BOUGIE
Les registres d'état civil étaient étalés sur la table de travail d'Anna. Elle prenait des photos et rangeait des dossiers dans son ordinateur, sous les yeux ébahis d'un Martin dépassé. En recoupant de nombreuses informations liées au petit Humbert Lettelier, elle remontait jusqu'à des histoires douteuses d'enfants disparus dans les années quarante. La plupart d'entre elles n'avaient jamais abouti : classées sans suite. Une ribambelle de cold cases, comme elle avait l'habitude d'en voir.
À l'époque, en l'absence de preuves ADN ou des moyens de recherche actuels, il était parfois compliqué de prouver la culpabilité du moindre suspect. Si l'on ajoute à cela le contexte de la Seconde Guerre mondiale, il était fort à parier que de nombreuses affaires tombaient aux oubliettes. Bien entendu, dans les articles de journaux de l'époque, bon nombre d'habitants des environs s'étaient émus de la disparition de ces âmes innocentes, mais rien de vraiment probant n'en ressortait. Il s'agissait plutôt de témoignages de voisins du quartier ou encore d'anciens camarades d'école.
Après avoir recensé un certain nombre de noms et de prénoms parmi les oubliés, Anna s'était mise en tête de vérifier leurs actes de naissance. Parfois, certaines mains ajoutaient des notes en marge qui pouvaient ouvrir sur des détails inattendus.
Sur les registres ordinaires, on trouvait habituellement inscrits la date, l'heure et le lieu du décès, des mentions que l'on retrouvait ensuite recopiées sur l'acte de décès correspondant.
Mais ici, rien de tel.
Seulement de brèves formules administratives : « Disparu le [date] à [lieu], procès-verbal en date du... »
Lorsqu'un corps était retrouvé sans pouvoir être identifié, on rédigeait parfois un acte de décès anonyme, portant la mention enfant disparu ou corps non identifié. Mais là encore, Anna faisait chou blanc. Aucun des noms relevés ne réapparaissait dans une autre archives, comme si ces enfants s'étaient dissous dans le néant.
Il arrivait qu'un jugement déclaratif d'absence soit rendu, mais les annotations restaient floues, incomplètes, presque effacées. Anna s'enfonça dans sa chaise et claqua de la langue, agacée.
— Franchement... ça fait déjà quatre heures que j'suis là, et j'comprends toujours pas c'que le p'tit chanteur attend de moi, soupira-t-elle en s'étirant.
— C'est quand même bizarre, tous ces gosses qui s'évaporent dans la nature, fit remarquer le p'tit bouclé.
— Évidemment que c'est louche. Les vers de terre ont déjà déféqué les restes de toutes les personnes mêlées à ce bordel depuis belle lurette. Qu'est-ce que tu veux que je découvre, moi, dans ce foutu fatras de papiers ?
Martin haussa les épaules d'un air désolé avant de se pencher, lui aussi, sur les documents. Il disparaissait à un bout de la table pour réapparaître à l'autre, flottant dans l'air tel un moustique silencieux.
— De toute façon, j'ai l'esprit embrouillé. Je vais tout remettre en place, et j'y rejetterais un œil à l'appart, annonça Anna.
***
Le refrain de Babooshka de Kate Bush résonnait joyeusement dans l'open space de l'observatoire. Yves, occupé à observer un phénomène météorologique avec son collègue, ne se hâta pas tout de suite de répondre à son téléphone. Au lieu de ça, le vieux fou s'amusa à rejoindre l'appareil dans une petite danse approximative, sous les rires des autres scientifiques.
L'hilarité générale et la bonne ambiance qui régnaient dans le lieu s'évaporèrent aussitôt sous le son alarmant de la voix de son amie au bout du fil.
— Yves ! Elle est venue chez moi ! Chez moi ! Dans mon appartement ! À l'intérieur, Yves ! Et elle n'a même pas retiré ses chaussures ! hurla Yuna.
Le tympan sensible de Kervarec le poussa instinctivement à éloigner le portable de son oreille. Il déglutit et prit une profonde inspiration afin d'essayer l'impossible : faire redescendre la tension de la jeune femme.
— Est-ce qu'elle t'a fait quelque chose ? tenta-t-il maladroitement, avant de se reprendre sur un ton taquin. Enfin, tu sais, quelque chose de mal. Après tout, vous êtes libres d'entretenir le type de relation que vous voulez.
Quelle erreur, et vaine tentative humoristique venait-il de tenter là ? Hors d'elle, certainement mécontente de l'entendre tourner son ressenti au ridicule, Yuna se remit à crier. Tellement que le visage du pauvre fou se crispa sous l'intensité des décibels.
Je ne la pensais pas capable d'une si belle colère, songea-t-il.
— Désolé, désolé, Yuna. Tu connais ma propension à faire des boutades au mauvais moment, s'excusa-t-il. Je termine avec Achille et je te rejoins chez toi, ok ?
Yuna, la voix tremblante, se contenta d'une onomatopée dubitative.
— Mmh.
Une bonne heure plus tard, Yves se trouvait devant le portail de la demoiselle en détresse. Il ne sonna pas, puisqu'il avait en sa possession le double des clés. Le minimum syndical consistait simplement à toquer à la porte d'entrée pour s'annoncer. Il eut à peine le temps de lever la main pour s'exécuter que Yuna ouvrit nerveusement.
— Bha... Tu m'as vue par la fenêtre ou quoi ? s'étonna-t-il.
— Oui, je suis derrière mon rideau comme une psychopathe à l'affût depuis qu'elle a débarqué. Je n'en peux plus, Yves. Je suis à bout.
La gorge serrée de son amie était prête à ouvrir les vannes. S'il ne faisait rien, elle allait s'effondrer. Le roi du mauvais timing présenta alors son autre bras, détenteur d'un sachet de douceurs fraîchement achetées à la boulangerie. Elle accueillit la proposition dans un sourire forcé, tout de même touchée par l'attention, et l'invita à entrer.
Yves demanda chaque détail de l'impromptu venu de la faucheuse. Il prit en compte les menaces qu'elle avait proférées envers Yuna, considéra la potentialité d'une mise en examen de la malchanceuse usagère de transport en commun, puis conclut :
— Ch'est chimplement une tentative d'intimidation, Yuna. En plu'che, qui te dit que ch'était vraiment le chi'seaux de la fleuriste ? dit-il la bouche pleine.
Elle secoua la tête, plus très sûre de savoir quoi penser.
— Peu importe ce qu'elle cherchait à faire, ça marche. J'ai peur. Je ne veux plus rien avoir à voir avec elle.
Yves opinait du chef. Il avait bien conscience qu'elle n'allait pas tenir le coup. Il devait se rendre à l'évidence : leur hypothétique carrière de détective s'arrêtait là. Le gourmand attrapa alors une assiette pour la lui tendre.
— Tu ne veux pas une chouquette ?
— Non merci, refusa-t-elle d'un mouvement de la main.
— Écoute. On se tient loin d'elle, et puis voilà. Après tout, c'est ce qu'elle veut, non ? Il n'y a pas de raison pour que les choses empirent si on garde nos distances. Anna restera un mystère, et nous demeurerons dans l'ignorance.
Le scientifique en lui ne croyait pas une seconde à ses propres paroles. Depuis quand un homme forgé par le savoir pouvait-il accepter une telle vérité ? Un choix délibéré de ne pas chercher à comprendre. Cela allait contre tous ses principes, mais pour Yuna, il était prêt à le faire. Engouffrant les deux dernières bouchées de fouée lozérienne, Yves lui proposa de dormir chez elle afin qu'elle puisse fermer l'œil, s'amusant du confort spartiate de son futur bivouac.
En suivant le regard de son amie, ses yeux tombèrent sur un cadre photo d'elle et sa mère. Yves remarqua les traits légèrement plus doux de Yuna et se dit que le souvenir réconfortant de sa maman devait certainement la rassurer.
***
— La juge d'instruction a refusé la demande de réquisition judiciaire concernant Orange. Elle estime que la demande ne reflète ni un caractère urgent ni une nécessité pour l'enquête en cours, pesta Almeida.
— C'était sûr. Il n'y a aucune preuve qu'il puisse s'agir d'un assassinat ou qu'une tierce personne soit intervenue, et le rapport des pompiers corrobore la version de l'accident, répondit la major.
L'adjudant se laissa tomber sur la chaise de son bureau sous le regard amusé de sa collègue. Lucas possédait bien d'autres éléments sous la main, mais n'avait pas encore pris le risque d'en parler à ses supérieurs. Les vidéos et le dossier de Sarah étaient une véritable pépite, mais il savait pertinemment que les moyens utilisés pour les obtenir n'avaient rien de légal. S'il en parlait, il risquait de réveiller le vieux reptile. Pourtant, l'envie de mettre la major dans la confidence le titillait. Il mourait d'envie de cracher le morceau, chose qu'il fit presque par impulsion.
— Je peux te montrer un truc ?
— Un truc ? répéta-t-elle, un sourcil levé.
Un ricanement délicat s'échappa de ses lèvres, et Lucas eut du mal à garder contenance. Il savait qu'elle savait. Et Césaria en jouait dès qu'elle le pouvait. Tentant de recentrer la conversation sur ce qui l'animait professionnellement, il lui fit un signe de la tête pour qu'elle s'approche du bureau.
Son index sur le nom d'un fichier affiché à l'écran, il jaugea la réaction de cette femme à l'enivrante odeur de karité. L'espace d'une seconde, il sentit ses naseaux s'écarquiller dans l'espoir de s'imprégner de ses effluves exotiquement attirantes. Lucas se reprit, presque honteux de cette errance charnelle qu'il venait de savourer à son insu. Dans un raclement de gorge caverneux, il tapota sur le clavier.
— Je vais te montrer ce que quelqu'un m'a donné.
— Eh bien, c'est assez mystérieux tout ça, appuya-t-elle en se penchant au-dessus de son bureau. Un truc que quelqu'un t'a donné. J'espère qu'il n'y a rien d'interdit là-dedans.
Conscient qu'il commettait peut-être une erreur en présentant Boule et Bill à Césaria, il expira un petit rire nerveux.
— Peut-être que si, confia-t-il.
Lucas laissa alors tourner les vidéos de la ville sous les yeux interloqués de la major. L'adjudant ne pouvait s'empêcher de se gratter la barbe, anxieux. Finalement, l'image se figea et Andrade se redressa lentement. Il avait beau la jauger avec attention, elle restait impassible, les traits toujours illisibles.
— Ne me demande pas où j'ai eu ça, pria Lucas.
— T'as eu ça où ?
Son corps entier exprimait le reproche. La droiture avec laquelle elle avait pivoté sur elle-même, les bras fermement croisés sur sa poitrine, et cette moue... Lucas aurait juré qu'elle se retenait de le sermonner, qu'elle s'interdisait de prononcer un mot plus haut que l'autre. Pour preuve, ses lèvres étaient pincées. La major, qui s'était toujours montrée mesurée, stricte mais polie, calme et à la fois ferme, semblait perdre de sa superbe face aux méthodes douteuses du sous-officier. Sous ces injonctions silencieuses, il craqua.
— Disons que ce quelqu'un sait y faire avec les ordinateurs. Et voilà, annonça-t-il, penaud.
— Lucas... Tu te rends compte ? Ce n'est pas sérieux. Ce n'est même pas exploitable par la voie légale. On ne peut rien en faire ! Pourquoi prendre autant de risques ?
— Parce qu'il y a quelque chose de pas net dans cette histoire. Et c'est mon boulot de le découvrir ! On ne me donne pas les moyens d'aller plus loin ! La preuve, on me bloque avec ce dossier chez Orange. Personne ne met la main à la pâte et tout le monde pense que je suis le pénible de service avec mes théories farfelues ! Mais je sais que j'ai raison, et je sais que cette fille est la meurtrière !
D'un bond, il se leva, désignant d'un geste brusque l'oiseau de malheur à l'écran. Césaria s'abandonna dans un souffle avant de s'adoucir.
— Je suis d'accord avec toi, Lucas. J'ai aussi la sensation qu'il y a quelque chose d'étrange dans cette affaire. Mais, s'il te plaît, la prochaine fois, demande-moi avant de faire une connerie pareille. Tu risques ta carrière. Si le capitaine Benoit l'apprend... il te dégage illico.
Le coupable accepta la remontrance avec un rictus soulagé. L'impression d'être entendu lui faisait du bien.
— Ok. Promis.
— Je ne te crois pas une seconde, rétorqua-t-elle en secouant la tête.
L'adjudant valida ses doutes d'un haussement d'épaule faussement innocent.
— Tu dois quand même avouer qu'on tient quelque chose d'intéressant, non ? insista-t-il.
— Oui. Retournons voir Mme Seo.
***
Au lendemain de son après-midi aux archives, Anna s'était reposée suffisamment pour se remettre au travail sereinement. Devant elle : son ordinateur, son téléphone, un plateau avec trois tasses vides de chocolat chaud, des miettes de gâteaux industriels, un bol de nouilles instantanées. Tout ce qu'elle avait avalé avait laissé des traces sur la table basse.
— Le monsieur est sponsorisé par Yankee Candle ? lança Martin.
— Quoi ?
— Bah, j'sais pas... Dans tous ses témoignages, il parle de chandelles : "À Sainte-Enimie, n'oublions pas d'allumer une bougie pour les âmes égarées. Que leur lumière montre leur chemin." — Courrier Lozérien, 1943. Ou bien : "Chaque soir, une bougie brûle au cloître pour rappeler aux enfants perdus qu'ils ne sont pas seuls." — Petit Cévenol, 1945. Et encore, là : "Si un enfant disparaît, qu'une flamme éclaire sa route et guide ses pas." — 1947.
Anna fit danser ses sourcils, peu étonnée par cette obsession.
— Les prêtres, les gens d'église... ils passent leur vie à cramer des trucs, tu sais. Et puis, la bougie, ça va de pair avec les prières. Une autre manière de faire quelque chose d'inutile en faisant croire que ça changera la donne.
Malgré ses doutes, une graine venait de germer dans son esprit.
Pourquoi fallait-il qu'il l'ouvre encore, celui-là ?
En parcourant de nouveau les actes de naissance, un par un, une anomalie presque imperceptible se dessinait sur la plupart d'entre eux. En zoomant, elle put distinguer une sorte de croix finement tracée, surmontée d'un point. Tout en bas, parmi les signatures. Bizarre.
Les documents défilaient sous ses yeux, et le motif se montrait régulier jusqu'aux années 1968, puis commençait à s'estomper avant de disparaître définitivement en 1979. Prise d'une sorte d'intuition, Anna ouvrit les archives numérisées de la Lozère pour se rendre sur ladite année.
— 115 pages. Nickel...
— Ce sont les naissances ? demanda Martin, curieux.
— Ça regroupe tout : mariages, naissances, décès sur la commune de Sainte-Enimie, pour l'année 1979.
— Et tu cherches quoi ?
— J'en sais rien.
Anna se laissa glisser au sol, sur ses genoux, quittant l'assise confortable du canapé pour se rapprocher de son ordinateur. Un coude posé sur la table, le menton installé dans la paume de sa main, elle faisait défiler le fichier avec lassitude. Pour plus d'efficacité, elle décida de commencer par les tables décennales. Quand un nom l'interpella :
— Lescure... murmura-t-elle pour elle-même. Paul Lescure, 8 avril 1979. Acte n°31.
— Le sacristain ?
Elle fronça les sourcils pour chasser les questionnements du nuisible à l'opacité inexistante. D'un geste, Anna chercha l'acte en question avant de tomber dessus, à la page 64.
— Décédé à l'âge de 57 ans dans la commune de Sainte-Enimie.
— Je sais que t'as un cerveau bizarre, mais là, je n'arrive pas à faire de lien, assura le gamin. C'est juste une coïncidence.
— S'il y a bien une chose à savoir sur les coïncidences, c'est qu'il s'agit souvent d'une vérité qu'on n'a pas encore su expliquer.
En se redressant, Anna laissa son regard s'égarer sur le premier article de journal qu'elle avait trouvé sur l'affaire du petit Humbert.
— Tu penses que c'est lui qui faisait le petit signe dans la marge ? demanda Martin.
— Ça se pourrait... reste à savoir pourquoi.

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