1. La grande fête centenaire

7 minutes de lecture

Au sud-est d’Angorra, dans la cité de Tenerice, à l’extrémité du royaume de Rui Wang, une ombre se faufilait entre deux bâtiments, pour rejoindre une rue adjacente. La silhouette continua son chemin jusqu’à arriver à la bâtisse de terre ocre, passa ses portes discrètement, et se fondit parmi la foule. Le khanqah apparaissait spacieux, un lieu de vie et de retraite pour les mystiques.

À l’intérieur, son regard se balada sur les nombreux clients. Il la trouva assise à côté d’autres croyants, tandis que les prières s’élevaient dans l’immense salle. Il s’avança prudemment vers elle, mais s’arrêta lorsque cette dernière se leva pour quitter la salle de prières, en passant par l’arc persan afin de se promener dans le jardin intérieur, elle abandonna les deux grandes statues des déesses aux autres mystiques.

L’homme la suivit en silence. Il s’arrêta dans un recoin à l’abri des regards afin de savoir si elle se trouvait seule. La vieille femme prit place sur un banc de pierre un peu à l’écart du bâtiment, puis redressa la tête en retirant son chèche tout en tapotant la place à ses côtés.

— Ama.

Il s’assit à ses côtés, souriant lorsqu’elle saisit l’une de ses mains. Sa peau rêche et ridée ne rassura pas l’homme qui la regarda.

— Je suis heureuse de te revoir. Quelle nouvelle m’apportes-tu de la ville ?

— Le marché va commencer, mais les habitants ont l’air inquiets. C’est intrigant.

— Cela fera bientôt cent ans que la guerre a cessé, les quatre royaumes préparent une grande fête afin de rendre hommage à la paix qui s’est installée.

— La guerre ?

— Elle a éclaté pour savoir qui possèderait un pouvoir ancestral, mais l’objet de leurs convoitises fut perdu durant les batailles, faisant cesser les combats.

— C’est pour ça qu’il y a autant de personnes dans la mosquée ?

— Oui, chacun est heureux de savoir notre monde en sécurité, et souhaite que cela reste ainsi pour les centaines d’années à venir.

— Tu ne m’as jamais raconté l’histoire de cette guerre, se rendit compte le jeune homme d’un air songeur.

— Je te trouvais encore trop jeune pour te parler de ce conflit. Mais avant ça, il faut que tu connaisses les origines de notre monde et de nos peuples, sourit Ama, tel le mentor qu’elle était pour son petit-fils.

Son regard fatigué se dirigea vers Onyx.

— Je suis bien assez âgée pour partir en paix, car je me souviens de ce jour funeste, et toutes ces vies anéanties par la cupidité des dirigeants.

— Je ne souhaite pas que tu partes, Ama.

— Je suis vieille, Onyx. Je le sais… Et je sens que ma fin est proche.

Elle caressa la joue du jeune homme d’un geste lent.

— Ne t’en fais pas pour moi, j’irai rejoindre ton grand-père ; cela fait un moment qu’il doit m’attendre.

Le jeune homme ne répondit rien. Il baissa lentement la tête vers ses mains, sachant pertinemment qu’il ne pouvait rien faire contre le temps.

— En vingt ans de vie, je t’ai révélé de nombreux secrets sur notre terre. Bientôt, ce sera à toi de découvrir tous les mystères que cache Angorra.

Le garçon hocha la tête en signe de compréhension. Il prit la main rugueuse de sa grand-mère, laissant ses yeux parcourir les marques bleutées qui parcouraient la peau d’Ama.

— Pourquoi n’ai-je pas ces marques ?

— Tu n’as pas encore l’âge et la maturité. Mais ne t’en fais pas, elles apparaîtront d’elles-mêmes.

Sa voix possédait un timbre amer, comme un regret. Les marques qui sillonnaient sa peau étaient propres aux habitants de Tenerice, de grandes lignes azurées qui se faufilaient sous l’épiderme tel des serpents.

Elles apparaissaient généralement à l’adolescence. La majorité des habitants de la cité en possédait. Proche de l’âge adulte, Onyx était le seul à ne pas en posséder.

— Comment vont tes parents ? demanda-t-elle dans le but de changer de sujet discrètement.

— Bien, tout le monde est impatient de voir le marché débuter. Comme à chaque fois, nous attendons des acheteurs des quatre royaumes.

— Cela ne m’étonne pas ! Les marchandises de la ville sont réputées délicieuses pour quiconque les goûte, rêvassa Ama en se souvenant de chaque fruit succulent qu’elle avait pu manger jusqu’à présent.

— Je te ramènerais des graines de Marula.

— Les délicieuses Marula… Il serait temps pour toi de rentrer, tes parents doivent t’attendre pour la préparation du repas.

— Je reviendrais bientôt.

Il se releva et vint embrasser le front de sa grand-mère, puis enroula son chèche autour de son visage.

— Et tu ne te rendras même pas compte du temps écoulé.

— Je n’en doute pas une seule seconde, souffla Ama en venant l’étreindre tendrement. Maintenant, va, avant que Kadir ne remarque ta présence.

— D’accord.

Il rentra dans la mosquée, faisant attention à ne pas se faire remarquer par ledit prêtre.

— À bientôt, Onyx. Je l’espère en tout cas…

En dehors du bâtiment, l’homme se glissait dans la foule. Il arpentait les allées afin de rentrer chez lui sans attiser de soupçon. Les habitants préparaient le grand marché lunaire qui se tenait tous les cinq ans. Les rues, d’ordinaire calmes, étaient bruyantes et encombrées d’objets en tous genres. Des fruits et légumes s’étalaient sur une multitude d’établie. Les nouveaux produits trouvés dans les terres du Sud attisaient la curiosité des habitants d’Angorra.

Alors qu’il passait à côté d’un présentoir de fruits secs, Onyx s’y arrêta afin d’acheter les graines de Marula promises à Ama. Il sortit une bourse de sa ceinture et en paya un petit sac, non sans oublier de remercier la marchande avant de reprendre sa route. Il continua quelques minutes sa marche sur le grand axe, puis bifurqua dans une ruelle qui déboucha sur une des rues adjacentes, moins fréquentées que la principale. De là, il monta calmement les basses marches menant à sa résidence : une grande maison en pierre guss, faite de boue et d’argile, dont les feuilles de palmier recouvraient le toit. Elle possédait un étage et une cour intérieure, s’ouvraient toutes les chambres ; ce n’était pas grand-chose comparé à bien d’autres foyers, mais suffisant pour une famille du désert résistant au vent sec et la chaleur étouffante.

— Je suis rentré !

Il retira ses sandales comme le veut la tradition et reposa son chèche sur ses épaules.

— Mère, père ?

— Dans la cuisine.

Le jeune homme arpenta le couloir avant de déboucher sur la grande cuisine. Il y trouva sa mère qui préparait le repas de l’après-midi. Le plan de travail ainsi que le four surélevé, tous deux en terre cuite, se trouvaient à côté d’un baquet d’eau. Des jarres fermées, remplies de sel, stockaient du poisson ou la viande. Les légumes et les fruits, quant à eux, étaient protégés dans des coquilles en feuilles de palmier, accrochés en hauteur afin d’empêcher les animaux de les ronger.

— Que préparez-vous ? demanda-t-il en s’approchant de la poêle.

— Des falafels, ton grand-père n’arrête pas d’en demander depuis ce matin ; une soudaine envie. Et toi, où étais-tu parti depuis ce matin ?

— Au souk, et j’ai rendu visite à Ama.

Il l’aida à la préparation des boulettes de pois chiche en mélangeant les ingrédients dans un grand plat.

— Comment va-t-elle ?

— Elle… sent sa fin arriver.

— J’espère qu’elle tiendra jusqu’à la fête. Elle qui a connu l’apocalypse, elle pourra enfin fêter la fin de la guerre après cent ans.

— Je ne veux pas qu’elle nous quitte…

— Tu sais, Ama a vécu bien longtemps. Mais je suis heureuse de la voir toujours aussi pétillante et joyeuse.

Elle se tourna vers Onyx et lui prit le plat de la main.

— Mais il est temps pour elle de nous quitter et de rejoindre son mari. Elle t’a appris de nombreuses choses, alors espérons simplement qu’elle assistera à la grande fête de demain.

Le jeune homme hocha la tête, continua la confection du repas. Ils apportèrent les plats sur la grande table placée au centre de la cour intérieure pour déjeuner avec le reste de la famille.

Le soir s'installait doucement, mais la température restait élevée. Tandis que les plus vieux allaient dans l’Haram afin de prier, les plus jeunes vagabondaient dans les rues de la ville, à la recherche d’un coin paisible à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes.

Le garçon s’installa en haut d’un dôme de surveillance aujourd’hui peu utilisé. Assis sur le rebord, le regard porté sur l’étendue de sable du désert aride, il méditait en silence sur les événements à venir. La préparation du grand bazar de la ville. Sa visite et le temps passant pour Ama. Sans oublier la grande fête centenaire, célébrant la paix dans chaque royaume.

Absorbé par ses rêveries, il n’entendit ni ne remarqua la silhouette qui se dressait dans son dos. Une main sur son épaule l’interpella et le sortit aussitôt de ses pensées. Son père s’installa à ses côtés, regardant à son tour l’étendue désertique s’assombrir.

— Que comptes-tu faire demain ? lui demanda son paternel d’un ton rassurant.

— J’irai voir Ama demain soir, à la tombée de la nuit, lorsqu’ils allumeront les lanternes.

Son regard se perdit dans le ciel voilé d’étoiles, la lumière du jour se fit engloutir à l’horizon.

— Ce sera une journée inoubliable.

Le bras de son père se plaça autour de ses épaules, offrant ainsi un soutien immuable à son fils.

— Inoubliable… En effet...

Il ferma les yeux et se laissa bercer par les prières du couvent, qui résonnèrent jusqu’à eux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Arawn Rackham ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0