Chapitre 3
- Ne m’appelle pas ainsi, lui intima la vieille dame. Pas ici.
- Ça va ! Détendez-vous, dit-elle en s’étirant. Il ne reste plus que nous de toute évidence.
- Quand bi-en mê-me, dit-elle en prenant le temps de détacher chaque syllabe.
Ce qui ne plut pas à la yucca rougeoyante. Elle eut l’impression d’être prise pour une gamine écervelée et n’était pas loin de la vérité. Sous les traits grave d’Ubessa, la jeune femme s’arma de patience et d’une certaine humilité pour ne pas envenimer la situation.
'Ubessa Lise-Burge était une prézurienne. Il y a encore un an, elle était dans le haut commandement d’une de leurs unités d’élite. Une section que Layalong Raizère avait rejointe à ses quatorze ans. À la suite d’une mission ratée, l’unité s’était vue remaniée et elles se reconvertirent toutes les deux en mercenaires.
Petite, revêche dans son siège, 'Ubessa avait les rides qui lui creusaient la peau. Pourtant, la lueur dans ses yeux était toujours aussi vivace. Une piqûre d’agacement se profila sur le visage de Layalong que la vieille femme décela. Elle n’avait ni l’envie ni la patience de faire entendre raison à son élève bornée.
- Le mioche n’est pas avec vous ?
- Non, il doit roupiller en ce moment. Ce n’est qu’un enfant après tout.
Cela l’agaça d’autant plus. Elle ne se rappelait pas avoir eu droit au même égard à son âge.
- Alors, est-ce que vous avez trouvé des informations intéressantes ?
- Pas grand-chose. Les totems ne sont plus que des contes aujourd’hui. Malgré ça, les habitants respectent scrupuleusement les lieux sacrés et personne ne s’y aventure.
- Rien n’atteste de leur existence en définitive. Je vous l’avais bien dit.
La dame ne répondit rien. Son silence était peut-être ici un aveu de cette mission farfelue. Depuis un moment déjà, Laya avait remarqué que les contrats étaient moins risqués qu’à l’accoutumée. Cela signifiait deux choses. Soit ils se faisaient rares, soit la vieille dame privilégiait les plus sécuritaires. Depuis leur réforme de l’armée, son ancienne commandante n’était plus la même. Cela n’engageait qu’elle, pour Laya, rien n’avait changé. Un œil était bien suffisant pour mener à bien une mission. Un jour ou l’autre, elle devrait lui en toucher un mot, se dit-elle. Elle fixa la dame âgée dans son fauteuil roulant et le silence se fit pesant. Ça ne serait pas aujourd’hui.
- Et dans le pas grand-chose ?
- On a trouvé un chasseur, fit 'Ubessa non sans fierté. Onil Rivelda, il sillonne les forêts de l’île. Certains le voient comme un paria, d’autres comme un dévot. Nous n’avons pas pu nous entretenir avec lui, c’est-à-dire qu’il est très occupé et…
'Ubessa éleva les mains en l’air en indiquant son fauteuil roulant.
- La région n’est pas à mon avantage.
Elle avait tenté de dissuader la vieille femme de l’accompagner dans ses pérégrinations. Mais la raison évoquée par l’aubergiste n’était pas un mensonge. La dame venait réellement pour se changer les idées. Laya en était convaincue.
- J’ai eu ces infos en arrivant. Rien d’extraordinaires là-dedans, vous ne m’apportez rien de nouveau.
- Marlot et moi avons trouvé les vestiges de l’ancienne mine de Prézuri au Sud, le port reste praticable. J’ai pris contact avec la frégate de Mhyrli pour charger la cargaison. Il veut bien nous aider en souvenir du bon vieux temps.
- C’est dans son intérêt. Il m’en doit bien plus qu’une cette petite merde arrogante. C’était bien lui que j’ai croisé en arrivant au port.
- Qu’est-ce que tu envisages pour la suite ?
- Un interrogatoire musclé du chasseur, la meilleure méthode.
- Trop risqué. On risquerait d’avoir les villageois à dos et peut-être même l’île entière. Il faut que l’on puisse extirper le golem sans encombre.
- S’il existe bel et bien.
- En effet. Un problème à la fois. Je pensais plutôt à ce que tu le rejoignes.
- Comment ça ?
- Le chasseur est le seul à arpenter l’île, il en connait les moindres recoins, plus qu’aucun autre ici et il cherche des personnes supplémentaires pour traquer le gibier. Tu pourras en apprendre davantage.
Quelqu’un buta sur la porte. Après plusieurs coups, on essaya de la forcer, sans succès. Une lame s’introduisit dans l’interstice et souleva le loquet. La porte s’ouvrit dans un grincement. Deux voix chuchotèrent à l’entrée, accompagnées de ricanements étouffés. Ils s’invitèrent mutuellement à se faire chuter. Puis un grand gaillard passa maladroitement la porte à reculons avec quelque chose dans les bras, son acolyte portant de l’autre côté ce qui ressemblait à un corps. Son dos heurta le comptoir et l’homme se crampa de douleur. Il lâcha la masse qui se fracassa au sol dans un gémissement. L’aubergiste déboula en robe de chambre.
- C’est maintenant que vous rentrez ! se contint-elle à peine de hurler.
Dès lors, les individus semblaient avoir retrouvé quelque peu leur esprit. Ils se chamaillèrent sans qu’ils constatent la présence des deux femmes. Lorsque la tenancière les remarqua, elle leur lança un regard exaspéré comme si elle n’avait pas assez de problèmes à gérer. Puis, elle reporta son attention sur l’homme qui gisait au sol.
- Qu’est-ce que vous lui avez fait à mon pauvre petit ? s’alarma-t-elle.
Laya détourna les yeux et 'Ubessa feint l’indifférence, le regard à nouveau perdu sur les volets fermés. C’était le moment de s’éclipser. Elle saisit les poignées de la chaise et la poussa à travers la salle.
Les deux hommes les ignoraient toujours, trop occupés à justifier leur consommation excessive d’alcool. En effet, cela relevait de la chance. Le p’tit Jean, la chose inerte au sol, était le neveu de Margeot. Ses parents l’avaient envoyé sur l’île consœur de Tensailles et échapper ainsi aux conflits qui mouvementaient leur société. Seulement, le nigaud, selon les propres termes de l’homme, s’était confessé sur ses volontés. Il comptait repartir pour repousser l’envahisseur.
C’est en inspectant leur camarade à terre que le plus grand des deux notifia leur présence. Il fronça les sourcils, plissa les yeux, tanguant de tout côté. Rien n’y fit, les deux lanternes allumées ne diffusaient pas assez de lumières pour les identifier. Il vit la vieille dame reconnaissable à son fauteuil, unique dans la région. Par contre, la personne qui la poussait...
- B’soir.
- B’soir, répéta Laya.
C’était une voix féminine plus jeune, plus espiègle. Aucune qui ne corresponde aux femmes du village. Une étrangère à en juger par son accent. Celle-ci demanda confirmation à Margeot sur le numéro de la chambre.
- Hey dis donc toi, c’est quoi ce truc que t’as sur l’œil ? C’est biza-
L’aubergiste l’alpagua et lui ordonna de soulever son neveu. C’en fut fini de leur soirée de beuverie.
Lorsque la Saméenne ouvrit la porte de la chambre numéro quatre, le garçonnet dormait déjà d’un sommeil profond. Marlot ne s’était même pas couvert ni changé ce qui irrita quelque peu 'Ubessa. Il semblait s’être assoupi pour un temps et n’avoir jamais réussi à s’extirper de son sommeil. Elle avait remarqué dans le séjour qu’il avait pris un peu de musculatures. Les rues pavées des villes du continent n’avaient pas leur pendant ici. Les routes en terre, quand il y en avait, étaient rocailleuses et parsemées de trous. Cela n’avait pas dû être de tout repos pour lui.
Les remontrances attendraient pour le lendemain, selon la dame. Sa retraite ou bien le décor apaisant de l’île la rendait beaucoup plus sage. La jeune femme n’était pas sûre de vouloir suivre cette voie. Tant mieux si le gamin lui rendait la vie plus agréable, elle aurait moins d’appréhension si un jour elle devait se séparer d’eux, pensa-t-elle.
L’enfant gesticula sur son lit et Layalong vint l’y installer plus confortablement. De son côté, la vieille femme défaisait les attaches de son fauteuil. Elle s’agrippa à un tissu qui pendait de la fenêtre pour se hisser jusqu’à son duvet. Elle aurait voulu l'aider, mais elle savait pertinnement que celle-ci refuserait comme à son habitude. Laya ne l'avait toujours pas accepté, sept mois plus tard, c'était toujours difficile de la voir ainsi réduite.
Elle et son mentor avaient gravi les échelons ensemble, leur efficacité avait été saluée par tous et il a fallu un malencontreux incident pour que tout s'effondre. Par tristesse, par colère, par dégoût ou bien de la pudeur, elle ne le savait pas elle-même, Laya détournait désormais le regard.
Lorsque la dame eut fini de gravir son lit, Layalong souffla la bougie sur la commode.
- Bonne nuit.
- Bonne nuit, répondit 'Ubessa, haletante.
La jeune femme quitta la chambre pour rejoindre la sienne, sans se retourner.
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