La Ligne

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19h58. Un homme est installé dans un bureau, face à son ordinateur. Il guette la dernière minute pour pouvoir débrancher son téléphone et rentrer chez lui. Le téléphone sonne, provoquant l'hilarité de ses collègues.

L'Opérateur – Bonjour, merci d'avoir appelé la Helpline de Paper & Co, je m'appelle Lionel, comment puis-je vous aider aujourd'hui ?

L'Appelant – Bonjour, Lionel. Est-ce que Véra est là ?

L'Opérateur – Excusez-moi, monsieur, je ne crois pas connaître de collègue portant ce nom.

Les autres opérateurs se préparent et quittent doucement les locaux, laissant Lionel seul, dans le noir, à la seule lueur de l'écran de son ordinateur.

L'Appelant – Mais si, je lui ai parlé hier et la semaine dernière ?

L'Opérateur – Vous nous avez appelés plusieurs fois ? Les commandes vous posent problème ?

L'Appelant – Les commandes ?

L'Opérateur – Excusez-moi, monsieur, avez-vous besoin de quelque chose en particulier ?

L'Appelant – Oui, oui, je voudrais parler à Véra, mais elle n'est pas là.

L'Opérateur – Il n'y a pas de Véra ici, mais que vouliez-vous lui demander ?

L'Appelant – Oh… Ce n'est rien, c'est juste que, je ne vais pas très bien ce moment.

L'Opérateur – Vous… n'allez pas très bien ?

L'Appelant – Non, pas vraiment.

L'Opérateur – Monsieur, savez-vous que vous êtes sur la ligne d'aides de la société Paper & Co ? Nous nous occupons de la vente de papiers et d'impriman…

L'Appelant – C'est que ma famille est difficile avec moi, vous comprenez. J'ai perdu ma femme, et ils m'en tiennent responsable, à cause de l'adultère. C'est difficile, vraiment. Je ne sais pas comment je vais m'en sortir. Ma belle-famille me menace et la mienne, la chair de ma chair, me renie complètement. Je n'arrête pas d'y penser, j'espère que ça s'arrange, mais ils ne m'adressent plus la parole.

L'Opérateur – Monsieur, je suis navré mais…

L'Appelant – J'ai des idées de plus en plus noires, Lionel. Si je ne pense pas à ma famille chaque jour, alors je pense à ce que ça leur ferait si je partais. Si je partais pour de bon. Silence. Avez-vous des enfants, Lionel ?

L'Opérateur – Je ne suis pas autorisé à donner des informations personnelles.

L'Appelant – Je connais déjà votre nom. Ce n'est pas personnel ?

L'Opérateur – Eh bien, c'est un nom, alors…

L'Appelant – Je m'appelle Ashley.

L'Opérateur – Pardon ?

L'Appelant – Comment ?

L'Opérateur – Vous vous appelez Ashley ?

L'Appelant – Oui, et bien ?

L'Opérateur – Oh, non, rien, c'est juste que, disons, c'est assez peu commun.

L'Appelant – Beaucoup de femmes s'appellent Ashley.

L'Opérateur – Justement.

L'Appelant, en colère – Comment ?

L'Opérateur – Ah ah, non, rien du tout, rien du tout.

L'Appelant, soudain radouci – Je plaisante Lionel. Je m'appelle Arthur.

L'Opérateur – Ah ah, je me disais, aussi !

L'Appelant – Eh oui, l'humour c'est tout ce qu'il me reste, après tout.

L'Opérateur – Et donc Arthur, vous appelez pour acheter une imprimante ou bien ?

L'Appelant – Lionel, vous travaillez bien à la ligne d'aides, non ?

L'Opérateur – Oui, oui, Arthur. La ligne d'aide de la société P…

L'Appelant – Alors aidez-moi, Lionel. Aidez-moi. J'ai besoin d'une réponse. Il doit forcément y avoir une réponse dans tout ça. Il y a forcément quelque chose que je puisse faire pour que les choses s'arrangent. Il doit y avoir un assemblage de mots qui me permette de tout arranger. De leur arracher un semblant de pardon. Lionel, je plaisante beaucoup, mais ce n'est pas ce que je suis à l'intérieur. Je souffre terriblement, et j'ai besoin de personnes comme vous pour m'aider. Véra m'a beaucoup aidé. Savez-vous qu'elle m'a dit avoir deux enfants ? J'en ai deux aussi, dans les mêmes âges. Ils sont adolescents. C'est difficile l'adolescence.

L'Opérateur, s'impatientant, guettant l'heure – Monsieur…

L'Appelant – Arthur.

L'Opérateur – Arthur… Je n'ai aucun collègue s'appelant Véra.

L'Appelant – Mais si, puisque vous êtes à la ligne d'aide !

L'Opérateur – Je suis à la ligne d'aide de Paper & Co, je vends du papier et des imprimantes. Je n'ai pas les compétences pour m'occuper de votre situation.

L'Appelant – Ma situation, Lionel ?

L'Opérateur – Arthur, vous êtes de toute évidence dépressif. Et cette dépression vous a été infligée par des conditions terribles, je n'en doute pas, mais je ne suis pas en mesure de vous aider en quoi que ce soit. Je ne suis pas psychologue. Je suis un agent de service à la clientèle. C'est ma seule fonction. Je ne peux pas vous aider.

Silence.

L'Appelant – Très bien.

L'Opérateur – Je suis désolé, Arthur. Je voudrais pouvoir vous aider, mais je ne le peux pas.

L'Appelant – Non, Lionel, je vous en prie. Ce n'est pas grave, je comprends. Désolé.

L'Opérateur – C'est moi qui suis désolé.

Arthur se met à gémir, lentement.

L'Opérateur – Arthur, si vous faites ce que je crois que vous êtes en train de faire, je préfèrerais que vous…

L'Appelant – Désolé, Lionel, c'est juste que… j'ai très mal au ventre.

L'Opérateur – Oh. Très bien. Enfin, non, je suis désolé pour vous.

L'Appelant – J'ai pris des cachets.

Silence.

L'Opérateur – Vous avez pris quoi ?

L'Appelant – Des cachets. J'ai pris des cachets.

Lionel se lève, regarde autour de lui pour trouver quelqu'un qui puisse l'aider, mais il est toujours seul. Tous les autres opérateurs sont partis, incluant les superviseurs.

L'Opérateur – Beaucoup ?

L'Appelant – Assez.

L'Opérateur – Combien ?

L'Appelant – Oh, je ne sais pas. Vingt. Trente ?

L'Opérateur – Oh.

L'Appelant – J'ai un peu mal.

L'Opérateur – Oui, c'est… Ah, c'est normal. Restez en ligne s'il vous plait.

L'Appelant – Non, Lionel, ne partez pas.

L'Opérateur – D'accord, je ne pars pas. Hum. Ecoutez, Arthur, allongez-vous. Heu, non. Ne vous allongez pas. Buvez de l'eau. Buvez beaucoup d'eau, et appelez le…

L'Appelant – Non.

L'Opérateur – Comment ça, non ?

L'Appelant – C'est évident, Lionel. Je ne compte pas appelez les urgences. Je vous ai appelé pour une raison.

L'Opérateur – Que je vous aide, non ? Alors je vous en prie, laissez-moi vous aider.

L'Appelant – Non, ça ira. Vous ne le vouliez pas. Et j'ai déjà pris mes cachets, alors c'est trop tard.

L'Opérateur – Mais vous appeliez Véra pour qu'elle vous aide, non ? Laissez-vous vous faire aider !

L'Appelant – J'ai un peu menti. Je l'ai appelée pour dire adieu.

L'Opérateur – Oh bon sang, bon sang, bon sang, bon sang.

L'Appelant – Racontez-moi quelque chose. Je veux mourir, mais je ne veux pas le faire seul. Alors allez-y.

L'Opérateur – Qu'est-ce que vous voulez que je vous raconte ?

Silence.

L'Opérateur – Arthur…? Arthur…?

L'Appelant – …Oui ?

L'Opérateur, soulagé – Ah !

L'Appelant – N'importe quoi.

L'Opérateur – Comment ?

L'Appelant – Racontez-moi n'importe quoi.

L'Opérateur – Bon… Eh bien… C'est l'histoire d'un roi. Enfant, il a trouvé une épée légendaire, et c'est ce qui l'a rendu roi. Il est très entouré ce roi. Il a des chevaliers qu'il considère comme ses frères. Ils ont chacun des caractères très différents. Il y en a un, un peu idiot, mais il renferme tant de pureté et d'innocence qu'il est considéré comme l'un des chevaliers les plus parfaits. Il y en a un autre, qui a relevé des dizaines de quêtes. Et son fils est si pur qu'il a pu faire fuir un démon de son antre simplement en se montrant. Il y en a beaucoup des chevaliers comme cela, et ils ont tous été rassemblés par ce roi. Ils forment presque une famille. Et d'ailleurs, lorsqu'ils partent pour trouver le Graal, s'engageant dans une mission périlleuse qui pourrait durer toute leur vie, le roi en vient à pleurer de devoir se séparer de ses amis. C'est rare, un homme qui pleure pour ses amis, surtout dans la littérature médiévale. Mais un roi qui pleure, c'est encore plus rare. Et c'est terrible, parce que le Graal, il disparait presque aussitôt qu'ils le trouvent. Alors je me suis dit, quand j'ai lu ça, qu'ils auraient mieux fait de rester chez eux. Ils étaient déjà prospères, ces hommes. Ils n'avaient pas besoin de relever la mission d'un dieu invisible.

Silence.

L'Opérateur – Arthur ?

Silence.

L'Opérateur – Arthur ?

Silence.

L'Opérateur – Courage.

Il raccroche.

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