Chapitre 15 – Les frères Malandain

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Dès le lendemain de la découverte du corps, le commissaire était venu présenter ses condoléances à la famille, et demander à tous de ne pas quitter la propriété. Entretemps, d’autres inspecteurs avaient effectué une enquête de voisinage. Apparemment, tout le monde semblait apprécier les Malandain et personne ne paraissait avoir remarqué quoi que ce soit d’inhabituel.

Après ma discussion avec Bertier, le commissaire vint nous chercher. Il nous emmena à Beaumanoir dans sa DS 19 noire bien lustrée, dont il prenait grand soin.

Confortablement installé dans le salon, Renouf commença à appeler les membres de la famille un par un. L’ainé, Pierre Malandain fut le premier. Je devais prendre des notes de ce qui se disait, remplissant les pages de mon carnet noir déjà presque plein, un autre en réserve dans une autre poche, prêt à être entamé. Un jour, je demanderai à Sophie, exerçant autrefois le beau métier de secrétaire avant notre mariage, de m’enseigner la sténo. Ça me serait fort utile.

Vingt-huit ans, marié, sans enfants, Pierre ressemblait fort peu à son frère. Il avait le cheveu plat et une légère tendance à l'embonpoint. Sa tête rentrée dans ses épaules, sa stature imposante, son nez allongé, ses yeux ronds, lui donnaient l’aspect d’un ours mal léché. Sans être farouche, il semblait plutôt timide, maladroit et complexé.

Lorsqu’on l'interrogea sur son activité professionnelle, il déclara posséder une entreprise de transport. Transpirant de nervosité pendant l'interrogatoire, le regard fuyant et s'épongeant le front, il avait tout l'air du suspect idéal. Mais ce n’était pas suffisant pour le soupçonner tout particulièrement. Bien des gens innocents se sentent mal à l’aise face à un policier.

— Où étiez-vous la veille du jour de la disparition de votre père ?

— J'étais ici, car il nous avait tous réunis ce jour-là et nous avions passé la journée ensemble.

— Y a-t-il eu un événement notable ? Quelque chose de particulier ?

— Non, mon père s'était promené dans le jardin le matin, puis nous avons discuté ensuite des aménagements qu'il comptait faire dans la propriété.

Levant le nez de mon carnet, je décelai un air réprobateur sur son visage.

Puis, le commissaire le questionna sur son emploi du temps de la veille de la disparition, le dix septembre. Il répondit qu'ils avaient tous déjeuné ensemble, puis qu'ils s'étaient retirés, sa femme et lui dans leur chambre en début d'après-midi. Après la sieste, une course en ville tout seul vers seize heures et un retour au manoir en fin d'après-midi. Puis, ils dinèrent tous ensemble et la soirée finit par une partie de scrabble avec son épouse et son frère, jusqu’à vingt-trois heures, avant de se coucher.

— Et le lendemain ?

— Nous avons tous pris notre petit déjeuner ensemble vers neuf heures, sans notre père. Mais son absence ne nous a pas étonnés. Etant un lève-tôt, il l’avait sûrement pris avant nous.

— Et ensuite ? l'avez-vous revu ?

— Non. Comme il ne revenait pas, nous avons déjeuné sans lui. Sachant qu'il avait l'intention de consulter son notaire prochainement, nous pensions qu’il était resté là-bas. Ce n'est qu'en fin d'après-midi, vers cinq heures, que nous nous sommes inquiétés réellement et que nous avons appelé Me Durieux. Mais il ne l'avait pas vu de la journée et cela nous a alarmés. Alors, André et moi, nous nous sommes mis à sa recherche dans le château et aux alentours.

— Il avait l'habitude de partir sans prévenir comme ça et ne pas revenir déjeuner ?

— Mon père avait un caractère imprévisible et très indépendant. Il partait souvent sans dire où il allait, c'est pourquoi son absence ne nous avait pas inquiétés au départ.

— C'est quand même étrange, intervint Bertier, que votre père vous invite pour le week-end et ne participe pas lui-même au déjeuner !

Pierre haussa les épaules, en signe d'impuissance.

— Il était comme ça, imprévisible ! Et puis il a dîné avec nous la veille au soir.

— Et alors, qu'aviez-vous fait pendant toute cette fameuse journée du 11 septembre ? demanda Renouf.

— Je me suis promené au village le matin entre dix heures et midi, pendant que ma femme était restée au manoir et l'après-midi, après déjeuner, j'ai fait la sieste jusqu'à quinze heures environ. Ensuite, je suis descendu dans le salon pour prendre un thé, et je suis resté en bas discuter avec ma mère.

— Quelqu’un vous avait-il vu au village ?

— Quelques personnes que je connaissais, sortant de la messe lorsque je suis passé devant l’église. Je leur ai dit bonjour. Je pourrais vous donner leur nom si vous le souhaitez.

— Et votre femme ?

— Je crois qu'elle était restée dans la chambre tout l’après-midi, elle avait la migraine, je ne l'avais pas revue avant dix-sept heures.

— Où était-elle le matin ?

— Au manoir. Je pense qu’on l’y a vue.

— Elle était inquiète elle aussi ?

— Oui, certainement.

— Certainement ? Pourquoi « certainement » ?

— Oui, du moins je le crois, mais elle ne l'avait pas montré... en fait, hésita-t-il, elle ne s'entendait pas vraiment avec mon père.

— Ah bon ! s'exclama le commissaire ! Et pourquoi cela ?

Renouf semblait avoir soulevé un lièvre. Malandain, soudain mal à l'aise, soupira.

— Des divergences de points de vue, et aussi de caractères, répondit-il évasivement.

"Ben voyons ! Imbécile que tu es !" entendis-je. Je sursautai. Voilà que la voix faisait des commentaires, maintenant !

— Et vous, vous vous entendiez bien avec votre père ? demanda Bertier.

— Dans l'ensemble, oui, répondit-il d'une façon pas très convaincante, en dodelinant de la tête.

— Et pendant ces deux jours, aviez-vous entendu un coup de feu ?

— Non, je ne m'en souviens pas, ou alors je n'y ai pas fait attention. Vous savez, la saison de la chasse venait de commencer…

— Savez-vous s'il avait des ennemis ?

— Non, je ne crois pas. Pourquoi en aurait-il ? En fait… je n'en sais rien ! Il était tellement secret !

— Sa réussite aurait pu susciter des jalousies, et puis ce château…

— Notre famille le possède depuis un siècle et les gens du coin semblent ravis que nous le maintenions en bon état. Bien des demeures tombent en ruine, faute de moyens. D’ailleurs, les voisins s’entendaient plutôt bien avec lui.

L’interrogatoire terminé, il quitta la pièce. Derrière la porte fermée, André, son frère, attendait d’être appelé. On décida que ce serait moi qui l’interrogerai. Nous avions presque le même âge et cela le rendrait peut-être plus enclin à parler. premier interrogatoire me rendait anxieux.

Dès que Pierre franchit la porte, une tête brune un ébouriffée s’immisça dans l’entrebâillement. Renouf l’invita à entrer. L’impertinence au lèvres, ses yeux noisette légèrement plissés d’ironie, ce jeune homme de vingt-six ans, grand, mince, aux traits fins, ressemblait peu à son ainé. Bien qu’il portât des vêtements de qualité, son air négligé et légèrement débraillé, ses cheveux longs descendant un peu dans le cou, lui donnaient un air d’artiste maudit.

Aussitôt, je vis le regard suspicieux de Bertier. Le connaissant bien, je voyais se manifester son aversion pour tout ce qui était abondamment chevelu : jeunes, « yé-yés » et beatniks. Je l’avais déjà constaté au commissariat.

Il me fit un signe discret et je débutai l’interrogatoire. Etant totalement novice, j’étais sous la surveillance étroite de mes supérieurs. Je lui demandai alors sa profession.

— Artiste peintre, du moins, j'essaye ! Mais vous pouvez m'appeler par mon prénom et on peut se tutoyer, nous sommes presque du même âge, dit-il, se rappelant notre conversation quelques jours auparavant.

Il tentait de se montrer amical, mais, voulant faire du zèle et ne pas déroger aux procédures, je lui répondis, malgré moi, un peu trop sèchement.

— Ce n'est pas une très bonne idée ! Pour l’instant, vous êtes un suspect que je dois interroger.

Il sursauta, étonné. Je lui donnais une nouvelle image de moi-même, bien différente du jeune homme débraillé, échappé d’un marécage, qu’il avait gentiment réconforté. C’était maintenant celle du sévère et suspicieux policier en costume-cravate, tenu en laisse par cet accessoire qui lui serrait un peu trop le cou.

— Un suspect ? s’étonna-t-il, Eh ben, dis donc !

— Dans une affaire de meurtre, tout l'entourage de la victime l'est, dans un premier temps. Ensuite, au fur et à mesure que les alibis sont confirmés, les personnes suspectées ne le sont plus, par élimination.

Il me jeta un air méfiant. Evidemment, j’avais un peu trop forcé la dose. Je risquais de le braquer. Aussi, je tentai de réparer ma maladresse en prenant un ton plus anodin.

— Et alors, comment s'est déroulée votre journée du 10 septembre ?

— Très bien, à priori, il nous avait tous invités et nous avions passé la journée tous ensemble.

— Et le soir, vous étiez ensemble tout le temps ?

— Oui, sauf mon père qui est parti se coucher tôt. Nous avions décidé de jouer au Scrabble et il a horreur de ce jeu. Il préfère jouer aux cartes.

— Et le lendemain ? Qu’avez-vous fait ?

— J'étais resté ici. Mais, tôt ce matin-là, par la fenêtre de ma chambre, je l’avais vu inspecter les dégâts du jardin. Avec ses travaux à a gomme, il pouvait se montrer fier de l’avoir dénaturé ! Puis, en fin de matinée, nous avons tous pris l’apéritif dans le salon. Après déjeuner, nous sommes partis chacun de notre côté. Moi, je m'étais installé sur la terrasse pour lire. Ensuite, nous avons revu notre père au diner. C'est la dernière fois que je l'ai vu vivant, soupira-t-il, d'un air sincèrement attristé.

— J'ai vu en effet le début des travaux ! Cela a l'air d'être très important.

— Avec sa folie des grandeurs, mon père voulait faire construire un court de tennis ! Pour cela, il avait fait abattre tous les arbres de cette parcelle, au grand dam de Justin, le jardinier. D'ailleurs, celui-ci ne desserrait plus les dents depuis et s'était refermé comme une huitre. Quelle ambiance !

Il poussa un soupir.

— Personnellement, continua-t-il, je pense que le château n'en avait pas vraiment besoin et que c'était un crime de faire couper tous ces beaux arbres centenaires ! Et je ne me m'étais pas privé de lui en faire la remarque.

— Ah bon ?

— Eh bien, croyez-vous qu’un cours de tennis convienne à un château du XVIème ? A mon avis, cela dénature le site et l'aspect historique du bâtiment, surtout en le construisant si près. À la rigueur, il aurait été un peu plus loin, cela aurait peut-être été moins choquant.

— Mais moins pratique pour l’utiliser !

— Peut-être, mais un peu de marche pour s’y rendre n’aurait fait de mal à personne ! Mais je pense surtout que mon père voulait se mettre au diapason de toutes les propriétés prétentieuses des alentours. Tout ça pour mettre un château du XVIème siècle à la mode ! Quand le m’as-tu-vu prend le pas sur la vérité historique, on nage en plein anachronisme !

— Donc, vous n'étiez pas d'accord avec lui sur ce projet.

Ses joues s’empourprèrent et il répondit en s’animant davantage.

— Je pensais même que c'était carrément idiot ! Mais mon père n'avait pas besoin de notre avis pour entreprendre quoi que ce soit ! Ni celui de ma mère d'ailleurs !

Là, j'avais touché un point sensible !

— Et votre peinture, votre père l'appréciait-il ? Qu'en pensait-il ?

— Ma peinture ? Mon père voulait que je devienne directeur de son entreprise ! Il m'a toujours traité de fainéant, de bon à rien ! Pourtant, je l'ai surpris plus d'une fois à regarder mes tableaux avec attention et cela avait l'air de lui plaire quand même. A moins qu’ils ne les trouvait que simplement décoratifs ! Mais il ne pouvait accepter mon désir d'en faire mon métier. C'est d'ailleurs pour cela que je suis parti de la maison il y a quelques années en claquant la porte.

"Tu savais bien, p’tit con, que, je t'aimais quand même ! Et t’en avais du talent !" Encore cette voix ! Je sursautai encore et repris malgré tout mon interrogatoire, essayant de rester concentré.

— La journée du 11 septembre, jour de sa disparition, où étiez-vous ?

— Ce jour-là, j'étais resté dans ma chambre à lire toute la matinée et l'après-midi, puis, je suis allé dans le jardin faire des croquis de certains arbres que je trouve très beaux. Je peux vous les montrer si vous voulez.

— Quelqu'un vous a-t-il vu ?

— Oui, ma mère. Elle était venue me rejoindre pour discuter et je les lui ai fait voir.

— Ah, j'oubliais ! Connaitriez-vous une personne qui s'appellerait Pierrette ?

— Pierrette ? Oui, bien sûr, c'est une amie, mais je ne vois pas le rapport avec la mort de mon père. De toutes façons, je ne l’ai pas revue depuis un moment ! se renfrogna-t-il.

— Il y en a peut-être un, toutes les pistes sont bonnes à prendre. Pourriez-vous me donner son adresse et me dire pourquoi vous ne la voyez plus ?

Il soupira et prit un air sincèrement peiné.

— Je ne sais pas ! Un soir, elle m'a dit qu'elle ne voulait plus jamais me revoir. Comme ça ! Sans raison ! Je ne sais pas quelle mouche l’avait piquée. Mais cela m'a fait beaucoup de peine car nous nous entendions très bien. Pourquoi, vous voulez l’interroger ?

— Peut-être !

Bizarre, pensai-je, pourquoi avait-t-elle rompu si brusquement ?

Je déchirai une page vierge de mon carnet et André l'y inscrivit d’un stylo rageur. Puis il me la rendit.

— J'ai une autre question à vous poser : vous rappelez-vous avoir entendu un coup de feu ce jour-là?

— Non, je ne m'en souviens pas, ou alors je n'ai pas fait attention. Vous savez, avec tous ces obsédés du fusil qui canardent tout ce qui bouge, on finit par s'habituer.

Après le départ d’André, je notai rapidement ses réponses. Il semblait très remonté contre son père. Cela constituait-il un motif suffisant pour le tuer ? Rien n'est moins sûr ! L'héritage dont bénéficierait cet artiste fauché semblait un mobile bien plus plausible qu’un désaccord sur l’installation d’un court de tennis.

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