Chipo, tu ne sers à rien !
Et si votre passé frappait à la porte… avec un chien inutile et un body fluo ?
--
Assise sur mon vieux canapé chiné la veille à Saint-Girons à un vieil hippie parlant à peine. À Saint-Girons il y avait des hippies à gauche, à droite au centre. Il y avait des hippies partout. Certains avaient la facheuse manie d'uriner parfois place Pasteur devant la population qui vaquait nonchalement sur les pavés froids. Mais revenons à ce soir-là. Je savourais une tasse de thé à l'orange.
J'avais enfilé un body fluo. Dans le miroir du salon, je me trouvais très sexy. La vieille cheminée crépitait dans un coin sombre de cette cabane de l'Ariège. La nuit de décembre écrasait d'un tombeau de neige la petite église de Boutou-Boussenac. Le bruit des brindilles était parfois couvert par les aboiements de Chipo, mon chien qui campait à l'extérieur. Pourtant, ce soir, il était soudainement devenu silencieux.
Soudain, trois coups résonnèrent à ma porte. Un frisson me parcourut l’échine. Qui pouvait bien frapper à une heure pareille ? Et pourquoi Chipo n'avait-il pas donné l'alerte ? Ce chien représentait l'indignité même, il ne servait à rien.
Je me levai, hésitante, et ouvris la porte. Ce que je vis me laissa pantoise. Là, devant moi, emmitouflée dans une petite doudoune fripée, se tenait… moi. Oui, moi en chair et en os. Mes mêmes yeux bleus, mes seins girons, mes longues jambes blanches, avec dix ans de moins.
— Comment, tu ne me laisses pas entrer ? En fait tu me demandais sans le savoir. Enfin je suis là.
Dans un songe, je m’écartai pour lui faire place. Elle s’installa sur le canapé, balayant la pièce du regard avec émerveillement.
— Merci, je suis très contente. Waouh ! C’est chez nous, ça ? Tu as beaucoup de goût, dis-donc.
Donc elle était là. Je souris amusée. Comment réagir face à une adolescente qui était soi-même.
— C'est vrai, je suis très contente, reprit-elle, comme pour s'en convaincre.
— Pourquoi es-tu là, demandais-je enfin.
Elle haussa les épaules.
— Pour répondre à tes questions. Tu en as forcément plein, non ? Profite bien de ma présence.
Un vertige me prit. Tant de choses que j’aurais voulu savoir plus jeune, tant d’erreurs que j’aurais aimé éviter… Mais la jeune fille devant moi ne semblait pas venue là pour donner des leçons. Elle était là pour m’écouter.
J'ajoutais :
— En fait je n'ai qu'une question. Suis-je devenue celle que tu voulais être ?
Elle me regarda longuement, comme si elle analysait chaque détail de mon visage.
— Ça dépend… Est-ce que tu es heureuse ? Es-tu devenue la coqueluche de tous les jeunes hommes de l'Ariège ? As-tu trouvé sabot à ton pied ?
- Sabot ? Tu veux dire soulier... plutôt ?
- Non. Nous sommes en Ariège.
- C'est vrai.
La remarque était juste. Je repris alors : - Non, je suis célibataire, désespérement seule. Cela te va ?
- Merci, non merci.
Ma réponse lui avait déplu. Elle fit une grimace, sortit de la maison et courut dans le jardin. Elle était pressée, et Chipo l’hâta. (Oui, Chipo, mon chien avait enfin décidé de réagir. )
Alors, je demeurais muette. Je devinais alors quelle était la vraie question dans une existence : ne pas attendre de grandes réussites ni de succès éclatants. Juste rencontrer le bonheur.
Ce soir-là, dans cette étrange conversation entre mon passé et mon présent, je compris quelque chose d’essentiel : il fallait consommer le thé à l'orange avec modération.
---
Et vous, quel objet ou animal absurde traverse vos textes ?
II s’agit d’un détournement ou d’une variation humoristique inspirée de “Le Thé de Chine à l’orange”.
Texte de base : https://www.atelierdesauteurs.com/text/18809855/5--le-the-de-chine-a-l-orange
Le texte suivant est en écho avec celui-ci : https://bit.ly/TuÉcrisTrop-ADA
Lien de la page : https://bit.ly/CHIPOTUNERSERSARIEN

Annotations
Versions