Chapitre 2. Pourquoi tu as dessiné des points aux creux de ton poignet ?
Le lendemain, au bureau, j’avais enchaîné les tâches, aveuglément. Je repensai au chien. Tout le monde voyait que ça n'allait pas, que tout m'agaçait, que je parvenais à rien faire, ni bilans, ni mails, ni propositions. J'écourtai les échanges. Sur Facebook, je postai de francs commentaires incendiaires. Je likai des photos sur Instagram. Pendant mes pauses, je faisais dérouler mon mur mécaniquement, sans rien retenir. J'avais posté un message sur la mort de mon père, les commentaires affluaient.
Mon application Esante m'ordonnait de faire mes exercices du jour. Stephane, mon chef, était venu me parler froidement, me dire que c'était normal, que c'était dans la nature des choses de perdre ses parents, qu'il ne fallait surtout pas me laisser aller, qu'il me fallait me jeter dans le travail, que cela avait marché pour lui. Vibration dans la paume de ma main. J'avais baissé les yeux sur mon écran. Nouveau message de Corine. J'avais posé mon portable sur le bureau tout en acquiesçant, sentant des larmes me montant aux yeux. Stéphane me proposait d'aller boire un coup avec lui et des amis ce soir, après le boulot. Corine proposait de manger avec moi.
Les jours s'étaient mués, identiques. Tous les soirs, je repoussai le moment de rentrer chez moi. Vibration dans mon sac. Nouveau message. Mathieu. Qu'est ce qu'tu fais ? T'es où ? Bouton central. 1-8-0-2. Message. Balancement du majeur vers bas. Toucher, caresser, glisser. Je fais une course, désolé, j'arrive. Tous les soirs, j'allai errer dans un centre commercial à quelques pas de chez moi. Je regardai tout en détail.
J'enchainai aussi les parties de Candy Crush et j'avais cherché sur Internet ce que signifiait le mot « chien » dans d'autres cultures. Dans l'astrologie chinoise, le signe du chien caractérise des personnes pessimistes, étranges, difficiles à cerner.
Chaque soir, dans notre appartement deux pièces écrasées sous les toits, Mathieu m’attendait. Chaque soir, il avait toujours cette même phrase. Ça va, comment s'est passée ta journée. La sienne s'était bien passée, il avait eu de conversations intéressantes avec ses collègues, il avait lu des articles passionnants.
Je l'écoutais, j'avais du mal à rester éveillée. Cela l'horripilait.
Un soir, il m'avait dit regarder les annonces pour acheter un appartement plus grand. Il m'avait dit que la mort brutale de mon père le faisait réfléchir, qu’il avait envie que nous avancions ensemble. Mon portable s'était mis à vibrer, il affichait Stéphane. Je n'avais pas répondu.
Je répondai à Mathieu que moi aussi j’avais envie d’avancer. Il me disait qu’il aimerait avoir un enfant de moi.
Vibration dans la paume de ma main. Bouton central. 1-8-0-2. Message de Stéphane. On est au bar Sergent Glorieux, pas loin de chez toi je crois, tu passes ? Balancement du majeur vers bas. Toucher, caresser, glisser. Pas possible ce soir. Balancement du majeur vers bas. Google map. Bar Sergeant Glorieux. Chercher.
– Là, par exemple, pourquoi t’es sur ton portable ?
– Je fais des recherches.
– Quoi ?
– Je voulais vérifier un truc.
Mathieu s’échappait comme je lui échappe.
Chapitre 3
Bouton central. 1-8-0-2. Mails. Balancement du majeur vers le bas. Nouveau message. Mathieu. J’ai eu mon train, je pars, je t’appelle plus tard, je t’aime. J'attends un moment avant de continuer à taper. Pardonne-moi, ce n’est pas simple pour moi en ce moment. Je n’ai presque plus batterie.
J'étais dans le train et j'avais décidé de retourner chez ma mère passer le weekend. Il fallait que je fouille dans le bureau de mon père, que je trouve des traces du chien.
Court passage sur Facebook. Je relisai pour la millième fois, les commentaires laissés sous le post concernant la mort de mon père.
Soudain, je m’aperçu que mon père était connecté.
Il apparaissait là, sous mes yeux, dans la liste, marqué d’un point vert. Je n’en reviennai pas. Un frisson me parcouru le corps. Je cliquai sur le nom de son profil. Il était là, sous mes yeux, vivant, avec cette photo, un portrait où on le voyait en pleine forme, souriant. Je pouvai lui parler. Mais qui était là ?
J’hésitai à taper un message. J’avais trop peur.
Cela devait être ma mère. Elle devait être connectée sur son profil. Elle devait chercher à effacer sa page. Je tapai sur mon écran, lui demandant si c’était elle. Le message n’était pas lu.
Son profil devait être ouvert, sur l’ordinateur fixe de son bureau, qui n’avait pas été éteint.
La paume de ma main se mis à vibrer, c’était Mathieu qui me répondait.
Je vis sur Messenger que le message avait été lu quand mon portable se coupa, plus de batterie.
J’avais une boule au ventre. Je ne parvienai pas à me détendre. Cela ne pouvait être que ma mère même si je la voyais mal fouiller sur le Facebook de mon père. Elle n’y comprennait rien à tout cela. J’essayai de me calmer. Je me sentai soudain impuissante, déconnectée. Terrible.
– Pourquoi t’as dessiné des points aux creux de ton poignet ?
En face de moi, un enfant était assis à côté de son père et lui parle sans interruption. Il s’exprime comme un adulte avec une énergie intarissable.
– Ce ne sont pas des points, ce sont des tâches, je les ai depuis que je suis petite. C’est génétique, mon papa avait les mêmes.
– On dirait que tu t’es amusée à faire des points avec un feutre. Ma maîtresse, elle n’aime pas quand on se fait des points sur nos bras, avec des feutres. Elle nous punit.
Il n’a décidément pas l’air convaincu par mes explications.
À quai, après une embrassade forcée, j’agressai presque ma mère.
– T’étais connectée à l’ordinateur de papa ? Tu essayais d’effacer son profil, non ?
– De quoi tu me parles ?
– Tout à l’heure. Sur Internet. Tu étais connectée avec le profil de papa. Tu as vu mon message ?
– Non. Pas du tout. Je n’ai rien touché du tout. Je refuse d’y toucher pour le moment. Je te laisserai faire. On s’en occupera plus tard. J’ai déjà suffisamment à faire avec ses vêtements. Tu n’as pas pris de valise ?
Je ne réponds rien, estomaquée.
Une fois chez mes parents, je fonce dans le bureau de mon père et regarde son ordinateur. Il est en effet allumé, mais aucun navigateur n’est ouvert. Je consulte les historiques, mais rien. Personne n’était connecté à Facebook dans les dernières heures, sur ce poste.
Peut-être que c’est mon oncle. Il est possible qu’il lui ait donné ses identifiants. Je me tourne alors vers une des deux massives bibliothèques qui me font face et m’empresse de sortir les albums de photos de famille.
Je m’avachis dans le canapé en cuir.
Ma mère me rejoint. Elle me demande si j’ai mangé. Ça lui ferait plaisir qu’on sorte ensemble, entre mère et fille. Je lui réponds que je préfère grignoter un truc avec elle, ici, que j’ai encore du travail à terminer ce soir. Mais ce n'est pas le moment.
– Ça ne sert à rien de venir passer le weekend ici, si c’est pour t’enfermer ici, rage-t-elle, tout en quittant la pièce.
Elle a raison. Me voilà en train de tourner fiévreusement les pages des albums photos de mon père, ceux de son enfance, celui de leur jeunesse, celui de leur vie au Maroc et me voilà moi, bébé. Je suis à la recherche d’un chien qu’il aurait eu à une période de leur vie, mais je ne trouve absolument rien. Je passe en revue des portraits que je ne connais pas, je déplie des lettres glissées au milieu des pages, je déchire des cartes de vœux signées de noms qui ne me disent rien, quand ma mère m’interrompt.
– C’est donc uniquement pour ça que tu es redescendue ce weekend ?
Elle se tient à nouveau dansl 'entrebaillement de la porte.
– Tu as tout de même vu comme ton père souffrait, me lance-t-elle, tu as bien vu qu’il ne parvenait plus à tenir des conversations sensées. Tu crois sincèrement que ce qu’il t’a dit avait du sens ?
Je ne préfère pas lui répondre. Par provocation, j’attrape mon portable maintenant rechargé.
Mathieu m’a laissé plusieurs messages. Machinalement, bouton central. 1-8-0-2. Mails, balancement du majeur vers le bas.
– Et d’ailleurs, pourquoi ton Mathieu n’est pas venu à l’enterrement ? Tu sais que tout le monde m’a demandé.
– C’est moi, maman, qui lui ai dit de ne pas venir. Ça ne servait à rien. Je préfère qu’il garde une belle image de papa, pas celle d’une personne étendue dans sa boite.
– Et bien, c’est faux ce que tu dis. Moi, je garderais toutes les images de ton père, celle-ci comme toutes les autres qu’il m’a laissées. Ça ne change rien.
Elle quitta la pièce agacée.
Je repose mon portable et remets les albums à leurs places, je retourne sur l’ordinateur de mon père. Je fouille dans ses répertoires et trouve un dossier nommé « Writing ». Je l’ouvre. Nouvelle boule au ventre.
Et si c’était cela. Si c’était cela la clef de sa dernière phrase.
Sous mes yeux défilent des tas de fichiers.
Mon père parlait peu. Il préférait écrire. Quand je voulais lui confier des choses importantes, plus intimes, je ne pouvais le faire directement, il fallait que je passe par des livres, des livres que je lui offrais. C’était le seul moyen que j’avais trouvé. Dès que j’abordais un sujet plus engageant, plus personnel, il s’arrangeait toujours pour dévier les conversations.
Les livres étaient la seule manière que j’avais trouvé de communiquer avec lui.
Mon père s’était toujours rêvé écrivain. Il écrivait surtout en anglais, c’était sa langue maternelle, sa langue de cœur, celle avec laquelle il était le plus fluide, le plus précis. Il avait passé sa vie à écrire des morceaux de textes, mais comme il ne nous laissait jamais les lire, ni à ma mère ni à moi, je n’avais pas pensé plus tôt à aller chercher dans cette direction.
Ce chien, cela devait être son livre, celui auquel il avait consacré une partie de sa vie.
Il avait cherché à se faire publier, mais recevant une réponse tranchante de la part d’un éditeur, il avait rapidement abandonné, écoeuré. Nous en avions souvent parlé, lui et moi et à chaque fois, il me faisait la même réponse. Adolescente, pour lui, l’écriture le nourrissait. Elle lui avait permis d’exister aux yeux de tous. Mon père, discret, était un mauvais élève à l’école, il ne faisait rien. Ses parents, ses professeurs, certains de ses amis, tous pensaient qu’il était stupide, bon à rien alors qu’en lui bouillonnaient de nombreuses idées, des millions d’histoires.
Quand il avait commencé à écrire, ces mêmes-personnes s’étaient mises à le considérer différemment. Il se dégageait de son écriture quelque chose qui les touchait. Grâce à ses textes, il avait pu montrer sa véritable sensibilité, sa personnalité plus profonde. Il m’avait ensuite expliqué qu’en vieillissant, se sentant davantage épanoui, ce besoin d’écriture petit à petit s’était retiré sans faire de bruit.
Si le plaisir d’écrire subsistait, celui d’être publié n’avait, pour lui, plus beaucoup de sens.
Je tombe enfin sur un fichier nommé : « ’The dogs of war ». Je l’ouvre.
Mes mains tremblent sur le clavier. J’ai envie de pleurer. Je suis convaincu que la clef de sa phrase est là.
Le document s’affiche.
Sous mes yeux, n’apparaissent que quelques mots. ‘’Dogs of war and men of hate, With no cause, we don't discriminate, Discovery is to be disowned, Our currency is flesh and bone ‘’.
C’est tout. Le reste de la page est vide.
Je reconnais ce texte, je le connais, ce sont les paroles d’une chanson des Pink Flyod. ‘’Chiens de guerre et hommes de haine, nous ne distinguons pas sans cause, la découverte est d’être renié, notre devise est faite de chair et d’os.’’
Et me voilà bien idiote devant l’écran. Je suis déçue, terriblement déçue.
Je décide de récupérer tous ses textes sur une clef USB pour les lire plus tard.
Je descends au sous-sol, rejoindre ma mère en train de lire au salon.
- Maman tu ne sais pas s’il a laissé des affaires ailleurs qu’ici, dans un autre endroit que dans son bureau ?
- - Non, tout est là.
- Je reste sceptique.
- Et il n’y avait pas un autre lieu où il entreposait des documents ?
- Non, je ne crois pas, il y a peut-être un endroit où il reste des documents. C’est le coffre à la banque, il faut d’ailleurs que j’y passe pour le fermer. Il ne sert plus à rien. Je voulais y passer demain, tu n'as qu'à venir avec moi.
Bouton central. 1-8-0-2. Balayage gauche.
Alarme. Modifier. Glissement vers le bas. Réveil à huit heures du matin. Enregistrer. Inutile de se lever trop tôt.
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