Chapitre 1
Il était une fois un bon roi dont le cœur se partageait généreusement entre son peuple et sa reine. Chaque jour, le couple royal postait sur les réseaux sociaux leur bonheur: ils étaient jeunes, beaux, riches, intelligents, généreux, sportifs. Et chaque jour, le peuple, communauté soudée renvoyait leur amour en suivant avec attention chaque publication, likant, commentant, partageant. Afin que la joie perdure, le couple royale s'entouraient des meilleurs esprits. Ingénieurs, scientifiques, médecins pour alléger la vie du peuple, poètes, psychologues et religieux pour nourrir l'âme et diffuser les qualités du cœur.
Un jour pourtant, une maladie frappa la reine et bouleversa leur harmonie. Les semaines passèrent et malgré le défilé des médecins, son état s'empira. Finalement quand le dernier espoir se brisa, les médecins se retirèrent, laissant la souveraine dans une flaque de larme dont les radiographies et IRM jonchées sur le sol de la chambre eurent bien dû mal à tout absorber. Misérable et malheureuse, voici ce que le roi souleva dans ses bras.
Les jours passèrent, on twitta à la population la terrible nouvelle qui ébranla le royaume entier. La joie s'éteignit. Quand l'on ne pleurait pas, on priait. Les rivières devinrent de tels fleuves qu'on construisit des barrages, mais là encore le poids des émotions était trop lourd et les barrages se fissuraient. Alors les sages demandèrent à la reine d'intervenir. Une vidéo fut diffusée : un appel au passé plutôt qu'à l'avenir, un appel aux souvenirs. Le peuple se souvint, des actes charitables de la reine, de ses conseils make-up, de ses lives avec des enfants malades... On la loua et on promit de ne point l'oublier. De telles déclarations maladroites, bien que de bonne volonté, rendirent la reine amère.
Son fond de teint masquait si bien sa pâleur maladive qu'il lui était intolérable qu'on fasse déjà son deuil. Le roi se rendit compte de ce changement lorsqu'elle refusa de se faire prendre en photo dans son lit, maquillée ou non. Et la chaleur de ses bras ne parvinrent bientôt plus à faire fondre la glace dont elle recouvrait son cœur.
Par ailleurs, le souverain aurait sans doute cessé de l'enlacer s'il savait que lové contre son torse, l'esprit de la reine virait à l'obsession jalouse. À chaque battement de cœur, une image plus nette, plus cruelle lui fouettait la vue: celle de sa remplaçante.
Rassemblant toute sa rancœur et son aigreur, elle y puisa les dernières forces pour créer une œuvre qui lui substituera : un filtre qui rendra toute femme d'une beauté extraordinaire, à la peau blanche comme la maladie, aux cheveux noirs comme la mort, et aux lèvres rouges comme le sang.
C'est tout ce qu'il lui restait : la mort planant au-dessus de son corps opalescent où le rouge de ses veines -seule couleur qui ne l'avait pas désertée- peignait son peu de vie. Et c'est tout ce qu'elle désirait offrir à sa suppléante.
À la naissance de sa création, elle rendit son dernier souffle.
Son enterrement fut retransmis en direct afin de ne point priver les sujets lointains de rougir leurs yeux ; et de graver sur leur cœur une femme qui était plus qu'une reine, mais également une influenceuse exceptionnelle. Les barrages furent renforcés par des tiges métalliques.
Les saisons insensibles aux douleurs humaines défilèrent, seuls repères temporels dans un monde figé par le chagrin. Puis, le printemps suivant, le peuple se réveilla. Avec l'éclosion des premières fleurs, on voulut égayer la toile de quelques photos, mais par délicatesse envers la douleur du bon roi, on s'en abstint. Les saisons se parèrent de leurs plus belles robes, mais le monarque leur refusait la danse, n'accordant sa main qu'à la tristesse.
Finalement, les conseillers de la cour l'exhortèrent à chercher cœur ailleurs que dans celui d'une morte. Devant son refus catégorique, on lui parla franchement : le peuple avait besoin de vie, de gaîté et d'amour.
« Mon peuple mérite le bonheur, consentit-il. J'épouserai celle qu'il me choisira ».
Aussitôt, un immense concours fut organisé. Le peuple vota pour décider des défis tiktok auxquelles les demoiselles du pays devraient se soumettre. Rien ne leur fut épargné : Challenge cuisine, challenge grâce, danse, bonté, chant furent les plus faciles ; l'exigeant challenge des 10 ans décima à lui seul la moitié des troupes -il ne suffisait pas d'être belle dans sa jeunesse pour être une reine, mais de le rester dans 10 ans, dans 20 ans, dans 30 ans. En appliquant les filtres de vieillesse, beaucoup comprirent que leur beauté n'était que le présent de quelques saisons et que leur visage ne pourrait pas tout porter, les rides en plus de la couronne.
Constat amer même pour un conte, qui en fit pleurer plus d'une ce soir-là.
Mais on ne renonça point ! Au nom du roi, on chercha la perle rare. Savait-elle retirer le bouchon d'une bouteille avec les pieds ? Celui d'une bière avec les dents ? Tant de qualités indispensables pour plaire à un mari.
Au bout d'un mois, neuf des dix finalistes se rendirent au palais. À peine leurs pas foulèrent l'imposant et spacieux hall que les conseillers froncèrent les sourcils. On eut grande difficulté à reconnaître les femmes des photos. Il faut dire que chacune, dotée d'un compte Ultra Premium, avait retouché son profil de façon tout à fait mensongère. Déjà que pour soi, on s'arrange un peu, alors pour un roi, nulle folie n'a de limite. Bien qu'embêtée, la cour devait se décider. D'un accord commun, on décida d'élire celle dont on parviendrait à associer le visage à la photo. L'on observa, l'on commenta, l'on soupira. Puis arriva la dernière finaliste. De sa prestance naturelle et sa beauté simple, elle redonna au concours toute sa noblesse, et l'on oublia bien vite qu'elle avait failli être écartée lors des épreuves, faisant trop pâle beauté à côté des photos retouchées des neufs autres. D'ailleurs, plus on la détaillait, plus on l'appréciait, ses petits défauts ça et là faisaient son charme.
La douce fut introduit au souverain, et ce que la reine avait craint arriva : le roi en tomba immédiatement amoureux. Les conseillers vantèrent les mérites de la belle : honnête dans ses selfies, championne de poker, généralement instagrammable sauf de profil droit, mais de cela le monarque n'avait que faire, lui-même en retrait d'internet depuis de nombreuses années il connaissait les traits de la vraie beauté. «Alors laissez-moi être votre profil droit. Votre beauté est telle que le gauche me suffit amplement.» Un soupir ému traversa l'assemblée, et le cœur de la tendre enfant fut touché par ces paroles. Leur mariage célébra un bonheur retrouvé, mais celui-ci ne fut pas diffusé. Le roi, depuis la mort de sa chère disparue, avait abandonné l'habitude de tout partager et s'en accommodait parfaitement. La mariée respecta ce choix. Le futur lui donnerait bien d'autres occasions de faire rougir de jalousie les copines du village.
Au château, la fête battit son plein une semaine entière. Dindes végétales, gâteaux aux carottes sans gluten, thé au matcha et lait de soja protéiné coulèrent à flot. Le souverain offrit à chaque ville et village de généreux banquets. Le royaume but, mangea et dansa. Les cadeaux pour les jeunes mariés affluèrent de toutes les chaumières à tel point que l'on dut ouvrir dix pièces supplémentaires au château pour les stocker.
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