Chapitre 11 - Les bêtes abattues
Un fracas métallique déchira le silence des montagnes. Puis un autre. Et encore un autre. Des déflagrations sèches, rythmées, qui roulaient dans la vallée comme une tempête en approche.
Onil leva brusquement les yeux de son établi. Ses pas le menèrent d’instinct vers l’armoire où il rangeait ses caisses de munitions. Les volets de bois claquèrent sous sa main nerveuse. Le vide lui sauta au visage. Les deux cents cartouches qui s’y trouvaient la veille avaient disparu.
Il pivota, son regard accusateur se plantant sur Angie, occupée au comptoir.
— Tu en as refait ? demanda-t-il, la mâchoire crispée.
— Une centaine, répondit-elle du bout des lèvres. Pourquoi ?
Mais déjà Onil tournait les talons, son souffle lourd. Dans la cour, Atchi observait, l’air calme mais grave. Les coups de feu continuaient de résonner au loin.
— Elle s’entraîne, la petite, dit-il doucement.
— Ce n’est pas un entraînement, répliqua Onil.
— Elle fait ce que tu te refuses à faire depuis des années. On s’en fout du regard de la population, tu portes déjà ce poids sur toi. Quelques bêtes de plus, ça ne changera rien à leur avis.
— Ça change tout, trancha Onil.
Il sella un cheval à la hâte, lança la monture au galop. Le sol vibrait sous les sabots, le vent fouettait son visage, mais c’était dans sa poitrine que grondait la véritable tempête.
À l’orée des premiers plateaux, il vit les signes. Pas un cadavre isolé, mais des amas de chair et de sang, des montagnes de bêtes entassées à la hâte. Des mâles majestueux, des femelles lourdes de vie, des faons encore maigres. Aucune distinction, aucune sélection. Juste la froide efficacité d’un massacre planifié.
Onil mit pied à terre, examina les corps. Certains avaient été abattus d’une balle nette. D’autres portaient des entailles profondes, des membres tranchés. Samira n’avait pas seulement vidé ses cartouches, elle avait aussi taillé dans la chair à coups de lame, comme l’assassin qu’elle avait toujours été.
Le troupeau, sans doute acculé au départ, avait fini par se disperser dans un chaos de frayeurs. Plus il avançait, plus les cadavres devenaient rares, espacés, témoignant de la fuite désespérée des survivants. Mais la trace de la tueuse, elle, restait claire, guidée par l’écho lointain des derniers coups de feu.
Au sommet d’une butte, il l’aperçut enfin.
Samira, silhouette dressée, haletante, son épée encore rouge à la main.
À ses pieds, une colline de corps fraîchement abattus : cerfs entassés, enchevêtrés, les yeux vitreux tournés vers le ciel. L’air empestait le sang et la chair en décomposition.
Elle tourna la tête vers Onil, un sourire de triomphe accroché au visage.
— Trois cent douze, annonça-t-elle fièrement en désignant le charnier d’un geste du menton. J’ai arrêté de compter après deux cents, mais… fallait bien garder le compte.
Elle leva son revolver, le fit tourner entre ses doigts comme pour narguer, avant de le reposer contre sa cuisse.
— Et il me reste encore assez de munitions pour continuer la fête.
Son ton n’était ni ironique ni provocateur : juste la fierté brutale d’une mercenaire qui venait de prouver son efficacité.
Onil s’avança lentement, chaque pas lourd, comme lesté d’une colère contenue. Il posa un genou au sol, sa main sur la carcasse écrasée tout en bas du tas. Déjà dure, déjà trop tard. Puis il passa à une autre, encore tiède, les yeux écarquillés figés dans la mort. Les mêmes constats, encore et encore.
Sa gorge se serra. Enfin, il releva la tête.
— Dépose ton arme et va-t’en.
Samira cligna des yeux, interloquée.
— Pardon ?
— Dépose ton arme et va-t’en ! gronda-t-il, plus fort.
Sa voix résonna dans la vallée, rude comme un coup de tonnerre. Un instant, elle songea à répliquer. Mais il y avait dans son regard une fureur glaciale qu’elle ne lui connaissait pas. Elle ôta lentement la sangle de son épaule, posa l’arme contre la roche, près des cadavres. Puis, déposa son arme de poing
— Je fais mon boulot, dit-elle sèchement.
— Décimer des êtres vivants, c’est ça ton travail ?
— Exact. Et toi ? Tu peux me dire quel est le tien ?
Le silence s’installa, pesant. Puis Onil lâcha, la voix basse :
— Je reconnais bien là les gens de Noxus.
— Ah ! Donc vous saviez, vous étiez au courant…
— Oui. Et ce fut ma grande erreur.
— Une erreur ? Très bien.
Elle tourna les talons, dévala la butte d’un pas rageur, refusant de céder au moindre regret. Plus bas, elle croisa Atchi. Le frère d’Onil se tenait appuyé sur le manche de sa pioche, neutre, impassible. Il ne dit rien quand elle passa devant lui. Mais en se retournant, Samira le vit tendre un bras pour soutenir son frère resté à genoux devant les bêtes.
Elle serra les dents. Dans leurs yeux, elle n’était que la meurtrière, la responsable. Mais elle en était convaincue : elle n’avait fait que ce qui devait être fait.
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