi, le rigolard, tu t'es bien marré quand il y a quelques semaines, tu es tombé sur cette vidéo publiée sur un réseau social bien connu et qui a eu un énorme succès. Mais que voyait-on ? En quatre mots simplement : un homme différent humilié. Évidemment, pour toi le rigolard, on ne faisait que s'amuser. Cet homme aimait danser, à sa façon peut-être un peu étrange, mais toi le rigolard tu ne l'acceptais pas. Il n'y a qu'une façon de danser et tout ce qui s'en écarte doit être sanctionné, pour toi le rigolard. Bien entendu, tu n'appelles pas ça interdire mais se moquer car tout ça est bon enfant, pour toi le rigolard. Pourtant, il ne te viendrait jamais à l'idée de te « moquer » de ceux que tu aimes de cette façon, de les humilier en leur expliquant, pour te donner bonne conscience, que tu ne fais que blaguer ; à aucun moment la contradiction entre le respect que tu témoignes à tes proches et la licence que tu t'autorises avec certains ne vient frapper ton sens moral atrophié. Mais ça ne te suffisait pas car tu considérais que le danseur avait encore enfreint une autre loi, celle de l'apparence physique. Non seulement il ne dansait pas selon cette norme que tu contrôles avec le zèle d'un chef de cuisine étoilé, mais son corps n'obéissait pas aux canons de beauté en vigueur dans la société. Alors, toi le rigolard, pour le punir de cet affront d'oser se montrer avec ce physique, tu t'es « moqué » en le comparant à toutes les choses les plus laides et infamantes ; comme tu t'es poilé sur ce criminel de l'apparence. Tu l'as corrigé, châtié pour cette infraction à la loi et tu attends ta récompense : que les autres se marrent, comme un bon soldat qui a accompli son odieuse mission. Toi, le rigolard, tu n'as pas su non plus accepté sa naïveté enfantine. Tu ne pouvais permettre qu'un être à l'esprit aussi pur et dénué de malice ose se montrer en public. Alors, encore une fois, tu as appliqué ton impitoyable loi, celle qui punit par l'humiliation : comme tu as ri de cet homme persuadé d'être un bon danseur, comme tu as ri qu'il soit seul, comme tu as ri de son incapacité à voir sur le moment qu'on se payait sa tête. Comme tu as ri encore de l'évocation d'une possible consanguinité, suggestion dont il ne parvenait même pas à comprendre le sens. Vous, les rigolards : avez-vous songé une fois à ce que pouvaient produire sur sa propre estime les humiliations que vous faisiez subir à cet homme ? Avez-vous seulement pensé que vos moqueries pouvaient le faire souffrir ? L'avez-vous même simplement envisagé fugitivement ? Mais peut-être, d'une manière encore plus infecte, avez-vous songé qu'il n'était pas comme vous, qu'il ne ressentait rien, qu'il n'était qu'une chose avec laquelle on pouvait s'amuser sans égard pour elle, qu'il n'était que le support de vos projections comiques. Vous, les rigolards, savez-vous quel genre d'homme considère que les êtres humains n'ont pas la même valeur en droit, par principe et indépendamment de ce qu'ils font ? Allons, je sais que si vous utilisez votre jugement quelques secondes pour autre chose que rigoler, vous trouverez la réponse. Je vous donne un indice : ce sont eux qui ont pensé qu'on pouvait vendre d'autres hommes. Vous, les rigolards, vous ne valez pas mieux qu'eux. Mais je ne suis pas comme vous, je ne vais pas vous estimer inférieur à moi en droit. Je vais compter au contraire sur votre humanité, sur un soupçon de sens moral, même atrophié, pour prendre conscience de vos agissements en lisant cette lettre.
Un Anonyme heurté par vos actes mais confiant dans votre guérison morale.

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