10 ans plus tard
Aya (Le retour au commencement)
Je m'étais traînée jusqu'à la maison d'Emy et Capucine ce soir-là, le pas lourd, pesant. Des courbatures s'étaient emparées de mon corps épuisé, chaque muscle protestant contre l'effort.
Le trajet depuis le lycée m'avait paru interminable. Mes jambes tremblaient encore du choc, de l'horreur de ce que j'avais vu sur ce toit. Le sang de Gabriel. Le saut de Lou/Emy. Le silence assourdissant qui avait suivi.
Retrouver les intangibles ne fut finalement pas si compliqué que ça.
Tout avait été soigneusement entassé dans la chambre d'Emy, dissimulé sous son lit dans une vieille boîte en carton. C'était des objets d'apparence normaux, banals même. Rien d'alarmant, rien d'inquiétant au premier regard.
Une paire de lunettes aux verres épais. Un grimoire relié de cuir usé. Un vulgaire stylo à plume. Une montre de gousset dorée. Un miroir ovale au cadre terni. Une boule de cristal opaque.
Et cette poupée. Cette maudite poupée aux yeux noirs qui semblait me fixer, même immobile.
L'intangible était si basique quand on y repensait. Si simple dans son concept, si terrifiant dans son application.
L'amour. Le temps. La peur. La liberté. La sagesse. La mort. L'invisibilité.
Tant de choses incontrôlables, qui n'étaient pas palpables, pas réelles au sens physique du terme, et pourtant si terriblement importantes. Si essentielles à l'existence humaine.
Comment ferions-nous sans l'intangibilité ? Comment vivrions-nous sans ces concepts abstraits qui régissaient pourtant toute notre vie ?
Et surtout... que se passerait-il si tous les humains pouvaient s'en servir ? Tous les jours ? Sans restriction ?
Nous avions eu l'expérience d'y toucher pendant un court laps de temps, d'effleurer ces pouvoirs qui nous dépassaient. Et j'avais bien cru que c'était la fin du monde. Que l'apocalypse était arrivée.
Mais aujourd'hui, dans la pénombre de la chambre d'Emy, une chose étrange se produisait. Les objets émanaient d'eux une lueur nacrée et violacée, pulsante, presque vivante. Une luminescence douce qui baignait la pièce d'une aura surnaturelle.
Sûrement un dernier accompagnement de la part du Temps. Un dernier au revoir. Un adieu silencieux.
Aurais-je encore des liens avec eux après aujourd'hui ? Avec le Temps ? J'avais l'impression que je n'en serais jamais totalement débarrassée, que cette connexion resterait gravée en moi pour toujours, comme une cicatrice invisible.
Le retour à l'arbre
Quelques heures plus tard, alors que la nuit tombait doucement sur la forêt, j'étais en face du fameux arbre. Celui où tout avait vraiment commencé. Le point de départ de notre cauchemar.
Mes souvenirs me remontèrent en vagues successives, déferlant sur moi comme un raz-de-marée émotionnel.
Il y a trois ans – trois années qui me semblaient être toute une vie –, j'étais exactement au même endroit. Au même endroit, moi, Hannah, Emy et Gabriel avions récupéré ces fragments de ce monde illogique, de cet univers parallèle qui avait fini par nous engloutir.
Et aujourd'hui, ces fragments allaient enfin retourner chez eux. Retourner dans la terre d'où ils n'auraient jamais dû sortir.
Il me fallut une bonne dizaine de minutes pour creuser un trou suffisamment profond au pied de l'arbre. Mes mains s'écorchaient sur les racines, la terre s'incrustait sous mes ongles, mais je continuais. Il le fallait.
J'y balançai avec un mélange étrange de regret et de soulagement les objets un par un, ces trésors maudits que nous avions dissimulés.
Chaque objet qui tombait dans le trou résonnait comme un adieu. Comme une page qui se tournait.
C'est au moment de jeter ma montre à gousset – celle que le Temps m'avait donnée, celle qui m'avait permis de voyager dans le passé, de comprendre – que je fis une pause. Un arrêt brutal.
Ma main se figea au-dessus du trou. La montre pendait au bout de sa chaîne, se balançant doucement dans la brise nocturne.
Une larme roula lentement sur ma joue, traçant un sillon humide et salé. Elle atteignit ma lèvre inférieure que je dégageai d'un coup de langue, goûtant l'amertume de mon propre chagrin.
Je n'aurais pas dû m'attacher à un monde auquel nous n'étions pas censés sympathiser. Plutôt... pas censés être en capacité de communiquer. Ces entités n'étaient pas nos amies. Elles nous avaient utilisés autant que nous les avions utilisées.
Et pourtant...
Décidée, je lançai finalement dans la terre cet objet que j'avais tour à tour admiré, craint, et même aimé d'une certaine manière.
Le bruit du métal qui tomba sur la terre meuble me fit un pincement au cœur, une douleur sourde dans la poitrine. Mais je rabattis immédiatement la terre fraîchement retournée sur ces reliques qui, je l'espérais de tout mon être, ne seraient jamais retrouvées.
Plus jamais.
C'est avec le cœur un peu plus léger – pas totalement apaisé, mais moins écrasé – que je rabattis la dernière pelletée de terre.
J'appuyai dessus avec mes mains, tassant le sol, effaçant les traces de ma profanation.
C'était fini.
Vraiment fini.
ÉPILOGUE - 10 ans plus tardLe 03/03/2016
Aujourd'hui était un jour pas comme les autres. Un jour particulier, chargé de sens et de mémoire.
Un jour où je me remémorais les stigmates du passé, comme chaque année qui passait. Un rituel devenu sacré.
J'avais aujourd'hui 26 ans, et j'étais mariée à mon homme, Léandre. Mon Léandre. Mon roc. Mon miracle.
Le dire à voix haute me faisait encore sourire parfois. Après tout ce qui s'était passé, après l'accident, après l'amnésie, après tout... nous étions ensemble. Mariés. Construisant une vie.
Nous avions quitté la forêt des Trois Sapins il y a maintenant cinq années de cela. Un départ nécessaire, salvateur même. Depuis, j'y retournais très rarement – seulement une fois par an, toujours à la même date.
Nous vivions à Oniri maintenant, ce petit village lacustre au bord de l'eau. Un clin d'œil, un hommage au souvenir de Gabriel et Nathan qui appréciaient particulièrement cet endroit. Le lac où ils s'étaient avoué leurs sentiments. Le lac où Nathan avait choisi de mourir à ses propres conditions.
Mathieu et Capucine vivaient pas très loin de chez nous, à quelques rues seulement. Ils avaient décidé de nous suivre dans cette nouvelle vie, et je croyais bien que nous avions fait le serment silencieux de ne plus jamais nous quitter après tout ce que nous avions vécu ensemble.
Nous étions liés par le sang versé, par les larmes partagées, par les horreurs traversées. Une famille forgée dans la tragédie.
Mais j'étais fière de pouvoir dire aujourd'hui que j'étais chroniqueuse dans des émissions télé sur le paranormal. Un travail étrange, peut-être ironique, mais qui me passionnait.
J'y avais trouvé une passion pas vraiment nouvelle – j'avais toujours été fascinée par l'inexpliqué – mais toujours aussi présente, aussi vive que par le passé.
La différence ? Je n'y croyais tout simplement plus. Plus du tout. Un déni, peut-être ? Un mécanisme de défense ? Probablement.
Mais j'aimais toujours autant raconter des histoires flippantes, analyser des cas étranges, débattre avec des experts autoproclamés. La différence, c'est que maintenant, je savais. Je savais ce qui était vraiment réel, et ce qui n'était que fumée et légendes urbaines.
Léandre avait beaucoup changé depuis l'accident, je devais l'avouer. Et pour le mieux.
Depuis l'attaque qui lui avait volé sa mémoire, il avait enfin pu devenir l'homme qu'il avait toujours voulu être au fond de lui. L'amnésie lui avait offert une seconde chance, une page blanche pour se réinventer.
Et je l'avais soutenu à travers toutes ses démarches, toutes les opérations, tous les moments de doute. Les traitements hormonaux. Les rendez-vous médicaux interminables. Les papiers administratifs kafkaïens.
Ces multiples étapes qui faisaient de lui aujourd'hui le plus heureux des maris que je puisse avoir. Le plus authentique. Le plus lui-même.
Nous avions adopté une petite fille il y a deux ans. Une adorable petite créature aux grands yeux curieux et aux boucles brunes.
Nous l'avions nommée Emy.
Capucine en était bien évidemment la marraine, et nos deux familles restaient souvent soudées ensemble. Les dimanches, les anniversaires, les vacances... nous étions inséparables.
Capucine, pour sa part, vivait avec Mathieu depuis des années maintenant. Ils avaient une relation assez calme, presque silencieuse. On ne savait pas vraiment ce qui se passait entre eux – ils n'étaient pas du genre à s'épancher –, mais tout ce que je savais, c'est qu'ils ne pouvaient plus se quitter.
Ils se comprenaient sans mots. Deux âmes brisées qui s'étaient recollées ensemble, imparfaitement mais solidement.
Ma vie n'avait jamais été aussi épanouie qu'en ce moment. Et cette pensée me remplissait d'une gratitude immense, presque douloureuse.
Il nous en avait fallu du temps pour traverser tout ça. Pour émerger de l'autre côté, cabossés mais vivants.
Des révélations déchirantes. Des deuils impossibles. C'avait été dur. Tellement dur.
Ce qui avait été le plus difficile à accepter, c'était d'apprendre le contenu de la lettre de Nathan à Gabriel. La plus belle relation d'amour tragique que je n'avais jamais vue de ma vie. Leur histoire m'avait brisé le cœur et l'avait aussi réchauffé d'une certaine manière.
Emy aussi. Apprendre tout ce qu'elle avait pu endurer, comprendre qu'elle n'avait jamais vraiment été libre...
Elle n'avait pas eu de choix, pas eu les commandes de son propre corps. C'était comme si, depuis le début de l'apparition de l'intangibilité dans nos vies, elle était déjà morte. Car elle n'était pas vraiment avec nous. Juste une marionnette, une coquille vide habitée par Lou.
Après de multiples recherches – des nuits blanches passées à reconstituer le puzzle, à comprendre l'incompréhensible –, nous avions appris comment Lou la possédait. Comment ses meurtres avaient pu être commis grâce aux pouvoirs des intangibles.
Le soir où nous avions regardé un film tous ensemble, Emy avait déjà tué quelqu'un – Chris, probablement. Et pourtant, son enveloppe corporelle était avec nous, riant aux blagues, mangeant du pop-corn. Lou avait séparé l'esprit et le charnel, utilisant le corps d'Emy comme couverture parfaite.
Pour Hannah, elle avait manipulé son esprit fragile, l'avait poussée au suicide en amplifiant ses angoisses jusqu'à ce qu'elles deviennent insupportables.
Personne ne l'avait vue venir pour Léandre. L'accident avait semblé si... normal. Si banal. Une voiture qui dérape, un corps qui percute le bitume. Mais c'était elle. C'était toujours elle.
Elle avait utilisé à peu près la même technique pour Cerise, jouant avec la réalité et les perceptions.
Je ne saurais dire exactement comment elle s'y était prise pour Tristan. Certains mystères restaient opaques.
Nous savions tout par rapport à la lettre de Nathan – ses révélations posthumes nous avaient éclairés sur tant de choses.
Et j'avais tout vu de mes propres yeux pour Gabriel. Cette scène me hanterait pour toujours.
Beaucoup de mystères demandaient encore à être élucidés, même après toutes ces années. Tout avait été si complexe à comprendre, si tordu. Lou qui se servait des intangibles pour nous traquer, pour nous éliminer un par un selon un plan que nous ne comprenions qu'à moitié.
Mais jamais ça ne m'empêcherait de penser de façon optimiste. Jamais. Je refusais de laisser le cynisme et le désespoir gagner.
Jamais je n'abandonnerais la mémoire de mes amis défunts. Je savais qu'ils étaient quelque part en sécurité, quelque part où ils vivaient enfin le bonheur absolu qu'ils méritaient tant.
Du moins, c'est ce que j'aimais croire.
Mon téléphone vibra soudainement dans ma poche, me tirant de mes pensées.
Capucine m'avait envoyé un message :
"Aya, on va bientôt partir avec Mathieu. Tu prends ta voiture ou on t'emmène ?"
C'est vrai. Aujourd'hui était LE jour. Tous les ans, à cette date précise – le 03 mars, jour anniversaire de notre première exploration dans la forêt –, c'était la rare fois où nous retournions dans le village de la forêt des Trois Sapins.
Chaque année, c'était un rituel sacré. Nous venions faire notre deuil sur l'arbre des amis.
Je l'avais nommé comme ça, cet arbre majestueux et marqué par nos souvenirs. Car sur ce tronc, nous avions gravé tout notre amour pour ceux que nous avions perdus. C'était devenu une sorte de mémorial vivant, un lieu de recueillement et de connexion avec nos disparus.
Le pèlerinage annuel
Quelques instants plus tard, nous étions entassés dans la voiture de Capucine, roulant sur les routes sinueuses qui menaient à notre passé.
Les filles à l'avant – Capucine au volant, moi en passagère – chantions à tue-tête sur des chansons pop des années 2000. Nos voix fausses et joyeuses remplissaient l'habitacle.
Les gars à l'arrière – Mathieu et Léandre – se soutenaient mutuellement face au bordel musical que nous faisions, échangeant des regards complices et résignés. Mais ils souriaient. Ça faisait partie du rituel.
Le but de cette sortie n'était pas d'aller pleurer misère sur un misérable tronc d'arbre. Non. C'était plutôt d'alléger nos peines, de les lisser, de les adoucir, année après année, avec le temps.
Pour cela, je faisais confiance au Temps. Il avait toujours été un de mes meilleurs alliés, finalement.
D'abord, comme chaque année, nous passions par le lycée. Pour nous remémorer les souvenirs heureux, ceux d'avant le cauchemar.
Nous nous promenions dans les couloirs désormais déserts – les cours avaient fini depuis longtemps. Nous nous arrêtions devant nos anciens casiers. Nous nous asseyions sur les bancs de la cour où nous avions passé tant d'heures à rire et à discuter.
La fois où nous avions fait un cache-cache géant dans tout le bâtiment et où nous avions perdu Gabriel en cours de route. Il était resté coincé dans une salle de classe fermée à clé pendant deux heures, jurant qu'il ne rejouerait plus jamais.
L'autre fois où j'avais créé une fausse rumeur de fantôme et où nous avions fait toute une mise en scène avec les amis pour faire chier les harceleurs qui s'en prenaient à Hannah. Leurs têtes terrorisées nous avaient fait rire pendant des semaines.
Ou encore les réunions secrètes entre nous tous dans les endroits les plus incongrus du lycée – les toilettes du troisième étage que personne n'utilisait, le local à vélos, même une fois dans le bureau du CPE après les heures de cours.
À chaque souvenir qui remontait, c'était le même pincement au cœur, la même douce mélancolie. Mais ça faisait aussi du bien, d'une certaine manière.
Le deuil ne s'oubliait pas, je l'avais appris. On ne "passait" jamais vraiment "à autre chose". Mais il s'apaisait avec le temps. Il devenait plus doux, moins tranchant. Moins insupportable.
Et savoir que tous nos amis défunts avaient vécu de bons moments au début, avant que tout ne s'effondre, me laissait l'esprit plus tranquille. Ils avaient connu le bonheur, l'amitié, l'amour. Même si ce fut trop bref.
C'est sous un soleil radieux de ce début mars que nous profitâmes de notre petit retour en enfance, nous replongeant dans nos souvenirs de lycéens insouciants.
La forêt des Trois Sapins
La fin d'après-midi arriva enfin, teintant le ciel de nuances orangées et roses.
Et il ne nous restait plus qu'un seul site à visiter pour conclure la journée. Le plus important. Le plus chargé émotionnellement.
Le feuillage vert et accueillant de la forêt des Trois Sapins.
Pour cette dernière étape, Léandre, Capucine et Mathieu me laissèrent seule comme chaque année. Ils savaient que j'avais besoin de me retrouver un peu seule pour ce moment intime avec mes souvenirs, avec mes fantômes.
Ils partirent se promener ailleurs, me laissant mon espace.
Je descendis d'un pas sûr dans la forêt, savourant la sensation de l'herbe fraîche qui caressait mes chevilles nues. J'avais enlevé mes chaussures pour sentir la terre sous mes pieds, pour me reconnecter avec ce lieu.
Les autres avaient pris un chemin différent du mien, n'osant toujours pas retourner à l'endroit exact où tout s'était produit. Je les comprenais.
C'est donc confiante, le cœur étrangement léger, que je m'enfonçai dans les bras ouverts de la forêt printanière.
Une douce brise printanière se leva, soulevant mes longs cheveux bruns qui avaient bien poussé depuis mes années lycée. Le vent caressait mon visage au teint toujours parsemé de petites taches de rousseur fines qui s'accentuaient avec le soleil.
L'arbre était toujours là. Le fameux. Mon arbre.
La verdure avait considérablement poussé depuis le temps où j'avais enterré les intangibles. Le lieu semblait plus vivant, plus vibrant qu'avant. Comme si la nature avait repris ses droits, effaçant les traces de l'horreur qui s'était déroulée ici.
Mon corps s'étala de lui-même sur le sol, presque instinctivement. L'humidité de la terre transperca mes vêtements fins et vint me titiller agréablement la peau.
Je fermai les yeux, respirant profondément l'air pur de la forêt.
Tout était calme. Normal. Paisible. Seul le chant mélodieux des oiseaux et le bruissement doux des feuilles dans les branches se faisaient entendre.
Pour moi, c'était tout simplement le bruit du bonheur. Le son de la paix retrouvée.
Après plusieurs minutes de méditation silencieuse, de communion avec ce lieu chargé de mémoire, je me relevai lentement.
J'inscrivis grâce à une pierre pointue la date de ma venue sur le bois rugueux de l'arbre, ajoutant une nouvelle marque aux nombreuses autres qui s'accumulaient année après année.
03/03/2016
Juste en dessous, j'ajoutai quelques mots :
"Vous nous manquez. Mais nous allons bien. Nous vivons pour vous."
Satisfaite, je reculai pour admirer mon œuvre.
Mais alors que j'allais tourner les talons pour rejoindre mes proches qui m'attendaient à l'orée de la forêt, quelque chose se produisit.
Une main se posa doucement sur mon épaule.
Je crus faire un arrêt cardiaque. Mon cœur s'arrêta littéralement de battre pendant une fraction de seconde.
Instinctivement, ma main se leva pour toucher cette main sur mon épaule. Mais mes doigts passèrent à travers, ne rencontrant que de l'air.
De l'air chaud, cependant. Pas froid comme on imaginait toujours les fantômes.
Étrangement, une douce chaleur incroyable se dégageait de cette forme fantomatique. Une chaleur réconfortante, apaisante, presque vivante.
Quand je me retournai lentement, le cœur battant à tout rompre, j'étais face à Gabriel.
Mon Gabriel. Ou du moins, ce qu'il en restait. Une version translucide, légèrement floue sur les bords, mais indéniablement lui.
Je lâchai inconsciemment un juron – "Putain de merde !" –, mais il posa immédiatement un doigt translucide sur ma bouche, me faisant signe de ne pas m'emporter, de ne pas crier.
— Tout va bien, murmura-t-il d'une voix lointaine, éthérée, comme portée par le vent. Tout va bien, Aya.
Une réponse voulut jaillir de ma bouche. Des questions se bousculaient dans ma tête. Comment ? Pourquoi ? Est-ce réel ?
Mais aucun son n'en sortit. J'étais pétrifiée, paralysée par le choc et l'émotion.
Gabriel me prit alors dans ses bras – ou du moins fit le geste. Je ne sentais pas vraiment son étreinte physiquement, mais quelque chose d'autre. Une présence. Une chaleur. Un amour.
Il m'enveloppa d'un voile léger, immatériel mais terriblement réel.
— Tout va bien, Aya, répéta-t-il doucement. Nous sommes bien là où nous sommes. Tu n'as pas à t'inquiéter pour nous.
Sa voix était apaisante, rassurante.
— Lou nous avait créé une utopie quand elle nous a éliminés, continua-t-il. Une sorte de monde parallèle, un entre-deux. J'ai retrouvé Nathan là-bas. Et Hannah aussi. Et Cerise, Chris, et même Emy – la vraie Emy, celle qui n'a jamais pu vivre librement.
Il sourit, et ce sourire illumina son visage translucide.
— On est seuls dans ce monde, juste nous. Mais ensemble, nous allons construire de grandes choses. Je pense que nous vivons dans une ébauche de monde parfait. Pas encore abouti, mais avec le temps, on arrivera à en faire un vrai paradis. Notre paradis.
Des larmes coulèrent alors, incontrôlables, sur mes joues. Elles ruisselaient sans que je puisse les arrêter.
— Vous n'êtes pas... morts ? balbutiai-je d'une voix étranglée. Pas vraiment morts ?
Il sourit plus largement, avec une tendresse infinie dans le regard.
— Qu'à moitié, je pense. Ni vivants, ni vraiment morts. Entre les deux. Sinon, je n'aurais jamais pu trouver cette brèche reliant notre monde au tien. C'est un passage fragile, éphémère. Je ne pourrai pas rester longtemps.
— Tu penses que c'est le monde des intangibles ? demandai-je, essuyant maladroitement mes larmes. Vous vivez avec eux maintenant ?
Il haussa les épaules d'un geste presque amusé.
— Peut-être. Peut-être pas. On n'est pas vraiment sûrs. Mais quelle importance, au fond ? Nous sommes ensemble. Nous sommes heureux. C'est tout ce qui compte.
Il se pencha alors – ou son essence se pencha – et déposa un baiser fantomatique sur le haut de ma tête. Je sentis une légère pression, une chaleur douce.
— Je vais devoir y aller maintenant, dit-il avec regret. Les autres vont se faire un sang d'encre pour moi sinon. Nathan s'inquiète toujours quand je m'absente trop longtemps.
Il recula de quelques pas, commençant déjà à s'estomper.
— Tout le monde vous fait des bisous, ajouta-t-il. Hannah veut que tu saches qu'elle est fière de toi. Nathan dit merci d'avoir pris soin de son arc. Cerise dit à Capucine qu'elle lui pardonne. Emy dit qu'elle adore le prénom que vous avez choisi pour votre fille.
Sa voix devenait de plus en plus faible, de plus en plus lointaine.
— Moi aussi, dis-je d'une voix tremblante, totalement hébétée par ce qui venait de se passer. Moi aussi je vous aime. Tous. Tellement.
Il me fit un dernier sourire radieux, celui que je connaissais si bien. Le sourire de Gabriel, mon ami pour toujours.
— Vis, Aya. Vis pour nous. Sois heureuse. C'est tout ce qu'on veut.
Et il disparut.
En à peine trois secondes.
Comme s'il n'avait jamais été là. Comme si je l'avais rêvé.
Mais je savais que non. Je savais qu'il était vraiment venu. Que c'était réel.
La chaleur persistait encore sur mon épaule. Sur ma tête où il avait déposé son baiser d'adieu.
Je restai là, immobile, les larmes coulant silencieusement sur mes joues, un sourire béat sur les lèvres.
Ils allaient bien.
Ils étaient ensemble.
Ils étaient heureux.
Et moi aussi, j'allais bien. Nous allions tous bien.
Au loin, j'entendis Léandre m'appeler :
— Aya ? Ça va ? Tu viens ?
Je me tournai vers sa voix, vers les vivants qui m'attendaient.
— Oui ! criai-je en retour, essuyant mes larmes d'un revers de main. J'arrive ! Tout va bien ! Tout va merveilleusement bien !
Et je courus vers eux, vers ma vie, vers mon futur.
Le passé était apaisé. Les fantômes étaient en paix.
Et nous, les survivants, nous allions continuer à vivre. Pour eux. Pour nous.
Pour l'amour qui ne meurt jamais vraiment, même quand tout semble perdu.
FIN
En mémoire de ceux qui sont partis trop tôt.
En l'honneur de ceux qui ont trouvé la force de continuer.
Pour tous ceux qui croient encore aux secondes chances et aux mondes parallèles où nos êtres chers nous attendent.

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