La littérature n’est pas une science exacte

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Bon, si vous êtes encore là, ça veut dire que je ne vous ai pas trop saoûlés avec mes histoires à n’en plus finir. Ouais, je sais, je parle beaucoup et vite. En fait, j’écris surtout beaucoup et vite et, malgré la ponctuation, on a parfois du mal à me suivre, pas vrai ? Mademoiselle Laurent me fait souvent le reproche quand elle rend les copies de « composition » comme dit mon père. Mais bon, je suis meilleur à l’écrit qu’à l’oral parce que question tchatche, c’est pas trop ça, je suis plutôt réservé, vous voyez. Le baratineur dans la famille, c’est surtout Jules. Un talent pur pour embobiner, du travail de précision. Moi, en revanche, je ne suis absolument pas du genre à mettre de l’ambiance en classe ou dans un repas de famille. Maman, qui ne perd jamais une occasion de ne pas tourner sept fois sa langue dans sa bouche (sans déconner, y’a quand même un paquet d’expressions vachement chelou en français, non ? Merde, j’me suis fait contaminer par le verlan de Karim, c’est pas cool, ça !) aime bien souligner en société : « Mon Bastien, c’est un timide, il a le cœur trop sensible. Vous voyez, moi, je pense qu’ le monde, eh ben, il est trop dur pour lui ! »Non mais n’importe quoi ! Bon d’accord, je ne suis pas du genre volubile (et non pas « volatile », comme l’a dit un jour Madame Grospif à mon père qui, je l’avoue, cette fois-là, a quand même eu du mal à réfréner un sourire) mais bon, moi, je considère que je ne parle pas à tort et à travers et donc que je ne parle pas pour ne rien dire. En revanche, si j’écris pour ne rien dire, il faut m’aider, hein, il faut me l’dire !

Donc « voilà voilà »comme dit souvent papa à Madame Grospif en guise de conclusion quand cette dernière lui met le grappin dessus dans la cage d’escalier et qu’il ne peut plus s’en dépétrer. On a fait connaissance. Evidemment, par la force des choses, vous me connaissez un tant soit mieux que moi je ne vous connais mais attention, j’ai encore beaucoup de choses à vous dire. Ce qui est bien quand on écrit, c’est que c’est comme une séance chez le psy, enfin, comme je me l’imagine, parce que bon, je n’ai pas encore expérimenté. Et c’est quand même beaucoup moins cher. Bien que j’accepterais volontiers que vous me payassiez (ouh la la, où diantre ai-je mis mon Bescherelle pour vérifier ce subjonctif si hasardeux ?) pour avoir l’honneur de déguster ces quelques lignes de pure littérature.

Tiens d’ailleurs, en parlant de psychanalyse. Madame Grospif, notre voisine de palier dont vous n’avez pas fini d’entendre parler (oui oui, celle-là même qui a des mésententes personnelles au niveau des expressions), eh bien, Madame Grospif, disais-je, a expliqué un jour à ma mère que Monsieur Colombo, le gros voisin du deuxième qui, par mimétisme ou pas, allez savoir, parle toujours de sa femme comme le faisait Peter Falk dans la série du même nom , enfin Colombo quoi, (et puis, pour mettre fin à tout débat dès ce deuxième chapitre, mettez ma connaissance de gens qu’un gamin de mon âge ne devrait certainement pas connaître sur le compte de l’omniscience de l’écrivain), avait assisté à plusieurs séances chez un psychanalyste. Comment le savait-elle ? Rien de plus facile, c’était la femme du charcutier, Madame Pinson, qui en avait fait la confidence à Marco, le coiffeur de la Rue des Œillets, alors qu’elle était en train de lire Gala sur le petit sofa marron du salon de coiffure. « Vous savez, celui qu’ils viennent d’installer à droite en entrant. Ça fait plus propre, vous ne trouvez pas ? Parce que franchement, celui d’avant en « surimi » cuir avec des taches de café, entre nous… Et puis, c’est plus pratique. A propos, vous savez que Gad Elmaleh et Kev Adams sont ensemble. Si, si, j’vous assure, hi hi. Et puis, toujours entre nous, qui de mieux placés que Marco et Alessio pour savoir ces choses-là. » « Oh, Madame Grospif, comme vous y allez », avait juste eu le temps de souffler maman cependant que notre voisine enchainait. « Enfin bref, tout ça pour dire que le pauvre Monsieur Colombo ne devait pas être au mieux dans son assiette pour aller dépenser autant d’argent chez un psy. 200€ la séance ! Vous vous rendez compte ? Je vous crois que c’est une somme. Ils doivent avoir bien de l’argent de leur côté ces gens-là pour se permettre de telles dépenses dispendieuses. Ce n’est pas moi avec ma petite retraite qui pourrais me le permettre, allons donc. »

Donc, vous êtes encore là. Très bien, reprenez votre souffle. Expirez, inspirez. Voilà ! J’en finis avec les présentations dans quelques lignes. J’aime bien le mot « quelques ». Ça veut tout dire et, en même temps, ça ne veut rien dire. Quelques lignes ? Si j’en termine dans trois lignes, je ne vous aurai pas menti mais si je ne finis que dans deux pages, je n’aurai pas menti non plus. Enfin bref, il se trouve que j’ai opté pour la psychanalyse littéraire. Pompeux, n’est-ce pas ? Certes, j’en conviens. Mais comme le répète à l’envi Kevin Malraux qui, à bien des égards pourrait postuler à devenir le fils spirituel de Madame Grospif, « qui n’a rien n’a rien ».Tout est dit. Rien à ajouter. Logique implacable. Aucun risque à se lancer par conséquent.

Psychanalyse car l’écriture me permet de mettre sur papier ce que j’ai sur le cœur. Un exutoire en quelque sorte. Rien de bien nouveau, me direz-vous. Je ne prétends pas avoir inventé le fil à couper l’eau chaude (bravo, vous avez deviné, encore une citation de Madame Grospif). Littéraire car j’ai l’immodestie de croire que je peux transformer des lettres en mots, des mots en phrases et des phrases en un tourbillon joyeux.

« Vaste sujet, la littérature. La littérature n’est pas une science exacte » asséna un jour mon père, la tête légèrement inclinée vers le haut, le bras levé et l’index pointé vers le ciel. « Tu vois, mon petit Bastien (en général, petit Bastien est le prélude à un monologue senti sur un sujet qui tient beaucoup à cœur à mon père et sur lequel il est souvent inutile de vouloir contester le propos), la littérature a de nombreux visages », commença-t-il en faisant tournoyer ses deux bras devant lui en guise de visages. « Peut-être est-ce la raison pour laquelle de nombreux écrits ont apeuré les puissants, rois et évêques, tout au long de notre Histoire et qu’ils ont été mis à l’index, voire brûlés ! Vois-tu, Bastien, l’écriture, c’est la liberté. L’écriture, la littérature ne sont que le reflet matériel de notre imagination. Les mots sont le miroir de l’esprit. Et l’imagination est la seule chose que personne ne peut aliéner ! On pourra faire disparaître tous les livres de la terre mais on ne fera jamais disparaître l’imagination et la créativité de leurs auteurs. Alors oui, parfois, on qualifie de non-littérature des ouvrages qui sont à priori médiocres. Moi-même, je traite de littérature touristique tous ces best-sellers qui fonctionnent tous sur le même principe. Dan Brown n’est-il pas devenu un guide touristique au service de Florence, Venise, Bilbao, Barcelone et tant d’autres villes. Quand je le lis, j’ai souvent l’impression de naviguer sur Google Maps. Mais pour autant, ai-je le droit d’affirmer que ce n’est pas de la littérature ? Comme de nombreux auteurs à succès, il a le mérite de faire lire des dizaines de milliers de gens qui, sans ça, ne lirait peut-être pas. C’est pour cela, Bastien que je crie haut et fort que la littérature n’est pas une science exacte. Dan Brown aurait-il été capable d’écrire les Confessions ou Les misérables ? Sans doute pas mais Sartre et Camus l’auraient-ils été ? Peut-on alors affirmer que Rousseau et Hugo ont fait de la littérature et que Sartre, Camus et Brown non ? La littérature n’est pas une science exacte. Ça serait comme de dire que Messi joue au foot et pas les autres. Tous les autres jouent aussi au football, simplement Messi donne souvent l’impression de le faire mieux que les autres ! » Je ne rève pas, mon père vient de faire du Kevin Malraux : comparer Messi à Rousseau et à Hugo, il fallait oser !) « Tu sais que je ne goûte pas particulièrement Flaubert et Proust, par exemple. Certains, en revanche, les traitent de génies ! La littérature n’est pas une science exacte. S’y adonner ne garantit pas l’excellence, encore moins le succès. Mais noircir du papier n’est jamais vain, c’est la victoire de l’esprit, de l’imagination et de la créativité sur le néant ! » Sur ce, il m’avait regardé fixement, avait tourné les talons et était reparti vers la cuisine, puis, prenant un chiffon, s’était mis à essuyer des verres. Ce genre de discours me laisse toujours pantois. Et pas seulement par la capacité d’emphase que peut avoir mon père et dont a hérité Jules. Avait-il eu une inspiration subite, avait-il récité une partition qu’il avait en lui depuis longtemps ? Je n’ai jamais osé lui demander mais je m’en savais incapable. Moi, je veux écrire pour ne pas avoir à parler. La littérature est mon horizon.

Enfin, tout ça pour dire que grand-père Georges m’a un jour raconté qu’il n’avait pas pu mieux choisir le prénom d’Aristide pour mon père. En effet, bébé, mon père n’arrêtait pas de pleurer, à tel point que ma grand-mère Louise (qui, vous l’aurez compris, car vous êtes toujours attentifs et intelligents, est donc la maman de mon papa) avait des crises de larmes. « Ça coulait, ça coulait, ça n’arrêtait pas de couler, tu ne peux même pas t’imaginer, mon Bastien, comme ça coulait. Jamais l’expression pleurer toutes les larmes de son corps n’avait été aussi bien porté ! Ah, elle en a souffert ta grand-mère des cris et des pleurs de ton père. En tout cas, un jour, j’ai réussi à la faire tellement rire qu’elle en a oublié Aristide pour quelques minutes. Et tu sais ce que je lui avais dit pour la faire autant rire ? » Silence. Solennité. Lissage, plissage, déroulage et lustrage de moustaches. Et moi de le regarder avec des yeux tout ronds, presque au garde à vous tellement j’étais impressionné, en faisant non de la tête. « Eh bien, je lui avais dit ceci. Vois-tu ma chère et tendre Louise, la France a connu Aristide Briand, la France a connu Aristide Bruant, la France connaît à présent Aristide Bruyant ! » Bon, je vois à vos regards ébaubis – que j’imagine plus que je vois – que votre réaction première n’est pas la franche hilarité. J’avoue que moi non plus, sur le coup, je n’étais pas franchement plié en deux. Mais le souvenir de mon grand-père racontant cela avec des éclairs dans les yeux, riant de sa propre blague si longtemps après et répétant « ah ah, Aristide Bruyant » alors que le passé le replongeait dans un bonheur mélancolique,avouez que ça n’a pas de prix, non ?

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