Le Conte du Paysan ; Première Partie : De la terre sort le héros

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  Il faisait si beau ce matin, je me demande après coup comment je n'ai pas anticipé le flot de problèmes qui allait arriver.

La journée avait commencé comme chaque jour. Dès l’aube je suis allé m'occuper des bêtes : j’ai ouvert les portes de chaque bâtiment où elles dormaient et j’ai veillé à ce qu'elles sortent toutes. La vache qui allaitait ses veaux nés la veille est resté seule avec la chèvre folle. Cette dernière poussait un cri très étrange quand on s'approchait. Malgré tout elle devait sortir comme tout le monde.

J’ai ensuite fait le tour pour nettoyer le plus gros de la saleté accumulée et je laissais le reste pour notre garçon de ferme. Il était le seul ; nous n'avions plus les moyens d'en prendre d'autre. La misère économique générale pesait beaucoup sur les esprits : on s’apercevait que chaque semaine nous ne vendions pas assez au marché et dépensions toujours un peu plus par ici ou par là. Il y a de cela trois mois les recettes étaient tombées en dessous des factures. Depuis, chaque semaine on signalait une perte, petite sur le coup, certes, mais régulière et irrémédiable.

Ainsi chaque matin lorsque je passais le balai dans la bergerie je réfléchissais à une solution. Quelquefois j'en trouvais une, voire deux et au moment du déjeuner j'en parlais à mon père. Il n'a jamais trouvé que mes idées avaient du sens et il ne m’écoutait jamais avec sérieux. Oui, je n’avais que quinze ans ce jour-là, peut-être est-ce jeune pour avoir des idées sensées, mais tout de même… Lui, il n’en a jamais proposé !


  Je pense que, ce matin précis, je réfléchissais comme chaque jour à d’autres solutions. Je ne perdais pas le moral aussi facilement et je savais être têtu. Mais ce qui est arrivé a changé beaucoup de choses. Je me souviens que tout a commencé autour de moi par deux bêlements inhabituels de la vieille chèvre. J'ai relevé la tête et j'ai tendu l'oreille lorsque j'ai entendu des cris de panique venir du village. Pris à mon tour par la peur, j'ai lâché le balai et j'ai couru dehors.

Les flammes prenaient déjà sur deux toits des premières maisons à l'orée de la forêt. Notre village est composé de fermiers, d’éleveurs et de bûcherons, les maisons sont construites en grande majorité en bois inflammable. Le feu déclenché volontairement ou non était notre plus grand ennemi. J'apercevais aussi des formes humaines courir dans les rues à l'opposé, vers la rivière. C'est alors que j'entendis ma mère me crier depuis la maison de rentrer. J'ai commencé à faire ce qu'elle me demandait mais une autre idée m'est venue. Si ce sont des bandits qui attaquaient le village, l'épée que papa cachait sous le lit pourrait m’être utile. C’était une idée idiote, effectivement, d’autant plus que je ne sais pas d’où me venait ce penchant guerrier.

Mon père, lui, était un ancien soldat de l'armée du Roi. Il a donné ses années de vaillance à la défense du Royaume et, à l'âge de trente-cinq ans, il a été mis à la retraite avec un lopin de terre ici, à Kern. Il a aussi gagné son épée. Le reste de son équipement est resté propriété du Roi et a probablement été prêté à un autre soldat. A mon souvenir il n'a jamais parlé de sa jeunesse. Et il ne sort son épée que très rarement pour la nettoyer, pour éviter qu'elle ne rouille.


  « Où est ton père ?! a demandé ma mère tandis que j'arrivais à sa hauteur

- Je ne sais pas. J'ai répondu rapidement et j'ai rajouté dans un regard en arrière : est-ce qu'il est allé au village ce matin ?

- Je crois, oui.

- Il faut que j'aille le chercher ! »

Lorsque j'ai dit ces mots, j'ai senti la main de ma mère se poser sur mon épaule gauche. Nos regards parcouraient plusieurs endroits du village. On le voyait à distance en bas de la petite colline sur laquelle se situait notre ferme. Dans les rues des ombres s'avançaient, calmes et inébranlables. Les bandits de la troupe de Raymond étaient bien là. Les nouvelles du pays qui arrivaient jusqu'ici rapportaient que Raymond et sa bande terrorisait la région par des razzias dans les villages et les petites bourgades marchandes. Le Roi semblait alors si lointain et les gardes locaux étaient toujours absents lors des raids.

Cela faisait partie de nos petits tracas quotidiens : vivre sous la peur d'une attaque surprise. Aujourd'hui c'était vrai et beaucoup de monde allait mourir. Mon père se trouvait peut-être au centre du village, là où se dirigeaient les bandits. Il fallait que je fasse quelque chose. Même si cela allait contre l'avis de ma mère qui retenait mon bras, je m’embarquais dans cette histoire. Je suis entré dans la maison, j'ai pris l'épée de mon père et je suis ressorti à la hâte. J'ai dévalé la colline plus vite que toutes les fois où j'ai coursé la chèvre folle. J'ai failli trébucher deux fois. Puis j'ai atteint les premières maisons.


  Dans un premier temps, il fallait que je ne me fasse pas repérer par les pilleurs. Ce que je fis en longeant les murs des maisons et en étant vigilant. Des bruits de pas dans la boue m'indiquaient l'approche d'un des leurs. Les maisons étaient en flammes, la charpente se consumait déjà sur les premières qui s'écroulaient. La bande de Raymond ne s'intéressait qu'aux animaux et à leurs peaux. Aussi, ce que les pillards cherchaient dans le village c’était le bâtiment principal où sont entreposés les biens qui seront vendus en ville. En observant les bandits passer, je me suis dit que si mon père était quelque part ce serait là-bas. Il serait dans l'entrepôt à ranger les affaires ou devant à empêcher les pilleurs de rentrer.

Je me suis donc dépêché et j'ai couru dans les petites ruelles et le long des maisons.


  Je suis arrivé comme une ombre jusqu’au moulin seigneurial. Derrière lui se trouvait l'entrepôt de Kern. Tandis que je marchais à découvert puisque je ne voyais personne autour de moi, le bruit de combat montait à mes oreilles.

J’ignorais où se trouvaient tous les habitants du village, les femmes et les enfants surtout, parce que je n'ai vu aucun corps inanimé sur ma route et je n'ai pas entendu le moindre son d'agonie avec l'avancée des bandits. Mais ce qui est sûr c'est qu’une animation inhabituelle se jouait devant l’entrepôt.

D'un pas plus rapide je suis allé sur place. Il y avait quelques hommes du village que je reconnaissais. Ils n'étaient pas mes amis parce que je ne les croisais que à l’occasion, mais je les reconnaissais. C’étaient en réalité les seules personnes que j'avais vu de ma vie. Je ne suis jamais sorti de mon village. Ils étaient costauds pour la plupart. Certains étaient fermiers depuis leur naissance, le travail de la terre ou de l'élevage sculpte un corps qui a peu à envier. Mais la fourche ou la faux à la main n'ont jamais servies d'arme. Ils faisaient pâle figure face aux visages balafrés et aux corps militaires des brutes de la bande à Raymond.

Mon père était le seul d'entre les villageois à tenir une posture fière. Il était devant ses camarades et appelait les bandits. Le bruit des combats que j'avais entendu était le fait de quelques intrépides pillards qui s'étaient avancés face à mon père. Mal leurs a pris puisqu'ils se retrouvaient à présent la tête dans la boue, assommés par deux poings durs comme le roc.

Mais un géant faisait face à mon père.


  « Raymond n'a rien à faire à Kern ! Qu'il reparte avec son engeance vers d'autres terres !

- Je n'ai d'ordres à recevoir de personne. Je vais où cela me plaît et je prends ce qui me semble bon.

- Tu n'auras rien ici ! criait ainsi un des paysans armés d'une fourche.

- Moi ? Très bien, je promets que je ne prendrais rien. Mais... mais j'ai des bouches à nourrir, voyez-vous. Ma famille à des besoins que je dois sustenter.

- C'est le lot de tout le monde. Nous travaillons durs pour faire vivre nos familles. Dit mon père avec une pointe de mélancolie.

- Oh ! Je travaille moi aussi ! Mon travail c'est la guerre. Aujourd'hui mon travail est de prendre vos récoltes.

- Cela n'arrivera jamais ! » Après quoi mon père se mit en position.

Les autres paysans criaient « Jamais ! » en écho. Après avoir contourné discrètement les bandits, j’arrivais à leur hauteur.

Raymond donnait le signe de la charge à ses hommes. Mon père m’a regardé une fois, il me sourit. Il y avait une lueur dans ses yeux que je n'avais jamais vue. Son visage d’habitude n’était pas très expressif. Sa carrière militaire avait endurci son esprit qui a dû voir son lot d’images peu enviables. Peut-être que le bandit Raymond n’était qu’un de plus sur la liste déjà bien longue de tous ceux qu’il a affronté ? Mon père ne m'a jamais vraiment accordé beaucoup d'attention depuis que je suis né. Il m’a appris au fil du temps la routine de la ferme et c'est tout. Ma mère m’a éduqué le reste de ce que je devais savoir de la vie en redoublant d'amour. La lueur des yeux de mon père avait ainsi une teinte étrange. Son large sourire couronnait cela.

C’était comme si le combat lui était revenu dans le sang. Mais dès qu'il s’est recentré vers les adversaires du jour alors que la mêlée commençait, il s’est retrouvé nez à nez avec Raymond. Celui-ci le dépassait d'une tête et d'une bonne largeur. Il respirait surtout une confiance à toute épreuve. Face à mon père qui ne tenait qu'un manche de bois comme arme, la masse d'arme de Raymond lui donnait une supériorité ultime. Un coup a ainsi suffi pour défaire mon père qui s'écroulait sous les pieds des bandits. Ils prenaient l'avantage dans le sang et la peur des paysans.

De mon côté je dressais mon arme sans savoir comment m'en servir. Instinctivement j'avais le coup pour parer les attaques. C'est assez simple, il suffit de deviner la course de l'arme adverse et de mettre sa lame en protection. Je gagnais ainsi du temps sur mon trépas. Mais mon adversaire a commencé à perdre patience et ses coups n'étaient plus du tout cohérents. La rage le rendait vif, rapide et brutal. Mes parades subissaient et pliaient petit à petit. J'ai alors pensé à faire une esquive. Le prochain coup que je verrai venir, je le laisserai passer et me balancerai d'un côté pour qu'il file dans le vide. J'aurai alors l'espace pour glisser mon épée vers le corps du pillard en face de moi.

Mais tandis que le coup venait vers moi, mon corps ne répondait plus. Des mains de toutes part m'enserraient et m'immobilisaient. Le coup d'estoc de mon adversaire m’atteignit en plein ventre. J'ai encaissé le coup d'un cri de douleur, j’ai lâché mon arme pour venir appuyer sur ma plaie lorsque la lame en sortit. Mes yeux se sont posés sur ma blessure, j’ai pris peur et je me suis effondré à genoux. Du moins c’est ce qu’il s’est passé dans ma tête, parce que, dans la réalité, les hommes de Raymond me tenaient encore debout.

J’ai relevé les yeux. J’imagine qu’à ce moment précis, mon visage était d’une pâleur extrême. Raymond était en face de moi et il me regardait.


  « Tu t'es défendu ? Je n'aime pas quand les paysans se défendent. Il laissa un temps de silence qui me permit de comprendre qu'il n'y avait pas un bruit autour de moi. Je ne tue pas par plaisir ces gens. D'ailleurs peu des tiens sont morts aujourd'hui. Il laissa encore un temps de silence. J'ai essayé de l'écouter et de comprendre ce qu'il racontait. Mais la douleur était grande et elle arrivait à un pic effrayant. Mais tu t'es défendu ? Avec une vraie épée ? Comme celle des soldats royaux ? Ce n'est pas bien ça. Un nouveau silence. Je commençais à voir trouble, le monde s'obscurcit à mes yeux. Et quand Raymond reprit la parole je ne saisissais plus ce qu'il disait. La loi interdit l'usage des armes par les paysans, il va falloir te faire payer ! »

Mais à l’instant où j’aurais dû tourner de l’œil, du moins je pense, dans une dernière obscurité, j’ai commencé à voir une petite lumière bleue s'élever par en bas. Mon ultime curiosité me fit tomber les yeux à terre pour me rendre compte que cette lumière venait de ma plaie !

Cette lueur grandit en même temps que les couleurs revenaient à mon regard. Une énergie nouvelle m’a même fait reprendre possession de mon corps.

« Qu'est-ce que c'est ?! » cria alors Raymond en s'approchant de moi à grands pas.

Mais il était trop tard pour lui. Ses hommes m'ont relâché en prenant peur de ce qui est apparu sur mon corps. Quand j'ai retrouvé ma liberté et avec cette nouvelle énergie, j'ai juste eu a m’imaginer l’épée en main que celle-ci est apparue en ma possession. J'ai ensuite pensé attaquer Raymond avec la rage d'un fils défendant son père et je l'ai fait.


  Après avoir occis la principale calamité qu'ait connu Kern depuis des années, mes yeux, non encore tout à fait maîtres d'eux-mêmes, allaient d'un côté et de l'autre. Je voulais voir quelles étaient les réactions de tous les malfrats de ce feu Raymond.

La vue de mon épée dans le corps de leur chef avec le sang de son cœur sur la lame aurait dû leur faire peur. Mais ils étaient tous paralysé. Non, en fait c'est moi qui allais à une vitesse supérieure. Les bandits autour de moi ne bougeaient pas parce qu'une seconde n'était pas encore passée pour eux. Du moins c’est ce que j’ai compris sur le coup. Mais alors, qu'est-ce que je pouvais faire ? J'ai d’abord jeté un œil à ma blessure au ventre : la lueur bleue était toujours là. Elle émanait de l'intérieur de mon corps et quelque chose dans les petits filaments colorés me faisait croire que ma plaie se recousait.

La nouvelle idée qui me vînt après avoir été rassuré de la sorte était de savoir comment allait mon père. J'ai alors suggéré dans mon esprit que tous les bandits disparaissent autour de moi pour me laisser le champ libre. Une tempête s'est formée dans un grand claquement et a projeté tous ceux-là dans les airs. Et tandis que le vent se calmait aussi vivement qu'il était apparu, les pilleurs atterrissaient dans un cercle parfait à dix mètres autour de moi. A la suite de quoi le corps de mon père m'apparaissait à droite.

J'ai eu peur qu'il ne soit mort, mais un mouvement discret de son corps m'a persuadé qu'il respirait encore. J'ai couru pour me mettre à son chevet.

« Quel était ce bruit ? Il réussit à demander doucement.

- La fin de nos soucis. Où as-tu mal, père ? Qu'est-ce que je peux faire ?!

- Rien, je vais bien... le coup m'a brisé des côtes mais j'y survivrait. Il me dit cela tandis qu'il se mit sur le dos et me sourit. La confiance régnait sur son visage. Où est ta mère ?

- A la maison, elle est en sécurité.

- C'est bien. »

Après ces paroles plus rien. Ces yeux se figèrent au-delà de moi, dans l'infinie du ciel. Je le regardais à mon tour, celui-ci était pur de tout nuage et tenait son apaisante couleur. La respiration de mon père se stoppa un instant. Pour moi c'était une éternité durant laquelle je ne savais pas quoi faire ! Puis son ventre reprenait son mouvement dans une bonne régularité.

Autour de moi les villageois reprenaient petit à petit conscience. J’imaginais que la plupart d’entre-deux avaient été projeté à terre par les bandits et y étaient resté par peur. D'autres ont peut-être prit des coups mais je n'ai pas entendu la moindre plainte d'une blessure profonde.


  Qu'est-ce qu'il s'est passé ensuite ? J'ai peur d'avoir la mémoire embrouillée dans la chronologie des événements.

Ma mère est arrivée pour se coucher sur mon père. Elle a eu peur en le voyant de loin, à terre, avec moi penché au-dessus. Elle a ensuite dit très rapidement que des cavaliers avec l'étendard d'un cheval blanc sur fond azur arrivaient dans notre direction depuis la route de Elk. Mon père soupira en disant que c’étaient des agents royaux.

Quelques instants plus tard nous pouvions déjà entendre les hennissements des montures galopant dans les rues. Puis, juste après, les cavaliers débouchaient de ces rues sur la place du moulin et de l’entrepôt. Dans le même instant, les femmes, enfants et les quelques hommes n'ayant pas pris part au combat sortaient du bâtiment. J'ai appris plus tard qu'il y avait une trappe pour se cacher sous le bâtiment.

Celui qui semblait être le chef de la troupe mis pieds à terre. Il lança quelques ordres avec des mots courts et des gestes. Certains des cavaliers mirent pieds à terre à leurs tours et ils ligotèrent les bandits un à un pour faire une chaine géante qu'ils attachèrent à deux chevaux.

Le chef quant à lui se dirigea vers nous. Mon père ne put se relever tout de suite, ses côtes cassées l'immobilisaient. Ma mère due aussi le soulager du poids de son corps. Le cavalier jeta un regard au corps de Raymond qui n'était pas loin de nous puis il enleva le casque qui lui cachait toute la tête. Il souriait largement mais il avait en même temps l'air inquiet. Son armure était toute blanche, ses plaques métalliques faisaient à peine ressortir le cheval, l’emblème qui était sur son torse, mais l’azur traçait bien son contour. Sa protection intégrale devait peser lourdement sur tout son corps, pourtant ce cavalier marchait d’une manière tout à fait confortable.

« Qui donc a tué ce cher Raymond ? Il demanda en posant son regard sur tout le monde.

- Il l'a mérité ! répondit l'un de nous.

- Ce n'est pas faux l'ami et c'est plutôt du bon boulot que vous avait fait.

- Qu'est-ce que vous cherchez alors ? répliqua la même voix du paysan qui n'avait pas froid aux yeux.

- Je voudrais récompenser l'heureux gagnant de la prime que ce Raymond avait obtenue ! Il y eut un moment de silence qui me permit de prendre le temps de répondre... j'avais peur de tout ce qui allait, tout ce qui pouvait découler de cet instant. Mais le chevalier ajouta : De plus je voudrais savoir qui détient une lame aiguisée en plein milieu de notre Royaume. La loi est claire sur la détention d'arme de guerre. »

C'est alors que son regard se posa sur moi... Oui, moi. Puisque j'avais encore dans les mains ladite épée. L'épée responsable de l'incision profonde et visible sur le corps du bandit Raymond. L'épée dont la lame est largement ensanglantée.


  « C'est à moi ! Je ne pouvais plus nier le fait.

- Très bien mon petit homme, sortit le chevalier. Il jeta un regard rapide vers ses hommes puis revînt vers moi. Je vais d'abord retourner au château de Langlot pour y mettre les prisonniers et débuter leur procès. Je reviendrai ensuite pour toi. Il me mit une pression en posant ses yeux dans les miens. Il m'a été difficile de les soutenir, j'ai rapidement baissé la tête. Je t'interdis de quitter ce village avant mon retour. »

Les mots étaient durs. J'ai pris peur pour la suite de mon avenir. Je commençais à me sentir enfermé. Mais en même temps... sortir du village ? Je ne l'ai jamais fait jusque-là, en quoi cette interdiction pouvait me peser ?! Non sans un petit élan d'espoir, j'ai relevé la tête tout en disant.

« Très bien, Sire.

- Voilà qui est bien parlé, petit. Alors à dans six jours ! »

Et le cavalier repartit vers son cheval, grimpa dessus et commença à guider sa troupe fin prête, elle-aussi, à partir.


  Pour le reste de la journée je me souviens de mon père qui, pour me rassurer, m’a dit qu’il y avait toujours une chance que le chevalier ne revienne pas.

Mais bon, si je suis ici maintenant c'est que le chevalier est revenu et il est revenu à l'heure convenue, enfin presque.

J'ai aussi récolté quelques félicitations des villageois ainsi qu'un nombre infini d'interrogations de leurs parts : « Qu'est-ce qu'il va t'arriver ? » ; « Qui était ce chevalier ? » ; « D'où sort cette épée ? ». Mon père répondit à ma place à la plupart d'entre elles pour me laisser rentrer à la maison avec ma mère. Il nous a dit qu’il se débrouillerait pour rentrer, qu’il avait des choses à voir avec les fermiers.

Sur le chemin ma mère m'a posé des questions sur ma blessure, si elle était rétablie ou pas et qu'elle était cette lueur. Ma mère a vue toute la scène, ma blessure comme la lumière bleue. La réponse néanmoins était toujours l’ignorance : « Je ne sais pas ». Arrivé à la maison j'ai retiré ma chemise. Ma mère et moi pouvions alors observer ce qui m'était arrivé. La plaie avait disparue ! Il n'y avait aucune trace, aucune marque, pas une cicatrice. Et la lueur bleue s’était aussi dissipée.

J’ai rapporté à ma mère l’énigme sur cette énergie qui inondait mon corps. Bien que je puisse avoir toutes les raisons du monde d'être fatigué ou lassé, je ne ressentais pas le besoin de me reposer. Quant à mon moral, tout allait bien.


  Les yeux de ma mère en revanche s'assombrissaient sous son front pensif. Elle prit d'un coup une grande respiration et s'assit à l'unique table de notre maison. Elle m'invita à me mettre en face d'elle. Je m’exécutai puis elle me raconta une étrange histoire. Au fil de celle-ci j'ai maintes fois eu envie de l'interrompre d'une question ou deux. Mais ma stupéfaction était totale, les questions ont attendues.

« Je crains, Arn, que tu ne sois lié à une légende de notre pays. Il y a très longtemps, très très longtemps. Bien avant que le Royaume de Rollon n'existe, bien avant les autres royaumes. Les hommes et les femmes de la Terre d'È croyaient en l'existence de Gardiens de l'Equilibre. Des êtres immortels vivant dans le ciel au-dessus de nous. Ces Gardiens de l'Equilibre avaient le pouvoir de voir l'avenir et il est arrivé plusieurs fois qu'ils viennent sur la terre guider les Hommes pour leur éviter un malheur. Ces Gardiens avaient des pouvoirs magiques mais ne s'en servaient jamais pour faire le mal ou le bien, ils servaient l'Equilibre du monde.

Entre toutes les péripéties de la vie des êtres vivants de notre Terre, il y a un épisode où les Gardiens de l'Equilibre firent de nombreuses apparitions. C'était le temps de l'Élu. L'Élu était un homme, un homme comme toi ou ton père à la seule différence qu'il venait d'un monde étranger. Il a été amené par les Gardiens de l'Equilibre pour sauver l'harmonie chez les Hommes et l'harmonie dans leurs relations avec les autres espèces intelligentes de la Terre d'È. Il y avait autrefois des Nains, des Elfes et des Orcs. Aujourd'hui il n'y en a plus.

L'Élu avait reçu des Gardiens de l'Equilibre leur pouvoir. Il pouvait ainsi faire exactement tout ce qu'il voulait. Il devait juste se concentrer et demander quelque chose en son for intérieur pour que cela se réalise. Imagine par exemple que tu veuilles à cet instant manger une galette de fromage, que tu la visualises sur la table ici, il te suffit d'y croire vraiment pour qu'elle apparaisse. L'Élu, contrairement aux Gardiens, n'était pas conscient à son arrivée de l'Equilibre qu'il devait rétablir, alors l'utilisation qu'il fit de son pouvoir était sans limite. Néanmoins il prit conscience de sa mission et l'accomplis.

Puis un jour, lorsque tout allait bien sur la Terre d'È et que l'Élu avait subvenu une fois de plus aux besoins d'un nécessiteux, après qu'il ai fondé une ville aux milles splendeurs où vivaient en harmonie les quatre espèces civilisées, l'Élu disparu. Plus encore que l'Élu, les Gardiens de l'Equilibre ne reparurent jamais sur la Terre.


  Je te raconte cela, mon enfant, parce que les Gardiens de l'Equilibre ne sont peut-être pas morts, on les dit être immortels. Ils n'avaient peut-être plus aucune raison de venir nous guider vers l'Equilibre momentanément perdu. Aussi, les Gardiens ne reviennent-ils plus sur Terre parce qu'ils délèguent leurs missions à des hommes, des femmes, des enfants, qu'ils choisissent parmi nous. Ils confient à ces nouveaux élus leur pouvoir parce qu'ils font confiance en la pureté de leurs cœurs. Pense un instant à un des pouvoirs que les Gardiens ont... l'immortalité, le fait que rien ni même le temps, ne puisse les tuer. La blessure que tu as reçu de la part de Raymond qui s'est estompée, l'énergie sans limite que tu ressens... c'est peut-être cela. »

Ma mère finit de parler sur ces mots. Mon père es entré dans la maison au même instant. La journée touchait à sa fin et je commençais à avoir faim.




  Je me souviens avoir ressassé les paroles de ma mère de nombreuses fois, avant d’aller dormir et après mon réveil le lendemain. Peut-être même l’ai-je rêvé ! Le matin, je l'entendais me parler et sa voix résonnait dans la bergerie comme si elle était avec moi ; avec moi et la chèvre. Mais je ne pouvais pas croire en cette chose. Je ne dis pas refuser de croire qu'il fut un temps l'être humain croyait dans l'idée des Gardiens de l'Equilibre. Je refusais de penser à ce que j'en soi un. Ou un humain choisi par eux. Qu'est-ce qui m'y a prédestiné ? Ma vie de paysan ? cette existence rude et sévère où l'on fait face quotidiennement à des soucis qui ne peuvent que grandir ? Mais qui suis-je parmi tous ceux-là ?

Est-ce que cela a à voir avec mes parents ? sont-ils liés à cette prophétie d'une manière ou d'une autre ? savent-ils quelque chose que ma mère ne m'a pas avoué ? Toutes ces questions et probablement pleins d’autres encore.

Une boule de colère se formait en mon corps contre je ne sais pas qui, ou quoi. Mon visage s’est durci lorsque mon père s'est présenté à la porte du bâtiment. D'un geste de la tête il a désigné la vieille chèvre que je n'ai pas eu le courage de sortir :

« Il faut prendre une décision la concernant. Il a commencé à dire.

- Laquelle ? J’ai répondu en m'arrêtant de balayer pour la regarder mâchouiller un bout de bois.

- Elle ne donne plus de lait et elle est trop petite pour que sa peau nous rapporte quelque chose. Elle ne nous sert plus à rien.

- Tu voudrais t'en débarrasser ?

- Elle est vieille, elle a bien vécu.

- Elle n'est pas malade et a encore moins de problème physique. Elle ne donne plus de lait à cause d'une dégénérescence héréditaire. Cela justifie-t-il sa mort ?

- Parlons-nous d'une chèvre ou d'un homme ? Il m’a demandé en me fixant d’une manière que je dirais provocatrice.

- Hmm... je n’ai pu faire autre chose. J'avais pris l'habitude de son existence bien spéciale. Elle n'était pas une chèvre comme les autres, elle se démarquait. J’avais un attachement. Mais cela restait notre gagne-pain ou notre perte, c’est vrai.

- Voilà. Elle doit donc disparaître. »


  Mon père est parti à ces mots. Cela voulait dire qu'il fallait que je m'occupe de cette disparition. J'ai soupiré et je me suis dirigé vers la chèvre. A mon mouvement, celle-ci a relâché son trophée et s'est mise à me regarder.

J'ai alors repensé à ce que j'avais dit. Le seul souci de cette chèvre repose sur une déficience qu'elle a depuis quelques années. Et même avant cela on savait qu'elle l'aurait. Elle ne pouvait plus donner de lait parce que quelque chose dans son système ne marchait pas. Sa mère l'a eu avant elle et la mère de sa mère, selon les dires de ma mère à moi, l'a eu en première. S'il y avait un moyen sur cette Terre de débloquer ce qui bouchait le fluide, cette pauvre chèvre aurait la vie sauve. Je me demandais même si cette anomalie n’était pas aussi à l'origine de sa folie. Puisqu'elle ne pouvait faire ce que toutes les autres chèvres faisaient, elle devait trouver cela bizarre, elle devait se sentir exclue et ainsi elle faisait exprès d’agir différemment. J'ai un vague souvenir que sa mère n'avait pas un comportement tout à fait net avant elle.

Tandis que j’attrapais la chèvre par ses cornes et que je la tenais fermement, prêt à partir l'abattre, j'ai vraiment voulu, au fond de moi, que cet animal aille mieux, que ce qui l'empêchait de vivre sa vie disparaisse. J'ai même fermé un moment les yeux en le demandant silencieusement.

Je ne sais pas ce qui s'est passé autour de moi quand j’ai eu les yeux clos mais lorsque je les ai rouverts, sur le pas de la porte de la bergerie, la chèvre a bêlé d'une façon inattendue. Elle a bêlé une fois, c'était très rapide, de la même manière que ses consœurs.


  Très surpris par ce que je venais d'entendre, je l'ai lâché. Elle aurait dû fuir, c'est ce qu'elle fait tout le temps, par peur de moi ou par sa folie. Au contraire elle est restée près de moi et a crié en ma direction plusieurs fois. J'ai cru reconnaître l'attitude de la chèvre qui attend d'être trait. Je me suis exécuté puisqu'en posant ma main sur son ventre, il était visiblement temps.

Après avoir récupéré le lait de chèvre dans un seau, je suis allé le montrer à mon père :

« Papa ! Plus besoin de tuer la vieille chèvre ! Elle donne enfin du lait, regarde !

- Voilà une excellente nouvelle ! Il faudra veiller à sa régularité et peut-être alors qu'elle a encore de belles années.

- Je l'espère. »

La discussion n'allait pas plus loin tellement j'étais heureux pour elle. Je ne voulais pas en dire plus, je voulais la regarder en silence gambader dans le champ.


  Et la matinée un peu chamboulée suivit son cours jusqu’au déjeuner.

« Pourquoi as-tu si rapidement fait le lien entre ce qu'il m'est arrivé et une vieille légende peu répandue ? J'ai osé demander à ma mère au déjeuner. C'était une des questions que je me posais qui me faisait douter de ses paroles. Je n'ai pas la réponse, mais je refuse de croire qu'il n'y a pas mille autres possibilités, pourquoi crois-tu autant en celle-là ?

- Il y a des choses, Arn, mon fils, qui sont instinctives. Un synonyme de déraisonnable si l'on n'écoute pas son cœur battre si fort. Le mien croit en cette légende. Je le sais parce que j'ai espéré et craint avec la même force le jour où cela arriverait.

- Pourquoi ?

- Parce que cela voudra dire que je vais perdre mon enfant. Il va partir du village et abandonner sa ferme et sa famille. Sa mission est supérieure à nous. Sa mission est de sauver le monde.

- C'est une lueur bleue qui dit tout cela ?

- Non, ton cœur, mon chéri, ton cœur. »

Cette réponse m'a fait entrer dans une réflexion plus profonde que je ne l'avais anticipé. Jusqu'à entendre les paroles de ma mère, ce qu'il s'était passé avec la chèvre une grosse demi-heure avant n'était pour moi qu'une anecdote. Maintenant cela me revenait avec plus de profondeur. Ne l'avais-je pas voulu du plus profond de mon cœur le rétablissement de cet animal ? Mon cœur n'a-t-il pas été le guide de mon pouvoir ? c'est avec lui que j'ai visualisé ce que je voulais et ce qui s'est réalisé. Le temps de ces questions et ces éventualités de réponse, j'avais froncé les sourcils et mis ma tête en avant, au-dessus de mon assiette. A la vue de mon repas frugal de pain et de légumes, j'ai levé les yeux avec une nouvelle grande question à poser :

« Pourquoi n'êtes-vous pas surpris que cela m'arrive ? J'ai demandé en regardant tour à tour mon père et ma mère. La première réaction vint de mon père qui se leva.

- Je vais dehors, nettoyer l'épée. Il l’a dit d'un air sévère en échangeant un regard avec ma mère. Celle-ci le regarda partir et revint sur moi.

- Excellente question.

- Vous savez quelque chose que j'ignore ! J'ai coupé ma mère d'un ton énervé. Enervé parce que j'étais maintenant sûr que quelque chose ne m'avait pas été dit.

- Oui. Laisse-moi te raconter. Ce n'est pas une légende ce coup-ci mais une véritable histoire, la tienne.

- Je t'écoute.

- Il m'est cependant difficile de trouver le début... mais commençons par ton père. Après ses années de service auprès du Roi. Ton père a fait partie de la garnison du palais, il était un peu comme son garde personnel. La veille de sa cérémonie de départ en retraite, le Roi l'a convoqué dans sa chambre privée. Quelque chose qui n'arrive jamais. Fidèle jusqu'à sa dernière heure, ton père a obéi et s'est présenté à la chambre le soir. Il a été accueilli par le roi, une femme de son âge qu'il n'avait jamais vu et un tout petit enfant qu'elle tenait dans ses bras. Ma mère posa sur cette scène un petit silence.


  Ce soir-là, le Roi confia à ton père sa dernière mission, protéger cette femme et son fils pour un temps indéterminé. Ton père accepta la mission sans chercher à la comprendre. Il fit confiance au Roi. Je vais maintenant te donner les détails puisque cela te concerne. Et tu comprends pourquoi ton père est sorti.

- Je crois... oui.

- La femme qui a été confié à ton père c'est moi

- Et je suis l'enfant que tu portais !

- Voilà

- Incroyable ! J'ai sorti un peu sans le faire exprès puisque cette révélation pouvait expliquer beaucoup de chose dans la relation que j'ai observé entre ma mère et mon père.

- Je comprends ton étonnement. Mais écoute encore, parce que l'histoire ne commence pas ici. Passons à nous deux. Je n'ai pas de sang royal pour être ainsi protégé par le Roi mais je viens, nous venons, d'un endroit hautement respecté. Nous descendons tous les deux de la dernière famille qui a habité la ville d'Œ. Cette ville a été fondée par l'Élu. C'était le symbole de l'harmonie sur la Terre d'È et de l'Equilibre retrouvé. Les siècles ont eu raison d'elle mais elle a gardé dans le cœur des Hommes un symbole fort. Du moins pour ceux qui connaissent encore aujourd’hui son nom. Ainsi quand je t'ai mis au monde je savais que ton destin allait être incroyable.

- Comment cela ? Je veux dire, tu parles du respect d'un symbole, en quoi le respect et le symbole ont une importance véritable dans la vie ?

- Très bonnes réflexions. Auxquelles je ne peux répondre. Je l'ignore. Seuls les Gardiens doivent le savoir.

- Ah oui... les Gardiens. Celui avec qui tu m'as eu est l'un d'entre eux ?

- Je ne sais pas, je suis désolée.

- Tu ne sais pas ?

- Pardon... je ne peux te le dire sans briser un serment que j'ai passé

- Hm. Je fis en sortant de table sans prévenir. Je sors prendre l'air. »


  Il était tôt dans ma vie pour subir toutes ces élucubrations. Devais-je y croire ? Pourquoi devais-je subir cela ? Quel était le futur qui m’était destiné ? La vie se compliquait-elle tant quand on devenait adulte ? Je me posais ainsi beaucoup de questions, plus ou moins en rapport avec ce que j'avais écouté de ma mère. Nous étions un jour après l'attaque des bandits, autrement dit cinq avant le retour du chevalier pour m'emporter ailleurs. Etais-je une monnaie d'échange que l'on pouvait confier au premier venu aussi bien dans mes premiers jours qu'à mes quinze ans ?

Je ne me souviens plus - je vous ai déjà fait le coup de dire que je me souviens plus trop des événements suivants et que j'en parle ensuite avec force détails ? Il me semble que oui. Ce sera encore le cas ici. - J'ai passé quelques jours après les histoires narrées de ma mère dans une solitude de pensée. Je ne vais pas mentir non plus, j’ai probablement passé mes journées à moitié concentré sur mes tâches journalières. Les animaux les matins et les vendanges les après-midis. Mes pensées étaient concentrées pour le reste sur les mots de ma mère. De nombreuses questions apparaissaient devant mes yeux les unes après les autres.

Mon père n'est pas mon père et je ne peux savoir qui est mon géniteur. Ma mère m'a caché mon passé et semblait ne pas m’avoir tout dit. J'ai le sang d'un groupe d'hommes et de femmes que l'on respecte hautement. Il me semble qu'un jour j'ai aussi eu la lucidité de me demander pourquoi ma mère devait avoir la protection d'un garde royal ? Et pourquoi venir s'installer dans un petit village éloigné de tout ? si ce n'est pour se cacher de quelque chose ou de quelqu'un. Mais je n'ai jamais posé ces questions, à ma mère parce qu'elle ne m'aurait jamais répondu, à mon père parce qu'il ne connaîtrait pas la réponse. Du moins c’est ce que je pensais.


  En bref, j'ai passé les jours qu'il me restait avant le retour du chevalier à me questionner sur moi. C'était l'existence d'un adolescent-type, non ? Le sixième jour j'ai attendu de voir un cavalier venir de la route. Il ne s'est rien passé le matin et guère plus l'après-midi. Ce n'est qu'en début de soirée quand le soleil illuminait encore le sol que l'on pouvait voir loin au nord de lourds nuages de poussière s'amonceler autour d'un point fixe. Mon père savait très bien ce qu'il y avait là-bas, c'était la ville de Elk où il allait vendre au marché. En même temps que ces nuages, si l'on tendait bien l'oreille on pouvait entendre le frémissement dans l'air d’une grande cloche. Elle tintait et ne semblait pas tenir une régularité. Je crois que j'étais le seul à l'avoir entendu sur ma petite colline puisqu'il n'y avait aucune activité singulière au village.

Lorsque je l'ai signalé à mon père plus tard en lui montrant que l'on voyait encore voleter l'amas châtain, il m'a répondu que cela ne présageait rien de bon. Et il s'en est allé. Je suis rentré dans la maison avec lui.


  Le lendemain du sixième jour je suis réveillé en sursaut par une image me restant de mon dernier rêve. J'ai cru voir le chevalier revenir au village en criant « C'est la guerre ! C'est la guerre ! Préparez vos armes, envoyez vos enfants à l'armée ! C'est la guerre ! » Le cavalier dans sa course bifurquait sur la droite pour aller dans ma direction à toute allure. Il me tendait la main pour m'agripper, me prenait et m'emmenait de force en disant « Toi, tu viens avec moi ». Et je me suis réveillé à ce moment-là.

Mon père vint me voir et me dit :

« C'est l'heure, prépare-toi.

- L'heure ? J’ai demandé en m'asseyant sur mon lit, le temps de bien immerger.

- L'heure de partir, le Chevalier t'attend dehors.

- Quoi ?! »

Je me suis donc préparé rapidement, j'ai commencé à mettre des vêtements de rechange sur le lit pour les mettre ensuite dans un sac lorsque mon père m’a ordonné de ne prendre qu’un strict minimum, j'aurai tout le reste au camp. Devant mon regard interrogateur il me pressa de sortir à la rencontre du chevalier.

Je me suis exécuté pour trouver ce dernier en discussion animée avec ma mère :

« ... il n'y a aucun danger de ce côté-là, ce ne sont pas eux. Dit celui-ci.

- Alors qui ?

- Je n'ai affronté que des mercenaires jusque-là, ils ne portaient aucune couleur.

- Comment êtes-vous si sûr que

- Parce que nous les espionnons. Ils n'ont pas bougé depuis des années. »

Sur quoi les paroles restèrent en suspension. Quand ma mère me vit arriver elle me prit dans ses bras. Ne lui ayant pas tout à fait pardonné, je ne lui ai pas rendu l'accolade et j'ai quitté ses bras devant le chevalier.

« Sir, je suis prêt. Mais j'ignore où nous allons.

- A la guerre !

- Qu

- Enfin moi. Toi tu vas au camp militaire d'Elk. Ce n'est pas loin d'ici c'est pourquoi tu n'as rien à prendre. Tu seras nourri, logé et équipé. Cela dit...

- Oui ?

- Où est ton arme ? »

C’était vrai, l’épée ! je l’avais oubliée. L'épée de mon père avec laquelle je m’étais illustré. Je me suis rendu compte que je n’ai plus pensé à elle depuis des jours et que je ne l'ai pas prise. Je me suis alors tourné vers mon père. Il la tenait et il me l’a tendu.

« Elle est à toi désormais.

- Merci... papa.

- Puisse-t-elle te servir aussi bien qu'à moi.

- S'il y a une guerre à faire, je la gagnerai avec elle ! »

J'ai fait avec un ton enthousiasme au-delà de mon intention originelle. Mais cela a fait son petit effet. Mon père s'est mis à rire. Et le chevalier, du haut de sa monture, souriait largement.


  Après un instant, celui-ci a repris :

« Allez, en selle ! Tu ne quittes tes parents que deux semaines dans un premier temps. Ce n'est pas un adieu.

- D'accord. Je lui ai dit puis je me suis tourné vers ma mère et mon père. Je reviens dans quatorze jours. »

Je leur fis une accolade avec un bisous sur les joues à chacun d'eux et j’ai grimpé sur la monture, derrière le chevalier. La cavalcade commença d'un coup sec. Nous avons descendu la colline, avons traversé rapidement les quelques centaines de mètres jusqu'à la dernière maison du village et notre course a continué au-delà. Je me suis dit à ce moment-là : je ne suis jamais allé si loin de chez moi.




  Il n’était pas possible de parler pendant cette course, j'ai essayé de dire quelques mots et je me suis mordu la langue à cause des secousses. Je n'ai plus ouvert la bouche de tout le voyage. Celui-ci ne m'a pas paru interminable pour autant. J'ai regardé tout autour de moi, le paysage, les forêts, les champs cultivés ou à cultiver, les rivières et les ruisseaux, les collines et la route. La route qui filait vers le nord. Le nord qui nous conduisait à Elk. Au loin j'ai vu la tour de la cloche, puis le haut de certaines chaumières et enfin son mur d'enceinte en pierres grises.

Deux heures, peut-être un peu plus, ont suffi pour nous emmener jusqu'à cette ville.

« Voici la ville d'Elk. Tu verras beaucoup de maisons rassemblées à un même endroit. Pourtant elle n’est pas la plus grande ville de notre Royaume et encore moins de la Terre d'È. »

Sortit le chevalier tandis que nous passions les portes de la ville. J'étais comme il le pensait, totalement subjugué par l'activité humain débordante, il y avait des gens partout autour de nous, dans toutes les rues et ils s'affairaient à des tâches aussi diverses que variées. J'ai cependant remarqué dans la plaine autour de la ville, à l'allure des murs extérieurs et à quelques endroits que nous traversions, des traces du malheur. Une bataille s’était déroulée autour de la ville.

Pourtant, tandis qu'autour de nous des gens marchaient vite voire couraient pour certains, le chevalier ne faisait pas avancer sa monture autrement qu'au pas. Ainsi n'était-il pas pressé. Sur son chemin les gens se poussaient. Certains faisaient des signes de révérences. Parmi eux quelques‘un disaient « Sir ». Je me suis rendu compte devant ces scènes que je n'avais pas vraiment observé ce chevalier.

Il était grand et fin. Le visage ouvert et souvent avec un sourire. Que ce sourire soit saint ou de mauvais augure est une autre histoire. Ses longs cheveux blonds étaient coiffés, maintenus en arrière et descendaient jusqu'à ses épaules. Quand il portait son casque fermé sur le visage, on ne voyait que ses cheveux sur sa nuque. Ils balançaient de gauche à droite. Son armure militaire était de plaques grises, nettoyées avec la volonté d'être irréprochables. Son cheval portait le casque de son cavalier le long de la selle et le bouclier au niveau de sa jambe arrière gauche. J’avais déjà observé ses armoiries, un cheval blanc joliment dessiné sur un fond azur que l’on pouvait voir de loin.

Je n'ai pas entendu parler de chevalier dans mon enfance, je ne me suis alors jamais fait d'image caricaturale. Je n'avais pas l'idée que tous les chevaliers étaient preux au combat et courtisaient les dames dès qu'ils le pouvaient. Je n'avais pas non plus l'image contraire des chevaliers bourrus qui ne comptaient plus les entailles et balafres défigurant leur corps. Je n'avais, en face du chevalier qui me transportait, qu’un certain respect pour ce qu'il pouvait faire. J'ignorais évidemment quatre-vingt-dix pourcents des tâches qu'ils faisaient mais je me disais que la guerre ne devait pas être un lieu simple. Au contraire des métiers que je connaissais, la guerre n'acceptait que la perfection, la perfection du mouvement d'attaque, la perfection de la garde, puisque toute faille menait à la blessure et à la mort. Élever des chèvres paraissait à côté de cela bien naïf.


  J'étais arrivé à ce point de ma réflexion qui m'emmenait doucement vers une terreur panique de ce que j'allais faire à partir d'aujourd'hui, lorsque le chevalier prit la parole :

« Je sais qui tu es, Arn. Je veux dire, je connais à peu près les mêmes choses que toi sur...toi. Ces paroles me firent quitter toutes mes autres pensées et je me concentrais sur lui. Je sais par exemple que ton origine te donne une illustre posture. Il laissa là un silence durant lequel j'ai enragé d'être dans son dos incapable de voir l'expression de son visage. Ma famille a toujours respecté cette histoire, il est de mon devoir aujourd'hui d'aider les tiens jusqu'à l'épuisement de mes capacités. Des paroles rassurantes qui m'ont décrispé immédiatement. Puis j'ai senti qu'il fallait que je dise quelque chose. Alors j'ai dit la première chose qui me passait par la tête :

- Vous savez qui est mon véritable père ?

- Houlà ! Non, je le crains. Et j'ose prendre l'initiative de ne pas partir à sa recherche.

- Pourquoi ?

- Parce que mes connaissances sur lui sont aussi pauvres que les tiennes mais mon expérience parle. Ce père inconnu t'apportera plus de questions que de réponses. Ne part pas à sa recherche, ce n'est pas la première chose que tu devras faire.

- « Devras faire » ? C'est du futur, pourquoi pas le présent ?

- Tu as l'esprit vif, petit, c'est excellent ! Et il a vite enchainé. Pour ton futur je t'emmène à un endroit dans lequel tu vas passer quelque temps... présent. »


  Avec ces paroles nous avions traversés les portes de la ville qui menaient à l'exact opposé d'où nous étions entrés. L'ambiance n'était pas du tout la même. Nous quittions la ville pour une forêt de tentes. Il y avait à perte de ma vue des tentes montés, des soldats, des archers, des cavaliers menant leurs chevaux, des personnes en bon état, d'autres blessés et des cris constants. Par ici un ordre d'aller plus vite, par là-bas un appel à une compagnie de soldats. Devant nous se sont découvertes les tentes d'infirmerie. Elles laissaient échapper des râles d'agonies...

Pour briser le silence dans lequel nous étions tombés, je me suis osé à poser la question attendue :

« Qu'est-ce qu'il m'attend... à présent ? »

Cette question a d'abord disparue dans le vide du brouhaha et de l'activité nerveuse nous environnant pour lui survivre quelques secondes après.

« Le Royaume doit former de nouveaux soldats. Tu vas y participer. Le monde est dangereux pour un fils de paysan. Si tu deviens un guerrier, il le sera un petit peu moins...

- Un tout petit peu ? J’ai laissé filer entre mes dents tout en regardant les yeux grands ouverts les cages des prisonniers. Notre marche traversait le camp en bifurquant à droite puis à gauche. Le chevalier s'avait où il allait.

- Il faudra que tu le découvres par toi-même ! Termina celui-ci avant de rire aux éclats. Il se trouvait drôle. Je me suis senti arriver dans le pire de mes cauchemars, celui que je n'avais pas oser faire. Après avoir ri, il a terminé par quelque chose d'encore plus étrange : Accroche-toi, nous reprenons le galop une minute. »

Ce qui se fit. Et à toute allure nous sommes entrés dans un sous-bois. Nous l'avons vite parcouru pour se trouver de nouveau dans un camp entouré de tentes. Celui-ci était d’une taille plus sobre, il ne devait y avoir qu’une petite trentaine de tentes et surtout nous étions entre les arbres.

« C'est ici. »


  Notre cavalcade s'est arrêtée au milieu du camp et j'ai été invité à poser pieds à terre. Dès que ce fut fait, tout s'est très vite enchaîné. Avant même que le chevalier me suive dans le mouvement deux personnes se sont précipités vers nous. Le premier tendit un petit bout de parchemin au chevalier qui le lit sans attendre. Il lâcha alors un juron et reprit les rênes de sa monture. Il me lança un sourire encourageant très subtil puis il s'enferma dans un sérieux et embarrassé regard vers le devant. Il lança ensuite sa monture au galop et disparu dans le bois.

La seconde personne qui s'était arrêté à distance jusque-là s'approcha de moi et commença à parler fort :

« Toi, là ! Bouge ! Le repos c'est fini ! Ici c'est un camp militaire et militaire tu vas devenir en commençant tout de suite ! »

Ses paroles étaient des ordres et ces ordres ne souffraient aucune contestation, du moins pas la mienne. J'étais beaucoup trop surpris et prit à la gorge.

« Tu vas rejoindre les autres et au trot ! Nouvel ordre suivit d'un doigt qui pointait en direction d'un cercle de barricade au centre duquel une dizaine de personne se battait en duel avec des armes de bois. Tu prends tes armes auprès du sergent et tu l'affrontes !

- Compris ! ... heu...

- Chef !

- Chef !

- « Compris, Chef ! »

- Hein ?... J'ai osé sortir d'incompréhension, j'avais commencé le mouvement vers l'arène que le "Chef" posa une main ferme sur mon épaule. Je saisis... l'étiquette. Compris, Chef !

- Allez, exécution ! »

Il me lâcha et j’ai trotté vers mon avenir.


  Comme il était convenu, le Sergent m’a fourni épée et bouclier et comme les recrues étaient en chiffre impair avec moi, je l'affrontais en personne.

Il ne me laissa pas le temps de me faire aux armes qu’il pointa la sienne vers moi et m'infligea des attaques violentes, la première d'estoc dans le ventre, la deuxième d'un coup droit sur l'épaule gauche, la troisième dans la jambe. Et il me criait dessus :

« Défends-toi ! Lève ton bouclier ! Baisse-le maintenant ! Bouge au contraire de moi ! Avance ! Recule ! Lève ton bouclier que diable ! Et ton épée ?! Elle sert à quoi ? »

Sans me laisser le temps de faire. Je n'avais pas le temps non plus de réfléchir à ma situation nouvelle. Tout est allé très vite.

Après m'être fait faussement tué par le Sergent au bas mot une vingtaine de fois, j'ai compté mes bleus le soir, nous sommes allés sur le terrain de tir-à-l’arc.

Sur le chemin que nous avons fait au trot, je me suis tenté à entamer la discussion avec l'un de mes camarades. Il boitait comme moi, nous étions dans le même bateau :

« Qu'est-ce que l'on fait ici ? Je viens d'arriver, je ne comprends rien.

- Tais-toi. Il me répondit. Concentre-toi et cours plus vite sinon. Aïe ! »

Le Sergent était derrière nous et frappait les retardataires dans le dos avec la pointe de son arme, nous. J’ai reçu quelques douloureux coups à mon tour. Cela a mis fin à ma tentative d'éclaircissement de la situation. De toute façon nous sommes arrivés à destination peu après.

Dans les deux heures qui ont suivi j'ai eu le bras droit sévèrement fouetté par la corde de l'arc lors de mes tirs. J'avais même la peau qui commençait à être arraché deux ou trois tirs avant la fin. Aucun de nous ne tirait avec de protection. Pourtant le bras dont la main tient l'arc est très proche de la voie qu'emprunte la corde lorsqu'on la relâche pour envoyer la flèche. La douleur est insoutenable quand la corde fouette. Mais ceux qui lâchaient l'arc sous la douleur se voyait rosser de coup de pieds par le Sergent les invitant à reprendre l'entrainement.


  Un son court et rapide de cloche mit fin à notre calvaire. Je ne le compris pas tout de suite puisque pour moi cela ne voulait rien dire. Mais j'ai observé qu'au ding-dong, tout le monde s'arrêtait et rangeait les affaires. J'ai suivi le mouvement. Lors de cette relâche, je n'ai entendu personne souffler et se plaindre du mauvais traitement du Sergent, ni même du « Chef ».

Après quoi, en suivant mes nouveaux camarades rejoindre le centre du camp militaire, je me suis mis à douter de la bienveillance du chevalier. Pourquoi m'avait-il déposé dans cet Enfer ? Qu'était-ce donc ce camp militaire ? Allais-je revoir mes parents dans deux semaines ?... En vie ?!

La fin de la journée était arrivée et l'odeur de la cuisine se sentait partout dans le camp. Le souper était pour bientôt. Le Sergent néanmoins nous ordonna de nous mettre en rang devant la tente du Chef et de l'attendre. Lorsque le dernier d'entre nous prit sa place dans la formation que l'on tenait maladroitement, le Chef apparu devant nous.

« Vous souvenez-vous de mes paroles matinales ? Pour cette question son regard nous balaya tous et il termina sur moi. Je vous disais que la guerre est dure, qu'au centre de la bataille vous alliez souffrir. Je vous disais que c'est pour vous préparer à cela que vous alliez prendre des coups tout au long de cette première journée et tout au long des journées à venir. Vous vous souvenez ?

- Oui Chef ! On répondit en chœur.

- Cette première journée est finie. Vous allez pouvoir souffler. Mais je ne veux tout de même pas entendre de pleurnicherie ! Je vais demander au Sergent d'être un degré moins dur avec vous demain. Puis le lendemain un degré encore moins. Ainsi de suite au fil des jours. Pour que vous ne sentiez plus la douleur dans ce que vous faites. Le Chef laissa là un silence énigmatique. Ou bien est-ce vous qui allez sentir de moins en moins la douleur ? Cela ne sera pas dû au Sergent. Sur ce mot, il regarda l'intéressé en lui souriant et celui-ci prit la parole.

- Le dîner est servi dans la tente commune dans une demi-heure ! La cloche sonnera demain à six heures ! Vous vous mettrez en rang comme maintenant à son dernier battement ! »

Ce qui concluait notre journée. Ensemble, le Sergent et le Chef crièrent « Rompez ! » et nous étions libre de passer les dernières heures du Soleil.


  D’une manière inattendue une pensée m’apparue à l’esprit. Ce « rompez » concluait ainsi la fin d’une partie de ma vie. J’avais cette sensation. Sans devenir un adulte à mes quinze ans, j’envisageais maintenant mon passé avec distance. Je venais de passer une grande partie de ma vie dans la ferme familiale, en dehors du monde et de ses tourments. Aujourd’hui je venais de subir la douloureuse initiation à cet univers. Une terre faite de guerres, semblait-il, de douleurs, de combats. Il a fallu que j’y pénètre d’un coup sec. C’était ça le passage à l’âge adulte ?

Et maintenant que c’était fait, les journées suivantes seraient-elles moins douloureuses ?


  Je pense que je suis resté immobile bien cinq minutes tandis qu’autour de moi tous ces camarades du camp militaire prenaient leur liberté à cœur. J'étais choqué, choqué de ce que je venais de vivre et choqué de l'image du futur que cela m'a donné. J'ai imaginé sérieusement ce que j'étais et ce que j'allais probablement devoir faire dans un futur qui me paraissait très proche.

Hier j'étais dans mon petit village, certes déjà un peu perturbé par les événements, mais cela semblait lointain et appartenir à une vie passée qui n'était pas la mienne. J’ai vécu une grande difficulté ce jour-là. Physique d'abord puisque si je ne bougeais pas c'était aussi en partie parce que tout mon corps était en souffrance et l'idée de vivre cela pendant deux semaines était une horreur. Mentale ensuite car tout ce qui arrivait à mon corps avait des répercussions intérieures, je pensais à la légende de l'Élu et au fait que je le sois peut-être. Puis au pouvoir qui m'a été confié, au monde en perte potentielle d'Equilibre et à toutes ces choses. Mais à l'instant, j'avais mal, mal partout.

Aussi, après avoir passé ces instants tétanisés, mon corps me donnait une piqure pour me reconcentrer. A mon corps en grande peine, je pensais à une douceur, à une vie agréable. En somme, à la disparition pure et simple des maux. Mais j'étais incapable de visualiser cela. Alors j'ai imaginé quelque chose de plus concret, ne plus avoir mal à l'instant, bannir cette sensation. Et c'est ce qu'il s'est passé. J'ai rouvert les yeux après les avoir fermés sur mes dernières pensées et à l'instant ma douleur physique a disparu.




  « Tu es revenu parmi nous ? Ou bien tu es ailleurs ? j'entends une voix avant de me rendre compte que le Chef est posté devant moi, mes yeux s'étaient ouverts sur lui. Voyant que je ne répondais pas, il a continué à me questionner. As-tu cette capacité d'abstraction sur ce qu'il t'arrive ? Comme tu n'aimes pas ce que tu vis, tu t'imagines ailleurs, dans un monde de rêve. A quoi tu rêves ? Je voulais lui répondre mais il a été plus rapide que moi et m'a coupé dans mon élan pour reprendre : Non, non, ne répond pas, j'ai deviné. Tu viens de vivre un Enfer, tu as mal partout, alors tu viens de te créer un monde où tu as oublié ce que c'est la douleur.

- Qu. Comment vous. J’ai enfin sorti entre mes dents mais le Chef ne me laissa pas aller plus loin.

- J'ai l'expérience, mon petit. Et si j'arrive à t'apprendre avant la fin de l'entrainement que la douleur nous est essentielle alors j'aurai réussi et tu seras peut-être un bon soldat. Au contraire si tu l'esquive, si tu passes outre l'épreuve, tu te mentiras à toi-même. Ton corps n'oublie jamais ce qu'il a vécu et tes artifices sont des leurres. Ces leurres disparaitront à la prochaine épreuve, au prochain coup plus fort que le précédent. Ton corps lui est éternel, il est immortel, il se nourrit de la douleur.

- Attendez, attendez... je suis navré mais je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.

- Tu comprendras un jour. »

Et le Chef tourna les talons et partit en direction de sa tente. Je ne voulais pas dire que je ne comprenais pas ses paroles mais plutôt que j'avais l'impression qu'il a utilisé le terme de "corps" pour parler d'autre chose. Ce que je ne comprenais pas c'est comment il pouvait être au courant ? Moi-même je ne suis au courant des Gardiens de l'Equilibre, de l'Élu, et de son pouvoir que depuis quelques jours !

Et cela faisait deux fois que j'entendais par deux bouches différentes le terme « expérience » ; « j'ai l'expérience ». J’aurais dû être énervé de ce rabâchage de l'expérience, au contraire cela m'ouvrait une piste intrigante. J'avais la sensation que c'était la clef. Ce moment marquait le début de mon « expérience ».


  Puis je me rendais compte là-dessus que je n'avais toujours pas bougé. Pas un geste. J'étais tout seul au centre de la place.

J'ai pris la décision de faire le tour du camp, pour repérer les lieux, pour l'exploration, la découverte. Probablement aussi pour marcher, juste cela. J'ai croisé les uns après les autres tous mes camarades qui s'occupaient en attendant. Ici ils jouaient aux cartes ou aux dés, ici ils discutaient mais je ne sais pas de quoi, je n'ai pas écouté. Certain étaient devant des tentes blanches, certains entraient, d'autres sortaient des leurs. Je me suis rendu compte là-dessus que je ne savais pas où était la tente où je dormirai cette nuit, ni même si j'en avais une. Je me suis dit que j'en parlerai au Chef au dîner. Et c'est sur cette résolution que la cloche sonna.

C'était le signe que la cuisine était prête. Tout le monde a arrêté ce qu'il faisait et s'est précipité vers la tente commune. J'ai suivi le mouvement. Je n'avais pas faim, j'étais maintenant fatigué. Si je ne sentais plus la douleur, mon corps avait passé le stade du choc pour venir à l'état de fatigue. Manger sera la première étape pour récupérer, je me suis dit.


  Après avoir prit une assiette d'un potage immonde en fronçant les sourcils, j'ai continué de suivre la file jusqu'à ce qu'elle se dissipe entre les tables à manger. A ce moment-là j'ai commencé à chercher où j'allais manger. A droite comme à gauche il n'y avait que des têtes inconnues. Personne ne parlait, seuls les sons incontournables du repas résonnait dans l'atmosphère. Les visages étaient fermés, les postures désagréables. Rien ne m'invitait pas à m'asseoir. Mes yeux regardaient à droite et à gauche jusqu'au moment où j'ai aperçu cet ancien camarade de course de retardataires. Il était seul à sa table et il y avait un espace suffisant pour moi en face. Je me suis dirigé vers lui.

Il n'a eu aucune réaction à mon arrivée et il n'a fait aucun geste dans ma direction. Je me suis néanmoins installé en sortant un faible « Salut ». J'ai observé que certaines têtes autour de nous se sont retournées vers moi. J'ai alors gardé le silence tandis que je commençais à prendre mon pain pour manger le potage. Après quelques bouchées je me suis tenté à entamer une discussion :

« Moi c'est Arn, je viens d.

- Chhht ! il me fit. Dans mon incompréhension de la situation, j'ai repris ce que je voulais dire un ton plus bas, croyant que c'était le volume qui dérangeait.

- Je viens d'un petit village pas loin d'ici. Et toi ?

- Je n'ai pas envie de parler maintenant. »

Il me répondit aussi violement que la première fois. Cela mis fin à ma tentative. Le « maintenant » me laissa l'espoir qu'une discussion pourrait se faire un jour. Je ne voulais pas rester dans un silence... un silence comme si nous étions dans un drame.

Là je me suis demandé sérieusement si on l'était. J'ai repensé à ma venue, à Elk et à ses habitants qui semblaient vivre une horreur depuis quelques jours. Peut-être que la personne que j'avais en face de moi faisait partie de ces habitants. Il serait venu ici, au camp militaire, pour apprendre à se défendre peut-être ? ou bien il a été forcé ? Un recrutement forcé, cela pourrait expliquer pourquoi mes camarades n’avaient pas l'air de vouloir être ici mais subissaient et faisaient ce qui était demandé sans broncher. Qu'est-ce que je faisais dedans, moi, du coup ? Certes, j'ai été emmené par le chevalier sous la contrainte mais je n’avais pas l'impression de l'avoir refusé. J'aurai même la sensation de l’avoir souhaité. Ou bien a-t-il été gentil juste pour me faire croire cela ?


  Mais je n'avais pas envie sur l'instant de repartir dans des questionnements sans fin sur ma vie, ma situation et toutes ces choses. Je me suis recentré sur mon présent. A ce même instant, quelqu'un s'installa à côté de moi. J'ai tourné la tête vers lui et j'ai reconnu son visage, c'était le messager que j'avais vu en arrivant au camp. Il a donné une lettre au chevalier. Il fit un salut de la tête que je rendis.

« Alors ? Cette première journée ? enfin, demi-journée pour toi. Il me questionna avec une voix peu audible au-delà de nous et un sourire à moitié amusé.

- Pas facile... j'ai répondu dans un certain soupir et j'ai enchaîné : vous êtes un... messager ? qu'était-il écrit sur le papier que vous avez donné à... » dans un grand étonnement je me suis rendu compte que je ne connaissais pas le nom du chevalier.

Mon interlocuteur entra alors dans un rire relâché. Il a dû s'entendre dans toute la tente. Mais ce n'était pas ma préoccupation. Pourquoi ce rire ?

« Egal à lui-même le Chevalier Rollon. Ce n'est pas la première fois qu'il emmène une nouvelle recrue en l'arrachant à sa famille, en lui changeant sa vie et son avenir sans jamais révéler son nom.

- Vous le faites à sa place, alors à quoi bon ? je me suis reprit très vite avec ce sarcasme cinglant.

- Aah ! De la discussion, ça fait plaisir. Tu es Arn toi, c'est ça ?

- Vous n'avez pas répondu à ma question.

- C'est vrai, c'est une volonté de ma part, je n'ai pas envie de parler de la guerre et des batailles dans lesquelles disparaissent beaucoup de chics types.

- Ce n'est pas la guerre et la préparation aux batailles qui nous rassemblent ici ?

- Peut-être bien. Tu es bon, toi, mon petit. »

Je n'avais plus rien à dire après cela. J'aurai pu avoir une rancœur pour l'expression « mon petit » qui pouvait m'ennuyer. Mais il y avait une part de vérité, j'étais bien jeune et le Messager, tout comme le Chef et le Sergent, était âgé d'une trentaine d'années. Je dirais alors que j'avais la moitié de leur âge. Cela pouvait excuser cette expression horripilante.


  Mon visage s'assombrissait à ces réflexions quand le Messager reparla :

« C'est loin d'être fini, c'est une chose certaine. dit-il dans un premier temps. Puis il m'indiqua en changeant complétement de sujet : Ta tente est la première à droite dans l'allée juste en sortant d'ici quand on se dirige vers... heu... le champ de tir.

- Merci. »

Mille nouvelles questions m'arrivaient alors avec cette information. Mais je n'avais pas le temps de m'y attarder. Le Chef cria d'un coup.

« La soupe c'est fini ! On remballe le tout et le coucher c'est maintenant ! Exécution ! »

Comme un seul homme, tout le monde fit selon les ordres. On se retrouverait tous le lendemain à six heures.


  Les journées qui suivirent se ressemblèrent beaucoup, je ne vais pas cacher que je n'en garde pas mes meilleurs souvenirs. En revanche cela reste une épreuve qui fait plaisir à avoir surmontée. Les journées se passaient avec un entrainement au corps à corps le matin, du tir à l'arc l'après-midi et des exercices justes physiques avant la fin de la journée.

La douleur de mon corps que j'avais banni la première journée est revenue le lendemain, puisqu'elle n'était pas la même, c'était une nouvelle. Je n'ai pas réutilisé mon pouvoir ce jour-là ni les jours d'après. Les mots du Chef résonnaient dans ma tête. Et comme il l'avait dit, la douleur s'estompait au fil du temps, soit on ne la ressentait plus, concrètement parlant, soit on n'y prêtait plus attention.

Une autre chose prit place dans mes questionnements intérieures. Je raconte cela a posteriori, je pense que j'augmente de beaucoup la profondeur de mes pensées, mais je reste dans le vrai, je me suis constamment questionné comme je le raconte. Après quelques jours, les séances de fins de journées ont été remplacé par l'apprentissage des tactiques militaires. Nous étions formés aux mouvements d'armées d'avant l'affrontement des lignes. Je me suis rendu compte ainsi que le nombre que nous étions, vingt et un, n'était pas fait par hasard. De même, quatre de mes camarades parmi les plus grands souffraient d'exercices de musculations supplémentaires. Ils devenaient les piliers de certains mouvements. Tandis que je me trouvais, moi, au centre de chaque formation. Je ne comprenais pas pourquoi ce traitement particulier. Mais je n'ai jamais osé demander au Chef ou au Sergent. Peut-être une peur d'eux, ou un respect... ou peut-être étais-je déjà formé à l'obéissance inconditionnelle aux ordres ?

Ou alors nous étions destinés à quelque chose de bien particulier ? Un camp militaire qui forme des recrues près de la ville de Elk, on pourrait penser rapidement qu'il est fait pour former les futures gardes de la ville. Je le pensais aussi jusqu'à ce que mes pensées me fassent voir autre chose. Le Chevalier Rollon savait qui j’étais, l'énigmatique messager du camp, que je n'avais jamais revu par ailleurs, semblait me connaître aussi. Et si ce camp était fait pour former des soldats pour me protéger ? ou pour toute autre tâche qui me concerne ? puisque je ne savais pas ce que je devais faire moi-même. Cela me semblait de plus en plus évident avec la compréhension des formations de batailles que l'on faisait ; une me protégeait complétement comme si je ne savais plus me battre, un peu comme si j'étais blessé, une autre me plaçait à la tête, au premier rang, entre les trois meilleurs bretteurs du groupe.


  En bref, les journées passaient et nous étions formés pour une raison qui était de moins en moins évidente à mon esprit. Si l'entrainement en soi devenait plus instinctif et moins douloureux, je mettais moins le cœur à l'ouvrage sur la fin du séjour de deux semaines. Et puis un matin, je crois que c'était quatre jours avant ce que je pensais comme la fin du camp militaire, un doute s'ancra en moi. Pourquoi --oui, toujours un "pourquoi-- deux semaines ? Qu'est-ce que cela représente ? Et est-ce que c'est vrai ? Cette durée, c'est le chevalier qui me l'a dit, je n'ai eu aucune confirmation de la part de quelqu'un d'autre.

Ce « quelqu'un d'autre » ne pouvait être que le Chef. Malgré deux autres tentatives de ma part, je n'ai discuté avec aucun de mes camarades. De désespoir d'échanges je me suis même tenté à dire un mot devant le Sergent, il m'a ordonné de me retourner, il m'a mis un coup de pied aux fesses en m'ordonnant de rejoindre ma tente. Le Chef était ma dernière solution. Ce matin, donc, prit de ce gros doute, je me suis levé avant l'heure du rassemblement. J'ai pris mon courage à deux mains, je suis sorti de ma tente et je me suis dirigé vers celle du Chef.

Au même moment où j'arrivais à sa hauteur des bruits de galops montèrent de l'allée centrale. Un cavalier arrivait vers moi à toute allure. Il était bien avant six heures du matin, le Soleil n'offrait pas encore une lumière nette, aussi j'ai eu du mal à le distinguer de loin. Je me suis arrêté et j'ai attendu qu'il arrive. Il avançait à une bonne vitesse et il ne semblait pas vouloir décélérer. Il dépassa la distance que je me suggérais raisonnable d'être la limite pour commencer à s'arrêter sans forcer sa monture. Et ce n'est qu'à une limite inimaginable que le cavalier entreprit d'arrêter sa monture. Un hennissement infernal me prit aux oreilles tandis que j'observais le Chevalier Rollon stopper son cheval. Ce dernier dérapa dans la boue de manière adroite et se stoppa juste devant la tente du Chef. La respiration du cheval faisait trembler la toile.

« Le bonjour Arn ! Tu es matinal ! Comme tu le vois, moi aussi.

- Et pressé. Je lui lança en souriant et en faisant un signe de la main.

- En effet. Puis il tourna la tête et cria : Capitaine Irène ! Seriez-vous visible à tout hasard ? »

De l'intérieur de la tente nous entendîmes une voix répondre :

« Entrez Sir. Après quoi le chevalier descendit de sa monture. Mais une fois les deux pieds par terre il s'immobilisa. Il attendait quelque chose. Le Capitaine ajouta : Entrez tous les deux. »

Ce que nous fîmes ensemble.


  La tente du Capitaine était deux fois plus grande que celle des recrues. Elle contenait au fond, son lit de camp, un tabouret et une bassine pour les ablutions tous identiques aux miens. Quant à l'espace supplémentaire, il était occupé par une table en bois large pour permettre qu'une carte soit déplié dessus. Quand nous sommes entrés, le Capitaine était penché au-dessus et regardait avec perplexité les pions bruns, clairs ou foncés. C'était une carte tactique où les pions représentaient des unités et le Capitaine réfléchissait à leurs mouvements.

Il demanda sans même nous regarder nous mettre en face de lui autour de la table :

« Quelles nouvelles de la bataille au sud ?

- Heureuses, mon Capitaine, mais pas bonnes. Le chevalier lui répondit sur un ton qui ne voulait pas être dramatique. Il expliqua ensuite ses mots. La victoire est nôtre mais elle n'est pas décisive, la bataille a vite tourné en notre faveur et l'ennemi s'est replié sans chercher à renverser son cours. Alors ils sont encore une menace.

- Ce n'est pas heureux en ce cas. Sortit le Capitaine dans un soupir, sa perplexité ne faisait qu'augmenter.

- Ce n'est pas tout.

- Je vous écoute. »

Comme je ne saisissais pas l'enjeu de la discussion, je n'écoutais pas ce qu'il se disait et j'observais les micros-gestes que faisaient les deux militaires. Je sentais dans l'air une relation bizarre entre les deux. Le Capitaine n'était pas heureux de voir le chevalier, ceci était certain. Le chevalier, lui, voulait imposer quelque chose que je ne saurai dire encore. C'est pourquoi il a sorti « mon Capitaine », pour l'étiquette. Mais en réponse, le Capitaine aurait dû, ici, finir sa réplique par « Chevalier » ou juste « Sir », ce qu'il n'a pas fait. A cette absence, j'ai relevé un infime mouvement de frustration de la part dudit chevalier. Mais il ne le montra pas plus que cela et continua la discussion avec un sourire. Certes, le sourire était de façade pour une raison plus grave, les nouvelles n'étaient pas bonnes pour Elk.

« Cela vient du Royaume d'Elec. Il a rejoint la guerre comme vous le savez, ses troupes ont enfin bougé de la frontière. Elles ont pénétré par la route de Lazuli. L'armée pourrait arriver à.

- A joindre ses forces à celle du Royaume d'Arl. Le repli précipité à la bataille était en fait préparé depuis longtemps ! Le capitaine finit de dire cela dans une rage et tapa du poing pour le signaler.

- C'est ce que je crains. Dit le chevalier sur son ton calme.

- Sait-on où se trouvent les deux armées précisément ?

- Oui, dans trois jours elles seront devant Elk, une venant de l'ouest, l'autre du sud.

- Bien sûr... c'est ce qu'elles ont de plus simple à faire. Le capitaine se releva droit et nous fixa une seconde. Le chevalier attendit celle-ci avant de lui tendre deux feuilles.

- Voici les deux traités. Le Capitaine les prit et les lu l'un après l'autre pour les signer de son sceau.

- Qu'ainsi soit-il. »


  Je ne comprenais toujours pas la situation dans ses détails mais je visualisai l'urgence, Elk sera assiégé dans trois jours. Et puis il me vint quelque chose.

« Le village de mes parents, il se situe où ? J'osais demander, parce qu'une panique m'envahit subitement.

- A l'ouest, mon petit. Répondit le Capitaine concentré de nouveau sur sa carte.

- Alors...

- Ne t'en fais pas Arn, nous y allons aujourd'hui. »

Des paroles simples, rapides et efficaces. Les mots du chevalier calmèrent directement mes émotions. Après quoi je repris tout à fait la maîtrise de moi et après avoir eu le courage de parler, la seconde fois fut plus simple :

« Qu'est-ce que je fais ici ?

- La question a le mérite d'être directe. Dit le Capitaine en levant les yeux. Il me sourit largement mais laissa le chevalier répondre.

- Il fallait que tu sois mis au courant. Tu pars avec moi tout de suite après notre discussion et tu risques de ne plus revoir notre Roi avant bien longtemps.

- Le Roi ? je fis, étonné... puis je compris de qui le chevalier voulait parler. J'ai jeté un œil sur l'allure des sceaux mis au bas des feuilles pour me confirmer. Je crois que le chevalier me vit faire, c'est pourquoi il laissa ma question sans réponse.

- Ensuite il faut t'éclaircir sur deux ou trois points. Tes camarades de l'entrainement sont les futurs gardes royaux, ils sont tous originaires d'Elk et volontaires mais ils ne savent pas pour quoi. On ne peut plus engager quelqu'un à la capitale, les assassins sont trop présents. Et tu as joué le rôle du Roi dans les formations.

- D'a...ccord. J’acquiesça. J'ai donc joué le Roi, non l'Élu. Cela me libérait d'une certaine appréhension. Mais j'étais un peu fâché d'être comme un pantin.

- La situation de notre Royaume est critique. Son territoire est très diminué et nous vivons en ce moment-même un temps de folie de guerre, les quinze Royaumes de la Terre d'È se sont donné le mot et tous les voisins s'attaquent en même temps. Notre salut réside probablement dans notre capacité à tenir nos positions, Elk en est une. Tu vas m'aider pour cela. Ton père aussi par la même occasion.

- Il va falloir partir. Signala le Capit- le Roi.

- Très bien. Arn, je te donne une minute pour aller chercher tes affaires.

- Je n'ai que ce que j'ai sur moi !

- Alors en selle ! »

Le chevalier n'avait pas quitté son sourire. Après lui avoir répondu, son visage s'éclaira de manière franche. Avant de partir, il salua l'hôte de la tente.

« Mon Capitaine. Et je fis pareil, je ne savais pas pourquoi le chevalier appelait le Roi « Capitaine » mais j'avais quelques idées à cela.

- Mon Capitaine.

- Chevalier, Arn, que vôtre route soit longue. »


  Le chevalier monta sur son destrier, me fis monter ensuite et dit une dernière chose au Roi.

« Vous avez une journée pour apprendre à ces recrues, il dit cela en montrant du regard lesdites recrues qui venaient par petits groupes se rassembler puisqu'il devait être pas loin de six heures, à donner des ordres puis demain vous allez à Elk pour faire fuir la population. Notre seule solution est le repli des femmes et des enfants sur la capitale. Vous rentrerez chez vous avec eux. Le Chevalier Nonn vous attend. »

Le Capitaine-Roi acquiesça. Le chevalier fit faire demi-tour à sa monture et nous partions à vive allure. Notre chemin était le même que nous avions fait il y a deux semaines, en sens inverse. Durant le trajet je me mis à réfléchir à un détail assez anecdotique par rapport à tout ce que j'avais vu, entendu et fait pendant ce camp militaire : le Chevalier Rollon semble tout faire ici, tout le monde le connait, il ordonne et dirige et tout le monde obéit, même le Roi. Qui est-il ?




  La traversée de la ville de Elk se fit à un rythme plus soutenu qu'à l'aller. L'installation des infirmeries côtoyait le campement d'une armée de plusieurs centaines d'hommes et de femmes. Les étendards flottaient au vent au-dessus des tentes. Je reconnaissais l'emblème, il était identique à celui du chevalier.

Ce dernier salua beaucoup de monde sur notre passage et reçu en retour des révérences et autres signes de respect. Les portes de la ville n'étaient pas encore ouvertes par les gardes. Elles s'ouvrirent à l'appel du cavalier. Nous traversâmes ainsi la ville silencieuse. La journée n'était pas commencée pour la majorité de la population, mais je sentais dans l'air une sensation nouvelle. Le silence prenait à mes yeux une autre nature. C'était le silence d'avant la tempête. J'ai imaginé que le chevalier n'était pas le seul à connaître la situation, d'autres personnes devaient déjà préparer l'évacuation de la ville.

Puis nous nous trouvâmes en face des portes opposées de la ville. Elles étaient aussi fermées, mais le garde les ouvrit à notre vue. Une fois celles-ci passés, la course du cheval s'accéléra. Je vis le paysage défiler autour de moi à une vitesse folle. Et plus vite que ce que j'aurai pensé, nous étions arrivés à mon village. Le chevalier arrêta sa monture seulement devant la maison de mes parents. Ils étaient déjà devant, ils ont dû entendre la cavalcade.


  « Nous descendons ici. Me dit le chevalier en suivant ses propres paroles. Je sautai à terre après lui. Le bonjour, le bonjour ! Je n'irai pas par quatre chemins car je n'ai pas le temps de tous les emprunter, la guerre est sur nous et je vais avoir besoin de l'ancien illustre Garde Royal.

- Entrez vite en ce cas. Fit mon père et faisant signe. Ma mère vint vers moi et demanda :

- Comment vas-tu, Arn ? Tu as l'air fatigué ? Est-ce que tu as mangé correctement au camp ? continua-t-elle en posant ses mains sur mon visage. Je ne lui connaissais pas toutes ces manières maternelles. Mais je les appréciais en cet instant. J'ai voulu répondre à ces questionnements lorsque le chevalier, sur le pas de la porte dit :

- Arn, tu viens avec nous. »

J'obéis, je n'avais que cela à faire. Je pénétrai dans la maison pour apercevoir le changement. La table qui se trouvait dans l'espace juste en entrant était rasé de tout ce qui s'y trouvait. A la place une grande peau était mise. Dessus était dessiné une carte. Il y avait des cours d'eau en bleu, des forêts en vert, des montagnes dessinées avec des pics gris et blancs. Enfin le reste de l'espace en fond de carte avec beaucoup de noms, des traits noirs représentant probablement les frontières des Royaumes et les grandes villes symbolisées par des miniatures de quelques habitations derrière une enceinte circulaire.

Je ne connaissais pas du tout la géographie de la Terre d'È, mon premier réflexe a été de chercher le nom « Elk » sur la carte, c'était bien le seul que je connaissais. Mais malgré une fouille précautionneuse, je ne l'ai pas trouvé. Elk ne devait pas être une grande ville. Je savais déjà qu'elle n’était pas la capitale de notre Royaume, voilà pourquoi elle n'apparaissait pas. Avant que mes pensées soient sorties de cette carte, mon père et le chevalier étaient parti dans une longue discussion que j'ai pris dans le courant :

« Je sais très bien que vous êtes désormais à la retraite. Vous n'êtes plus au courant de ce qu'il se passe dans le vaste monde depuis quinze ans... Mais, hé, je sais aussi que vous allez à Elk toutes les semaines. Je vous connais de réputation et je refuse de croire que vous ne prenez pas les derniers ragots. Non ?

- Je le faisais, c'est vrai. Mais j'ai arrêté depuis un bout de temps.

- Alors je vous résume la situation. Vous connaissez la Terre d'È pour l'avoir parcourue mille fois, votre fils non. Les Royaumes sont en guerre depuis dix ans, les querelles de territoires ne cessent jamais. Quand une se finie à droite, une autre commence à gauche. Il y a des vainqueurs comme il y a des vaincus. Notre cher Royaume a bien plus perdu que gagné ces dernières années et notre territoire se tient à bien peu de chose. Tiens, Arn, je te mets au défi de trouver où il se situe sur la carte. »


  Prit par surprise, je n'ai pas retenu un petit sursaut. Puis je me suis concentré sur le défi. J'ai de nouveau parcouru la carte des yeux en cherchant...

« Je dois chercher quoi. Je crois... oui, je ne sais même pas comment s'appelle notre Royaume. Je suis désolé. J'ai sorti dans un élan de lucidité en harmonie avec une honnêteté. Mais j'étais aussi très navré de mon ignorance.

- Ce matin tu as entendu parler des Royaumes d'Elec et d'Arl, trouves les.

- Ils sont là. Arl est au sud, Elec à l'ouest. Ce qui veut dire que... »

J'avais tout de suite trouvé les deux Royaumes, ils étaient parmi les plus massifs, leurs noms étaient en gros sur la carte. Mais j'ai eu une grande hésitation parce que si le Royaume d'Arl est au sud et celui d'Elec à l'ouest, notre Royaume devrait se trouver en gros au nord-est de leurs positions respectives. Il n'y avait rien là-bas, aucun Royaume. A la place, il y avait le nom d'un pic montagneux, Eter

« Je ne trouve pas. Il devrait être ici, non ? Je désignais la montagne.

- A peu de chose près, oui. Notre Royaume n'apparait pas sur cette carte parce que la perspective est trop étendue. La distance d'un centimètre sur la table représente cinq jours de cheval. Notre Royaume ne fait plus cette taille. Plus exactement, le Royaume fait exactement cette taille. Le scribe qui a dessiné cette carte n'a juste plus noté notre Royaume par facilité. »

J'essayais d'imaginer les distances réelles dans ma tête. Je venais de faire la ville de Elk jusqu'à mon village en, disons, un quart de jour. Alors quatre fois cette distance ferait une journée de cheval. Je multipliais cela par cinq pour arriver à la distance entre les frontières du Royaume. Une fois cette image en tête, je ne savais pas quoi en faire. Je n'avais aucune idée des distances, je n'ai pas voyagé. Mais quand mes yeux se sont posés sur les deux Royaumes d'Arl et d'Elec, le fait qu'ils doivent faire des dizaines de centimètres sur la carte, j'ai été pris d'un vertige passager.


  « Cela nous mène où ? coupa mon père après ce silence qui m'a permis de me perdre dans mon imagination.

- Cela nous emmènes. Patience, patience. Vous êtes au courant, vous, mais votre fils l'ignore. Il y a bien des décennies, lorsque l'Empire d'Œ signait la fin de son existence, le dernier Empereur adouba vingt Chevaliers. Les Chevaliers venaient de partout, chacun avait son pays en son cœur et chacun avait juré la protection du Royaume de son pays lorsque l'unité aura disparu. Cinq Royaumes ont disparu depuis. A l'heure où nous parlons, cinq autres Royaumes risquent leurs existences. Le nôtre en fait partie comme vous vous en doutez.

- Il me semble bien que nos chances soient infimes, en effet. Dit mon père dans un soupir anxieux. J'ai eu l'impression que les derniers mots du chevalier venaient de taper sur le moral de mon père. Ils venaient de lui faire rattraper la situation.

- Pire que cela. J'ai perdu trace de la plupart de mes compères. Sur les vingt Chevaliers, je ne me suis entretenu avec aucun d'eux depuis longtemps. Seul le Chevalier du Royaume de la nouvelle Eter, Nonn, m'a signalé sa présence. J'ignore où est le Chevalier du Royaume d'Arl ni celui d'Elec. Les armées qui nous envahissent sont constitués de mercenaires, les couleurs des Royaumes sont à peine visibles. »

J'essayais de saisir la gravité de la situation, je me concentrais pour peser tout ce que le chevalier disait. Malheureusement je ne voyais toujours pas où cela nous menait, pour reprendre l'expression de mon père. Celui-ci ne semblait plus perdu en revanche.

« Hmm, comme si l'ordre ancien était en train de disparaitre.

- Voilà. Cette situation de guerre cache quelque chose de plus grave. Un désastre plus profond arrive... »

Ces mots du chevalier étaient laissés en suspens jusqu'à ce que je croise son regard. Il me fixait avec mon père.

« Oui, oui, j'ai déjà entendu la chanson. L'Equilibre et toute ces choses. J'ai sorti pour casser la situation embarrassante.

- J'ignore qui tire les ficelles, qui tient le secret de tout cela. Avoua le chevalier en tournant la tête vers mon père.

- Je crains de... Houlà, jusqu'où cela nous mènera ? Mon père se frotta les yeux. Il a dû repasser des souvenirs dont il ne voulait plus.

- A la Vallée Profane, non ? Cette question laissa mon père livide une seconde. Il était étonné et en même temps bien plus que cela.

- Comment connaissez-vous cela ?

- Une intuition. Mon maître m'a appris deux, trois petites choses. Le nom de cette vallée fut l'une de ses dernières énigmes. Il m'a demandé de le garder en mémoire.

- Donc vous ne savez pas ce que c'est. Le moment n'est pas venu d'en parler, c’est une longue histoire. Il faut rejoindre le plus vite possible la capitale. Je dois parler au bibliothécaire du Palais. Je ne sais pas où se trouve cette vallée, il faut regarder d'anciennes cartes. »


  Là-dessus, le chevalier commença à ranger la carte et mon père se dirigea vers sa chambre. Je les regardais faire. Puis je me suis risqué à demander quelque chose, j'avais comme un doute :

« Et qu'est-ce qu'on fait de l'invasion ?... du siège de Elk dans trois jours ?

- Tu vas devoir faire un choix mon brave. Me dit le chevalier.

- Lequel ?

- Sacrifier quelques bonnes âmes pour te faire gagner du temps dans ton sauvetage du monde ou... perdre un temps précieux à sauver quelques personnes. Des victimes innocentes, il y en a partout et tout le temps, sache-le. »

J'étais incapable de dire quoique ce soit après cela. Jusqu'au plus profond de moi j'étais choqué de ses paroles mais surtout de ce qu'elles envisageaient. Mon cœur a raté un ou deux battements tandis que j'essayais de reprendre mes esprits. Ce n'est qu'ensuite que j'ai commencé à répondre au dilemme.

« Je penserai au bien-être du monde entier inconnu, infini et éternel après avoir sauvé dans l'instant présent les quelques personnes que j'ai croisé. Je reste ici.

- Très bien, Arn ! Fit le chevalier apparemment très heureux de ma réponse.

- Il faut que tu commences tout de suite. Mon père me dit ceci tout en lançant un objet dans ma direction. Je le rattrapais avec réflexe.

- Qu'est-ce que.

- Tes premiers galons de Chevalier.

- Quoi ?

- Le Chevalier Rollon te prend comme apprenti, tu dois l'afficher sur ta tenue. « Apprenti » est la première étape de la Chevalerie. Cela donne un petit peu de prestige dans la population connaissant cela. Fait tes preuves et tu graviras les marches.

- Mais...

- C'est un honneur de porter cela. Fait quelque chose de bien et je saurais le considérer. » Dit le chevalier en me tapant sur l'épaule dans un large sourire. Puis il sortit.


  Mon père repartit dans sa chambre et j'entendit le bruit régulier d'affaires mis dans un sac. J'ai regardé autour de moi pour voir si ma mère était là. Il n'y avait personne dans la pièce. J'ai ensuite regardé ces fameux galons de Chevalerie. J'avais deux tissus entre les mains. Le premier représentait une épée, le second était un comme une flèche ou un toit de maison je ne savais pas faire la différence. J'ai vu la même chose sur l'épaule gauche du chevalier. Il avait l'épée accrochée où la lame pointait vers le bas, au-dessus d'elle cinq étages de flèches et encore au-dessus un troisième tissu plus gros en forme de bouclier avec l'emblème du Royaume. Alors la Chevalerie était un Ordre fonctionnant par grade ? Je l'ignorais complétement. Mais à présent j'en faisais partie !

Avec un sourire, une pointe de fierté et une vision de l'avenir rayonnante j'agrafais mes galons sur l'épaule gauche. La chemise verte que je portais les faisait très bien ressortir. Après ces galons, je me suis demandé quels étaient les attributs du chevalier. Un chevalier a une épée, j'en ai une ! celle de mon père. Elle était toujours à ma ceinture. Un chevalier a aussi un bouclier. Malheureusement je n'en ai pas, je n'en ai pas récupéré au camp militaire mais j'ai appris à m'en servir. Un chevalier a une monture, un fidèle destrier et là par contre ce sera compliqué de m'en procurer un. Un cheval s'achète à un prix élevé et il faut en prendre soin. L'entretenir, le nourrir et l'utiliser régulièrement pour ne pas qu'il se ramollisse.

« Je suis loin d'être un Chevalier. » J’ai fini par me dire. Mais un pas après l'autre, j'en serai un, un jour.


  Dans un élan, je décidais de passer la porte et de sortir. Dès que je mis le pieds dehors, un courant d'air m'enveloppa et me rafraichit le corps entier. Je me sentis un temps dans un nuage, tout à fait bien, tranquille et sans souci. Puis l'air s'en alla, me laissant reprendre la conduite de ma vie.

Lorsque j'étais de nouveau moi-même, je me suis rendu compte de ma situation. « Qu'est-ce que je fais maintenant ? » Je me suis demandé, puisque, pour la première fois, personne n'était autour de moi pour me dire quoi faire. Mon père préparait ses affaires pour partir, je voyais le Chevalier Rollon aller sur son cheval puis partir sur la route de Elk. Ma mère, elle, avait disparue.

J'ai regardé mon village, le village de Kern. J'ai regardé de loin ses habitants. Des personnes allant et venant que je connaissais à peine. Il y a une minute j'ai dit que je restais pour les défendre contre l'envahisseur. Il était temps de le faire. Et tandis que je marchais en direction des maisons, je me suis demandé ce que fait un chevalier face au péril qui se présentait. Un chevalier normal, pas le Chevalier Rollon qui était particulier. J'ai alors ressassé toutes les représentations que pouvaient avoir un chevalier pour moi : il est grand, beau et fort, cela ne m'aidait pas ; il défend la veuve et l'orphelin, c'est plus que certain mais il faudrait faire du cas par cas car je ne connais ni veuve ni orphelin ; il brave tous les dangers pour le Royaume et son Roi, c’était aussi une réalité mais je me disais que cela arrivera plus tard. Enfin j'ai entr'aperçu dans mon esprit l'image d'un chevalier formant des recrues ; un chevalier menant ses troupes face à une armée ennemie ; un chevalier guidant le peuple entier vers la lumière.

Et cela a fait un choc dans ma tête. Je revenais d'une grande semaine d'entrainements intensifs à l'art de la guerre. Un Sergent et un Capitaine avaient formés vingt enfants. Si chacun de ses vingt enfants formait vingt personnes à son tour, cela donnerait... hmm... le début d'une grande armée ! Je me suis ainsi décidé d'aller au village et d'entrainer les meilleurs hommes pendant les deux jours que nous avions. J'empruntais ainsi la direction du moulin au centre du village.


  J'ai retrouvé là-bas une activité qui me paraissait normale, certains paysans s’attelaient à mettre des sacs de blé dans l'entrepôt, d'autres portaient des caisses et comme midi approchait, je voyais des femmes suivies d’un ou deux enfants porter des provisions vers leur maison.

En vérité ces scènes communes m'ont rendu perplexe. J'allais mettre le chaos dans un ordre réglé. Même s'ils étaient obligés parce que la menace avançait inexorablement, comment m'y prendre et par où commencer ? Est-ce que juste m'avancer vers un homme et lui dire « Je suis apprenti Chevalier, je suis ici pour te former à la guerre » suffira ? Après tout, c'est à tenter. Je me suis avancé vers l'un des paysans devant le moulin et je lui ai demandé :

« Connais-tu vingt personnes du village, braves et fortes, que je formerai à la guerre ?

- Pourquoi c'la ? Me répondit-il. Il n'était pas étonné par ma question.

- Parce que la guerre approche. Je suis apprenti Chevalier, je montre les galons sur mon épaule, et je voudrai former une défense contre l'envahisseur.

- Aaah ! T'es le p'tit apprenti de Rollon ! T'ombes à pic mon gaillard ! Y r'viennent. Dit-il en regardant au-dessus de moi. Alors je me suis retourné et j’ai vu arriver vingt personnes qui se dirigeaient vers nous.

- Qui sont-.

- Tes recrues. L'Sir est passé avant toi et a demandé la chose. C'gars-là sont retournés chez eux pour prendre leurs affaires et les r'voilà. »

Rollon avait tout préparé pour moi. Mais il me laissait à la charge vingt paysans des plus incommodes, à priori. Deux d'entre eux faisaient deux fois ma taille, certains n'avaient pas le regard amical du tout et pour le reste je ne savais pas quoi penser. Je me suis retourné vers mon premier interlocuteur pour lui demander une dernière chose :

« Vous n'en faites pas partie ?

- Non, je range les affaires dans le bâtiment et demain après le midi j'mène ma famille à la ville, on quitte le village tant qu'y'a la guerre.

- Demain... d'accord. »


  Je l’ai salué puis je me suis avancé vers les volontaires. Je me suis présenté en parlant fort.

« Je m'appelle Arn ! Je vais vous former à la guerre ! Si vous voulez bien prendre une arme. Vous avez apporté quelque chose pour cela ? un bâton, une fourche, quelque ch.

- C'est qui c'ui-là ? Où est Rollon ? On va défendre l'village grâce à ce mecqueton ? me coupa l'un d'eux. Il était suivi d'acquiescement de ses camarades.

- Silence ! Je suis apprenti Chevalier ! J'ai appris l'art des armes au camp militaire de E.

- T'es fin comme une brindille. Les brindilles je les fauches par paquets de trente ! »

On renchérit sur mes paroles.

J'étais pris de court, je ne savais pas quoi faire. Et en même temps je me suis mis à les comprendre. J'étais un enfant de quinze ans. Face à eux j'étais un gamin fragile. Rien ne permettait de dire que j'étais compétent et que j'avais enduré un entrainement militaire.

Puis je me suis rappelé quelque chose. Le début de toute cette histoire. Raymond et sa bande et comment j'ai sauvé le village. Personne ne l'avait oublié, cela s'était déroulé il y a peu ! J'ai dégainé mon épée et j'ai crié.

« Souvenez-vous de l'épée qui a occis Raymond ! Je l'ai tué pour sauver vos vies. Rappelez-vous ! »

S'en est suivi quelques bruits d'admiration et une ou deux excuses timides dans ma direction. J'ai repris après :

« Je suis apprenti Chevalier, j'ai pour obligation de tout faire pour protéger vos vies et votre village. Mais je ne peux le faire seul, j'ai besoin de vous autant que vous avez besoin de moi. J'ai laissé un petit silence après cela et j'en ai profité pour regarder chacune des vingt personnes que j'avais en face de moi. La guerre approche à grands pas. Un combat difficile et décisif se déroulera dans les prochains jours. Vous devez être prêt à donner tout ce que vous avez pour vous, vos familles, votre terre et vos camarades... Je laissais une fois encore un petit silence. Jusqu'à, enfin. Prenez tout l'espace que vous avez entre moi et les premières maisons, mettez-vous deux par deux, face à face ! Exécution ! »

Ma parole ne souffrait d’aucune contestation, elle portait toute ma détermination puisque le petit discours que j'avais donné a autant convaincu les paysans qui se remuaient que moi. J'étais confiant.




  J'ai passé les premières minutes à expliquer et montrer les principaux mouvements d'attaque et les poses et esquives défensives. En quelque sorte, il n'y a que trois coups différents que l'on peut faire : le coup d'estoc qui consiste à projeter le bout de son arme en direction du ventre de son adversaire, le coup de taille qui attaque d'un coup horizontal de la droite ou de la gauche et le troisième est son contraire, un coup vertical qui vise la tête la plupart du temps mais peut aussi arriver du bas. A chacun de ses coups il y a sa parade. Il faut faire un mouvement de côté contre le coup d'estoc et si on y arrive il faut taper sur l'arme pour l'emmener plus loin dans son mouvement que l'avait prévu l'attaquant. Celui-ci perd l'équilibre et il s'ouvre complétement à la riposte. Au coup de taille il faut présenter son arme à la verticale, le coup sera paré et si l'adversaire est un novice, son mouvement aura découvert un de ses flancs pour la contre-attaque. Le coup vertical se pare du même principe qu'avec le coup de taille, l'attaque arrivant à la verticale, il faut présenter son arme à l'horizontale. Un bon mouvement d'esquive sur le côté comme avec le coup d'estoc fonctionne aussi. Le coup vertical cependant ouvre assez peu la garde de l'adversaire si celui-ci à un bouclier. La riposte n'est pas aussi simple. Mais si l'attaque est esquivée, le poids de l'arme peut emporter l'adversaire et le déséquilibrer. Il faut ainsi observer la maîtrise de son adversaire.

La posture et surtout le jeu des pieds est important en attaque comme en défense. La main et le pied qui soutiennent l'arme doivent toujours être l'un au-dessus de l'autre. Si l'on attaque en estoc par exemple, il faut que le pied s'avance, que la jambe se plie et que le bras reste droit jusqu'au bout du mouvement. Cela permet d'un part de mettre de la force dans l'estocade, de l'autre de tenir ses positions contre le déséquilibre. Enfin si l'attaque est esquivée, la fente avant est une position relativement à l'abri, on est un peu penché en avant et d'un geste on peut reprendre sa posture originelle. Le coup de taille doit lui-aussi être suivi d'un pas en avant, cela permet également d’éviter le déséquilibre. La position du corps sera en diagonale, ce qui lui permet de ne pas trop se découvrir et si l'on bloque son bouclier au niveau de son corps, ce qui est face à l'adversaire reste à l'abri. Enfin, le coup vertical je ne le conseille pas du tout sauf dans l'idée de faire une feinte. On commence par donner l'impression que l'on va donner ce coup, on place son épée au-dessus de soi, on commence le mouvement mais le coup ne se dirige pas vers le bas, il pivote sur le côté et se transforme en coup de taille. Contre un adversaire novice la feinte touche toujours.

Ce conseil m'est personnel. Je ne réussissais pas les mouvements sur cette attaque à l'entrainement. Cela m'a valu des remontrances particulières à de nombreuses reprises mais rien n'a réussi à me changer. Le coup vertical m'est en horreur, je perdais toujours l'équilibre. La parade et l'esquive en défense, au contraire, me sont naturelles.


  Ce premier enseignement transmit tant bien que mal, je laissais faire chacun des duos, le premier attaque le second puis le second attaque le premier, les passes d'armes s'enchaînent les unes après les autres. Je hurlais les ordres, une fois « Coup de taille, esquive », une autre fois « Estoc, parade » (celui-ci était mon préféré puisqu'il n'y a pas de différence entre la parade et l'esquive, l'incompréhension de certain se comprenait quand ils hurlaient de douleur parce que leur duo a attaqué), ainsi de suite durant des heures. Les premiers échanges furent chaotiques, les uns faisaient tomber leurs armes, les autres paraient ou esquivaient très mal et se prenaient le coup mais globalement le moral était au beau fixe et tout le monde reprenait sa place pour enchaîner les mouvements. Plus le temps passait plus les coups étaient maîtrisés mais face à l'erreur beaucoup voulaient abandonner, d'autres tombaient de fatigue, seuls un ou deux duos continuaient l'entrainement.

Je me suis alors interrogé. On m'a entrainé avec la douleur, avec la peur de l'échec, est-ce ce que j'allais faire à mon tour ? Mais je ne me voyais pas passer derrière tout le monde pour les frapper s'ils ne tenaient pas bien leur position ou dès le mot d'énervement ou de ras-le-bol. Cela ne m'a pas laissé de bons souvenirs et s'il s'avérait que le Chef-Capitaine soit notre Roi, je gardais envers lui une certaine haine de cette façon de faire. Je n'avais pas le sentiment que l'apprentissage par la douleur était la meilleure solution. Je devais avoir des soldats qui obéissaient aux ordres parce que je leur inspirait cette obéissance, pas par peur ou par douleur refoulée.

Alors, rapidement, j'ai donné une pause à mes recrues, le temps de souffler un peu. Cinq minutes et après on repartait, telle était la consigne. Si elle fut globalement suivie, un temps plus tard, une nouvelle pause devait être donnée. Les corps étaient fatigués et le mental ne tenait plus. Nous n'étions pas encore à la moitié de l'après-midi que j'ai offert une troisième pause. Une quatrième, une cinquième et ainsi de suite pendant que je perdais patience. Je ne contrôlais plus la situation. Là où des enfants de quinze ans, contraints certes, ne s'arrêtaient pas une seconde pendant un tiers de la journée, des hommes, des paysans dont les corps et les esprits subissaient le travail dur et souvent répugnant du travail de la terre et des animaux, ne tenaient pas une heure.


  J'étais fatigué, nous étions au Soleil depuis le début et même si la journée arrivait à son terme, l'entrainement n'était pas terminé. J'ai endossé mon rôle de Chef. Après avoir mis fin à la dernière pause, j'ai parcouru les rangs avec le regard sombre et lorsque l'un ou l'autre ne faisait pas le mouvement à la perfection, je le signalais en donnant des petits pics de la pointe de mon épée. L'un ou l'autre paysan a tenté de rouspéter, de se tourner vers moi et de me regarder de haut. J'ai agi par mimétisme, j'ai pris le ton que le Sergent ou le Chef avaient eu avant moi et j'ai recadré chacune de mes recrues.

La guerre n'admettant pas l'erreur, la bataille exigera à votre corps le maximum de ce qu'il pourra donner. Même si vous serez exténués, le combat continuera, votre vie ne tiendra qu'à un fil, celui de l'arme de votre adversaire... ou de la vôtre. Au premier contact comme au dernier, le mouvement devra être suivi. Un mental d'acier, voilà où résidera le destin.

Je suis très indirect dans le récit de cette journée parce qu'en réalité je ne suis pas sûr que j’ai dit tout cela. L'intention y était j'en suis certain mais avais-je tant de talent d'orateur ? Je suis sceptique.

Quant au déroulé même de la journée et une grande partie de la suivante c'est un peu flou. Enfin, c'est de l'entrainement militaire, il est question de faire un geste et de le répéter encore et encore, encore et encore. On le fait et refait jusqu'à ce qu'il devienne un automatisme. Je n'avais qu’une journée coupée en deux pour enseigner ce que j'avais retenu d'une semaine et demie. Je n'ai pas enseigné les mouvements de groupe par exemple en dehors du mur de bouclier. Cette technique servait à subir le premier choc des lignes, elle me semblait vitale pour la bataille probable à venir.

Ce ne fut pas simple cependant de trouver des boucliers dans le village. Les paysans n’avaient pas cela chez eux et s'il était possible de remplacer une épée avec un bâton ou une pique par une fourche, il y avait peu de chose dans le monde rural qui ressemblait à un bouclier de soldat. Ce ne fut que quand le village commença à se vider que plusieurs idées m’apparurent. Une roue de brouette ou d'un petit chariot, un couvercle de soupière et aussi avec beaucoup de chance une souche d'arbre déracinée, pouvaient servir de bouclier. Après avoir trouvé dix de ces ustensiles, il était possible de former un mur de bouclier. Une moitié des recrues faisait le mur, l'autre jouait les assaillants. Le principe est de tenir une défense imprenable par des attaques classiques, il faut briser les boucliers pour passer, le contourner ou le franchir par au-dessus, mais entre les boucliers les défenseurs peuvent tirer à l'arc ou toucher d'estoc. Lorsque les dix défenseurs étaient submergés, on changeait de côté, les attaquants devenaient défenseurs et réciproquement. La terre était retournée, certaines recrues tombaient et se faisait piétiner, il y avait de la douleur, de la colère et peu de maîtrise.

Mais le midi de la deuxième journée était passé depuis longtemps et il était l'heure de partir. Nous devions rejoindre Elk. Quand j'ai crié la fin de l'entrainement, toutes les recrues ont pris place en rang devant moi. Elles n'avaient pas fières allures. Une partie était noire de boue humide des vêtements au visage, une autre avait ici ou là des plaies sanguinolentes. Toutes avaient le visage fermé. Je ne sais pas si la peur les prenait déjà ou si c'était la déroute de l'exercice qui avait sapé leur moral. Il fallait néanmoins redonner courage à ces hommes avant de partir.


  Tout à coup le tonnerre gronda. Une pluie fine suivie qui se transforma en quelques minutes en une averse. Il m'a été plus difficile de prendre la parole sous la pluie mais je l'ai fait. En revanche j'ai complétement oublié ce que j'ai dit. Cela devait parler du village, du Royaume, de notre terre en péril. Nos familles qui nous ont précédées sur la route de Elk comptaient sur nous pour défendre leurs vies. Même si la vie des travailleurs de la terre et des éleveurs n'est pas une existence rêvée, elle est essentielle. Ce sont dans les villages que l'on voit la plus grande et plus pure solidarité, chacune et chacun d'entre nous est prêt à laisser ce qu'il fait pour aller aider un voisin. On ne se pose pas la question de quelle tâche est la plus importante, est la plus vitale, entre la nôtre et celle de cet ami. Non, on va l'aider pour le soutenir dans un moment de détresse. Parce que la vie est ainsi, plus elle est difficile plus on s'entraide parce que l'on veut être aidé en retour.

Aujourd’hui notre terre a besoin de défenseurs. Notre terre a besoin de héros. Les plus grands héros des légendes ne sont pas venus des milieux faciles, les plus grands héros sont nés sur les terres les plus malheureuses. Et quand je dis cela, je ne peux m'empêcher de penser à moi et ce que je suis devenu. Mais là n'est pas encore la question.

Sous la pluie, le vent et l'orage j'ai eu des vivats et exclamations. Puis nous nous sommes mis en route en formation deux par deux. Elk nous attendait.


  Quoique, en vérité, je ne savais pas ce qui m'attendait à Elk, ce qu'elle avait réussi à préparer, si elle avait géré les centaines (les milliers ?) de familles des villages alentours et si elle pouvait tenir un siège. Dans tout cela, que valaient mes vingt recrues ? Seront-elles un renfort apprécié ou bien juste vingt types en plus sur le dos de la ville ? Ainsi mon discours gonflant le courage n'avait pas tant marché sur moi.

Pour continuer à me perturber une autre chose allait se passer. Si le village de Kern était au bas d'une colline sur laquelle se trouvait ma maison, quand on sortait village en direction de Elk il y avait une petite bute à franchir. J'étais en tête de la file de mes recrues lorsque je suis arrivé en haut de la bute. Il continuait à pleuvoir et la lumière du Soleil manquait déjà cruellement. Cela m'empêcha de voir que de l'autre côté de la bute un comité nous attendait. Une armée constituée d'un millier d'hommes. Devant elle un groupe de cinq cavaliers se dirigea vers nous. J'avançais de quelques pas tandis que mes recrues s'alignaient sur la bute.

« Halte-là ! cria le premier cavalier qui s'arrêta à ma hauteur. Il ne semblait pas avoir d'armure pour la guerre, il était revêtu d'habits en cuir. Mais la pluie expliquait la raison de cacher le fer et l'acier, de peur qu'il rouille. Qui êtes-vous ?

- Nous sommes des villageois, nous nous rendons à Elk. Je prenais la parole.

- La route est fermée, la ville est assiégée, vous devez faire demi-tour. Les autres cavaliers arrivaient et s'arrêtaient derrière le premier, en ligne.

- Pour aller où ? Elk est notre ville, nous devons y aller.

- Ce ne sera pas possible. Le cavalier quitta mon regard pour observer les autres villageois. Vous êtes armés ? Vous voulez rejoindre les rangs de la ville c'est bien cela ?

- Oui. J'ai préféré dire la vérité directement, je ne voyais pas ce que je pouvais dire d'autres, mon art du mensonge est limité.

- Alors on vous laissera passer contre des prisonniers.

- Comment ?

- La guerre, fiston, c'est la guerre. Il faut faire des prisonniers pour avoir un peu de rentrée d'argent de la rançon. Alors, hmm... vous êtes vingt et un. J'accepte de vous laisser passer contre vingt prisonniers !

- Et si je refuse ?

- La mort te fauchera rapidement.

- Je suis Arn, apprenti Chevalier du Royaume, je vous défie en duel contre le passage de mon groupe en direction de Elk ! Je fis sur une pulsion.

- Aah ! Rollon a un apprenti ! Et il est devant moi ! J'ai gagné cette journée de merde ! fit le cavalier en riant avec ses comparses derrière lui. Après quoi il prit un ton sérieux et me jugea du regard. J'accepte ton duel. Si je gagne ce sera ta mort et les chaînes pour tes camarades. Tu n'as pas de cheval je parie, alors nous allons le faire à terre, ici et maintenant.

- Très bien ! » Je conclu sur un ton déterminé.


  Un homme s’est détaché de l’armée au loin pour porter les armes au cavalier qui descendit de sa monture.

Celui-ci m’a regardé un instant pour me crier ensuite :

« Tu as un bouclier, petit ?

- Non ! » J'ai répondu sur le même ton dédaigneux.

Alors il refusa le bouclier que lui tendit ce qui aurait pu être son écuyer si le cavalier était un chevalier. Pendant ce temps-là, j'attendais à ma place. J'ai laissé mes recrues immobiles sur la bute pour m'avancer dans le champ juxtaposant la route de Elk. La pluie commençait à rendre la terre molle mais elle était encore assez dure. J'avais la main gauche nerveusement sur le fourreau de mon épée. J'avais esquivé jusque-là toute réflexion sur ma situation. Mais c'était incontournable : qu'est-ce que j'avais fait pour en arriver là ? J'allais me battre contre ce qui ressemblait à un combattant chevronné. Je n'ai pas prêté attention à ses épaules pour savoir s'il portait des galons mais son comportement ressemblait à celui de Rollon. Il avait une assurance complète et tout le monde semblait être à ses ordres. S'il n’était pas chevalier, il commandait l'immense armée devant moi, c'était quelqu'un d'expert dans les armes. Je n'avais aucune chance.


  Il était trop tard pour reculer. Et puis de toute façon mes pas me menaient en avant, l'un après l'autre je me présentais au centre du champ, en face du chevalier qui était prêt.

« Je peux tout de même vous demander vôtre nom ? J'osais demander, une intuition me prit, comme un doute suivant des paroles du Chevalier Rollon.

- Bien sûr ! Je me nomme Elec, Chevalier du Royaume du même nom. On m'appelait Othar avant.

- Merci

- Et toi c'est Arn, hmm, je tâcherai de m'en souvenir. Dit-il sur un ton qui suggérait l'inverse. En garde, petit ! »

Et le duel commençait. En même temps que je voyais le chevalier courir sur moi, j'ai repensé à quelque chose qui m'était sorti de la tête, mon pouvoir surnaturel. En repensant à tout ce que je pouvais faire face à mon adversaire, j'ai souhaité gagner du temps, en avoir plus pour jauger toutes les possibilités. C'est alors que je vis ralentir le chevalier devant moi, je commençais aussi à entendre différemment la pluie tout autour de moi et sur mon corps, le son ambiant régulier perdait en intensité, les gouttes de pluie tombaient moins vite. Le chevalier de même, ce n'est pas qu'il avait ralenti le mouvement, ses gestes et son allure n'avaient pas bougés, tout se faisait simplement plus lentement. Plus il avançait plus le temps ralentissait autour de moi.

Après avoir observé cela et avoir été en extase une seconde, je repris la maîtrise de moi-même et je réfléchissais à ce que j'allais faire ensuite. J'aurai pu profiter de ce temps ralenti pour m'avancer vers le chevalier, esquiver facilement ses gestes et lui planter mon arme dans le torse. Mais je n'étais pas capable d'accomplir cet acte de lâcheté, je voulais le combattre de manière loyale. Cependant il était plus que certain que seul à seul, j'allais me faire tuer en cet après-midi pluvieux. Il fallait que je trouve quelque chose d'autre.

Quoi ? C'était la question. Et j'ai eu beau la tourner et la retourner pour la regarder sous toutes ses formes, je n'ai pas trouvé la réponse qui m'allait le mieux. Tout ce que mon pouvoir m'offrait me semblait être une tricherie immense. Plus qu'à moi, si l'armée me voyait faire, par exemple être d'une vitesse surréaliste et toucher le chevalier au cœur d'un coup, les soldats allaient-ils l'accepter ? J'avais aussi des recrues dans mon camp, allaient-ils être heureux de ma victoire et ne pas penser à ma lâcheté, à tout ce que je pourrais faire contre eux comme j'aurai fait au chevalier ? Non, il fallait que je garde secret mon pouvoir d'un et de deux que je remporte mon duel d'une façon insoupçonnable. Que faire alors ? La dernière solution que j'avais était en fait la première, reprendre le court correct du temps et me battre comme un apprenti chevalier.


  Cette pensée étant devenue majeure dans ma tête, la pluie sortit de son état tétanisé et le chevalier couru de nouveau vers moi. S'il n'y avait jusque-là aucune authenticité dans son regard, j'avais l'impression d'abord qu'il pensait perdre son temps avec moi puisqu'il allait jouer au duel, à présent une rage l'animait. Je pouvais voir des flammes dans ses yeux et un rictus d'animal en chasse aux côtés de sa lèvres supérieure. Mais surtout, surtout... il arrivait vite à ma hauteur !

Il n'était plus l'heure de réfléchir mais celle d'agir. J’ai agis en faisant parler l'entrainement. Le chevalier venait sur moi l'épée tendue en direction de mon estomac, lorsqu'il était à ma hauteur j'ai tenté une esquive sur le côté consistant à pivoter sur moi-même en faisant un pas sur la droite, lorsque je revenais dans ma position de départ je voyais le chevalier emporté dans son mouvement et me dépasser. J'ai laissé le pied trainer sur son chemin et il a trébuché dessus pour s'affaler dans la boue derrière moi. Je pivotais une seconde fois pour le regarder se relever.

« Infâme créature ! » cria-t-il de colère en s'enlevant la terre du visage.

Et il me chargea l’épée levée au ciel. Quand tout à coup une lumière fugace tomba du ciel suivi d'un bruit immense à la limite du supportable. Un éclair tomba si vite qu'il surprit tout le monde. Plus encore le chevalier en face de moi, parce que l'éclair été tombé sur lui, l'épée l'avait attiré au milieu de ce champ vide. Après être resté quelques secondes immobiles dans sa position, le chevalier craqua et s'écroula. Il était mort fauché par le désir du Ciel.

Mais je n'étais pas indemne non plus. Je me trouvais à peu de distance de l'impact de l'éclair et la force qu'il transporte se répand dans une zone de quelques mètres autour. Sauf que je n'ai rien senti. L'éclair m'a traversé de bas en haut puis de haut en bas, je l'ai vu aller et venir sur mon bras que j'avais devant les yeux comme des petits arcs de lumière bleue filant en se tordant comme des serpents. La lumière bleue, j'ai tout de suite pensé qu'elle était identique à celle qui m'a sauvé de la mort contre Raymond et ses brigands. Mais celle-ci était concrètement imprégnée de l'énergie de l'éclair. Pouvait-elle être la même ? Que mon pouvoir soit celui d'un éclair ? Cela n'avait aucun sens.




  J’ai planté mon épée dans la terre et je suis allé au chevet du chevalier.

Il ne bougeait plus, ne respirait plus mais il avait les yeux grands ouverts. Il avait encore dans ses yeux les flammes de tout à l'heure mais elles perdaient en taille seconde après seconde. Lorsque deux soldats arrivèrent au-dessus de moi, le feu intérieur du chevalier s'était éteint.

« Il est mort. Je prononce doucement en relevant la tête.

- Merde ! dit l'un.

- C’est pas bon, c'est pas bon ! » répétait l'autre.

Je me relevais pour les laisser prendre place autour du corps. J’ai jeté un regard vers mes recrues, elles n'avaient pas bougé d'un pouce. Elles subissaient la pluie, l'humidité devait avoir atteint tous les vêtements. J'ai regardé l'autre armée ensuite. Les soldats s'étaient désarmés dans leurs tentes pour la plupart et revenaient voir la scène en s'approchant petit à petit.

Le duel ne s'était pas achevé comme convenu, ils pouvaient refuser que je passe avec mon groupe jusqu'à Elk. Il fallait que je trouve quelque chose à faire ou à dire. Un éclair tomba de nouveau. Celui-ci était beaucoup plus loin, il n'a touché personne. Mais cela me donna une idée. Si l'on suivait la direction des deux éclairs, l'orage allait vers Elk. Je pouvais jouer avec. Il fallait que je prenne la parole très haut, au-dessus des trombes d'eau, de l'orage et des discussions probables entre camarades. Je me suis concentré quelques instants pour trouver le courage et la force de faire cela.

Et j'ai pris la parole. J'ai parlé non pas fort, puisque je ne sentais pas mes cordes vocales souffrir, mais d'une manière que tout le monde m'entende. Ma voix s'entendait dans toutes les têtes, c'était la solution que j'avais trouvé. Cela amplifiait d'autant plus la peur que je voulais donner à mes ennemis.


  « Partez ! Fuyez ! Votre Chevalier est mort ! Le Ciel a frappé pour rendre justice ! Ce qu'il s'apprêtait à faire n'est pas bon ! La guerre n'est pas la voie à prendre ! Le Ciel s'avance dans cette bataille pour défendre Elk et tous ses innocents ! Partez ! Fuyez ! »

Et j'espérais que cela ferait son effet. J'avais fermé les yeux pour me concentrer sur mes paroles. Je les avais entendues moi-même comme une voix venant de nulle part et en même temps de partout autour de soi. Lorsque j'ai rouvert les yeux, je regardais devant moi l'armée qui s'était totalement arrêtée. Un instant plus tard j'observais qu'il y avait des échanges de regard et de parole entre les soldats. Mais personne ne faisait le moindre mouvement de recul ou d'avancée.

Une main vint se poser sur mon épaule. Je sursautai.

« On ne peut en rester là ! cria le second homme à avoir pris la parole tout à l'heure. Je me tournais vers lui, il avait dégainé son épée et me défiait du regard. Tu dois mourir !

- Arrête ça tout de suite ! On doit partir. Fit le premier.

- Je m'en fous, je réclame une mort pour une mort. Il me regardait toujours avec l'intensité du chasseur sur sa proie

- Alors toi, vraiment, tu en tiens une couche... Nous avons perdu, il est temps de rentrer.

- Tant qu'il me reste un souffle de vie, je continue le combat ! Il avait enclenché le mouvement d'attaque vers moi lorsque son compère l'arrêta net en posant sa main droite sur la sienne.

- Souviens-toi d'Illas-Sar. Tu m'avais retenu de faire une folie.

- Je... me souviens. Les yeux des deux hommes sombrèrent dans les souvenirs et les regards se baissèrent vers la terre.

- Rentre avec moi et on est quitte.

- Toi ! L'apprenti Chevalier ! me défia une dernière fois l'énervé qui avait repris d'un coup toute son énergie. On se reverra ! Et il n'y aura plus aucune raison sur la Terre et au Ciel pour m'empêcher de te tuer !

- On fait comme ça. » Je concluais en le défiant du regard.


  En même temps que je reprenais mon épée, j'essuyais la terre qu'elle avait sur le bout et j'observais les deux compères partir en emmenant le corps du chevalier et son épée. Arrivé à la hauteur des premiers soldats, un mot a été échangé et tout le monde se mit en branle pour partir d'ici.

Soulagé de la tournure des événements, je souriais et je relâchais enfin les nerfs. J'entendais derrière moi des cris de joie.


  Sous l'averse qui ne s'arrêtait pas et les quelques éclairs qui illuminaient les ténèbres, nous avons marché vers Elk. Elle nous est apparue derrière une colline. La pluie était toujours présente et la lumière du jour n'était plus visible depuis longtemps. L'orage noir ne voulait pas disparaitre. Elk dans tout cela était une source de lumière, des lueurs paraissaient ici et là au-dessus des murs et on pouvait voir l'agitation frénétique sur les murs. S'il y en avait sur les murs, il devait en avoir partout dans les rues. Mais cette activité n'était pas habituelle. Très vite nos regards se sont posés sur notre droite, au Sud. L'autre armée d'invasion, celle d'Arl, était déjà là. Elle avait monté son camp immense au Sud et tenait le siège. Nous pouvions voir de notre position au-delà que les bucherons s'affairaient à couper du bois pour la construction d'armes de siège. Le siège ne serait pas long, les envahisseurs ne voulaient pas perdre de temps à Elk, leur cible était bien évidemment la capitale.

De ces rapides réflexions, je donnais l'ordre à mes recrues de ne pas allumer de torche. Sous ce temps, il aurait été compliqué de le faire. Puis nous avons accéléré le pas vers les portes Est de la ville.

La ville était close et la garde n'était pas à l'extérieur. Une lueur me faisait espérer la présence de quelqu'un sur le mur, alors j'ai appelé : « Il y a quelqu'un ! Nous venons de Kern, ouvrez-nous ! ». Je me suis répété deux fois, en essayant de crier mais pas trop fort. Personne ne me répondit. Devant cette situation coincée, j'entendis derrière moi des interrogations paniquées : « Qu'est-ce qu'on fait ? », « Ils vont nous prendre pour les ennemis, on va se faire tirer dessus ».


  Soudains les portes s'ouvrirent. Lentement d'abord puis en accélérant le mouvement. Je n'attendis pas que mes recrues sortent de leurs stupeurs toutes seules, j'enclenchais le mouvement. Personne ne vint nous accueillir aux portes, nous entrions discrètement et prudemment. Puis lorsque tout le monde était rentré, les portes se fermèrent en faisant le moins de bruit possible. Oui, c'était moi qui avais fait cela. Avant qu'une recrue ne pose la question, je leur ordonnais de se taire et de me suivre.

J'ignorais totalement où je devais aller. Je ne connaissais pas la ville après tout. Mais j'avais en souvenir, lors des deux passages avec le chevalier que si nous allions droit devant nous, au bout de quelques minutes nous tomberions sur une place. J'espérais qu'il y aurait du monde là-bas et surtout des soldats.

Mon instinct était bon, au bout de cinq cents mètres nous arrivions sur une place. Malgré le sombre lancinant de l'orage, la place était vivante à souhait. Enfin, l'activité n'était pas rêvée puisqu'elle consistait d'abord en des femmes, des hommes et des enfants courant dans tous les sens, paniqués de trouver un endroit à l'abris et des soldats ou autres milices civiles tentant de garder le calme.

Un soldat devant nous semblait donner des ordres. Je me suis approché de lui en demandant à mes recrues de rester à l'écart. J'attendis qu'il ait donné son dernier ordre à un jeune soldat nageant dans sa tenue de cuir, sa veste et son pantalon avaient une taille de trop, j'observais aussi son visage, blanc de peur. Puis il partit en courant.

« Qu'est-qu'il me veut le bleu, là ?! commença le soldat. Il me regardait, je n'avais pas compris d'un coup qu'il parlait à moi.

- Hei. Qu. Ah ! C'est à moi que vous parlez ?

- J'ai pas le temps ! Parlez !

- Hm. Oui ! Bonjour !

- Non !

-D'a... Je suis Arn, apprenti Chevalier de Rollon !

- Ça m'intéresse ?

- Oui ! J'ai avec moi vingt recrues prêtes à aider !

- Allez dans la taverne là-bas, vous verrez le commandant.

- Merc.

- Déguerpissez, j'ai pas le temps !! »

Complétement déboussolé par la vitesse de l'échange, je me suis retourné pour ne plus regarder le soldat mais je me suis donné une seconde pour reprendre le contrôle.


  Après quoi je suis revenu auprès de mon groupe de recrues et nous nous sommes dirigés vers ladite taverne. Celle-ci donnait sur la place, je me suis dit qu'elle devait être bien placée dans la ville, en temps normal. En temps de guerre aussi, puisque le commandant y tenait son quartier général. La place devait se situer proche du centre de la ville, c'est la raison que je trouvais pour expliquer la situation.

Là-dessus nous entrions dans la taverne. Quelqu'un sorti rapidement au même instant, il me bouscula, se reprit et sans nous regarder il partit en courant. Nous, nous reprenions notre mouvement.

L'intérieur de la taverne était aussi sombre que dehors, nous n'avions alors pas à habituer nos yeux à un changement drastique. Il y avait du monde tout autour de nous, cela expliquait le manque de lumière. Je me frayais un passage entre les hommes et les femmes soldates présentes tout en essayant d'aller toujours tout droit devant moi. Il y avait un brouhaha de discussion tout autour à tel point que rien n'était audible. Je n'arrivais même pas à m'entendre dire « Pardon », « Excusez-moi » aux personnes que je poussais.

Au bout d'un moment interminable où je n'espérais plus que ma fin, je poussais les deux dernières épaules pour déboucher dans un espace vide. Alors le silence se fit dans la salle et des regards se posèrent sur moi. Puis sur chacune de mes recrues qui arrivait derrière moi. J'avançais de quelques pas vers la table devant moi. Il était là, le commandant, assis à cette table rustique de taverne, une bougie sur sa droite pour apporter la lumière sur des cartes, des plans et d'autres papiers rédigés, il avait la tête dessus, le regard sombre et fermé. Le commandant était un géant, la largeur de ses épaules devait faire ma taille les bras tendus et je n'arrivais pas à imaginer son buste, que je pouvais voir, passer l'encadrement de la porte de la taverne.


  Puis il releva la tête et ses yeux se posèrent sur les miens. Son regard me pénétra d'une colère profonde. Puis il se passa l'inverse de ce que j'avais imaginé sur le coup. Son visage se fendit d'un sourire et en se levant le commandant demanda tout fort :

« Ce gringalet-là, c'est le fameux vingt-et-unième d'la bande ?! Et il partit dans un rire immense et toutes les personnes l'imitèrent. Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon petit ?

-Je suis l'apprenti du Chevalier Rollon, je viens apporter mon ai. J'ai tenté de dire devant le commandant qui s'approchait de moi en contournant la table

- Qu'est-ce que j'en ai à faire du Chevalier ? C'est de lui que l'on aurait besoin, la bataille est perdue d'avance, Elk va tomber, et avec elle le reste du Royaume. Un Chevalier garant du Royaume qu'il disait, hein ? Mon cul !

- C'est justement parce qu'il ne peut être là qu'il m'envoie ! j'ai répondu face à la certitude défaitiste du commandant. Mais cela n'a pas suffi.

- Toi, gringalet ? Et tes vingt pécores qui savent à peine tenir une arme ? Il faudrait les entrainer les petits mais nous n'avons plus ce temps ! Le commandant finissait de dire cela lorsqu'il s'arrêta devant moi, à deux pas. Il était grand de plus de deux mètres, j'étais tout petit à côté de lui. Et si j'avais été impressionné par la largeur de ses épaules et son buste gigantesque, le reste de son corps était muscle et sculpture titanesque. Le commandant n'était pas un simple soldat, il était une force de la nature capable de bouger des montagnes à lui tout seul. Bouge de là, retourne auprès de ta mère jouer aux chevaliers et princesses ! »

Il termina là-dessus en pointant du doigt la porte. Elle se trouvait derrière nous. Entre elle et nous se trouvaient une dizaine de soldats qui riaient de notre ridicule.

Sauf que je ne pouvais accepter ce fait. Un tourbillon virevolta en moi et j'en sortie une détermination indéfectible. Je ne savais toujours pas ce que je faisais ici, dans ce monde. On m'avait prêté un pouvoir immense contre le rétablissement d'un soi-disant Equilibre. On m'avait parlé de la guerre et des ravages de la Terre d'È. On m'avait fait apprenti chevalier. Sans une sérieuse préparation on m'avait projeté dans la vie à prendre des décisions. Je ne savais toujours pas sur quelle balance du destin j'étais le poids supérieur. Une chose devenait certaine cependant. J'allais arrêter de me faire marcher dessus !


  Un vent phénoménal pénétra dans la taverne, la porte d'entrée claqua en s’ouvrant et pour une seconde fois en se fermant. Le vent fit s'éteindre toutes les bougies, une autre lumière illuminait la pièce, elle venait de moi. Mon corps se mis à rougir, rougir, mes veines devenaient feu et se voyaient au travers de ma peau et de mes vêtements. Mes pieds quittaient doucement le sol sous l'impulsion du vent qui se concentra sous moi. Et je pris la parole. J'avais une voix sombre, caverneuse, noire et obscure et elle s'entendait dans les esprits de chacune des personnes présentes. En fait non, je parlais normalement et une voix me seconda dans la tête des gens. Nos paroles étaient néanmoins dans une harmonie pure.

« Silence ! Silence ! Imprudent... tu es imprudent de refuser toute l'aide que tu peux avoir... Imprudent de juger par ton ignorance... Imprudent. Je peux être ton pire cauchemar ou ton allié ultime dans la bataille. Je peux être une bête de l'Enfer comme tu le vois ou un être de lumière. Je laissais là un petit silence de circonstance, ma forme ne bougeait pas et restait sous la silhouette d'un être de l'Enfer, du moins comme je venais de l’appeler. Imprudent. La bataille n'est pas jouée, tout reste à faire. Je suis ! Je suis l'apprenti Chevalier de Rollon ! Toi et moi ! Toi et moi, commandant ! Nous guiderons les soldats de Elk contre l'armée du Royaume d'Arl. Et la victoire sera nôtre ! »

Après quoi je rétablissais la taverne comme avant, les bougies se rallumèrent les unes après les autres et le vent disparu en me laissant retoucher terre. Mon corps reprit à la fin son aspect humain. Le commandant, le seul que je regardais durant toute cette scène, avait blanchi du visage, il n'avait pas reculé de sa position, l'honneur lui revient, mais il semblait s'être affaissé sur lui-même en me regardant m'élever. De retour à ma position initiale, je le voyais moins imposant et surtout moins fermé.


  Devant la stupéfaction de tout le monde et du silence absolu tout autour de moi, je brisais la glace en posant la question sur un ton normal :

« Alors, que faisons-nous, commandant ? »

Celui-ci ne réagit qu'après l'injonction de son grade mais il fallut une seconde, voire deux, avant qu'il n'ouvre la bouche. Puis encore une autre seconde avant qu'un son audible en sorte.

« Qu'est-ce qu.

- J'ai pas le temps pour ces questions ! Quels sont vos plans pour le siège ? Où puis-je prêter main-forte ? Et mes recrues ?

- Qu. Quoi ?

- Ouhou ! Fis-je en secouant une main devant ses yeux qui me regardaient, perdus. Il tendit le bras et un doigt en ma direction, lentement, trop lentement. Je riais en moi de cette situation délicieuse. Allez ! On retrouve ses esprits !

- D'accord ! Fit le commandant, enfin, lorsque la lumière de ses yeux reparut. Vos. Vos hommes peuvent aller sur la porte Est, nous attendons l'armée d'Elec d'une minute à l'autre.

- Non. Je fis avec un large sourire, le sourire de la victoire. L'armée est en déroute, elle est repartie chez elle.

- Comment cela ?

- Le Chevalier Elec est mort lors d'un duel. L'armée n'ayant plus de commandant rebrousse chemin.

- Excellente nouvelle !! Fit le commandant. Un rayon de clarté passa sur son visage. Alors tout le monde sur le mur Sud. L'assaut peut venir n'importe quand. Nous feriez-vous l'honneur de.

- J'ai pas le temps pour les formalités ! La guerre n'attend pas ! Je coupai le commandant, j'avais une assurance du tonnerre à cet instant précis et j'avais quelques petites rancœurs à faire passer.

- Alors...

- Oui ?

- Accepteriez-vous mes plus plates excuses ?

- J'ai pas le temps ! Je fis en lui tournant le dos. Au mur ! J'ordonna à mes recrues qui avaient accepté plus rapidement ce qu'elles venaient de voir que le reste des soldats présent dans la salle.

- Mais.

- Vous présenterez ce que vous voudrez au Chevalier Rollon. Moi je n'en ai rien à carrer ! »

Je prenais un risque majeur de me payer la tête des soldats de Elk. Peut-être allaient-ils être mon salut plus tard. Je plaçais beaucoup d'espoir sur la sensation que je venais de donner au commandant et au commandement dans la taverne. Et je ne vous parle pas de la tête de l’aubergiste, au fond de la salle, derrière son bar, qui était là depuis le début.

Quand nous nous sommes mis en route, les soldats se sont tous poussé dans un mouvement et je suis sorti du bâtiment en dernier.




  La fin de la journée et la nuit sur les remparts se sont passés sans événements particuliers. Les recrues que j'avais amené du village de Kern avaient été réparties sur tout le long par l'officier. Quant à moi on m'avait affilié sur la porte. J'avais retrouvé au sommet des deux tours de la porte Sud l'un de mes anciens camarades du camp militaire. Ce même camarade avec qui j'avais tenté d'échanger un mot à deux reprises. Je l'ai vu métamorphosé. D'une part il portait une armure unique entre tous les soldats, il portait une véritable armure pour la guerre. Elle allait du véritable haubert en mailles sous un plastron de plates jusqu’aux cuissards et jambières faites de même fines plates. Malgré l'obscurité ambiante, j'apercevais les armoiries du Royaume sur son torse. D'autre part il semblait commander des hommes. En fait, j'allais être sous ses ordres.

Mais il ne m'adressa aucun mot. Après que je me fus présenté à lui comme une unité de renfort, il me fit juste signe pour ma position sur le mur. J'étais jaloux de sa position à présent. Il avait une vraie armure de chevalier, du moins celle que j'imagine qu'ils ont, alors que c'est moi l'apprenti chevalier. C'était peut-être le privilège des Gardes Royaux, ils portent les couleurs du Roi et ont toutes les armes et les armures prêtées par lui. Ce fait, je le connaissais puisque mon père en avait été un.

Sur le coup je suis entré dans une petite réflexion sur ce qu'est le chevalier dans le Royaume. Je n'y avait plus repensé depuis ma séparation d'avec mon père et le Chevalier Rollon. Pourquoi n’avais-je pas armes et armures offertes par le Roi ? Où se situait le chevalier dans les grades de l'armée ? J'ignorais beaucoup de choses encore. C'était cela qui m'avait énervé dans la taverne. Maintenant je savais que je pouvais utiliser cette colère, mais je commençais aussi à me dire que ce pouvait être dangereux. Je m'étais transformé en bête de l'Enfer dans la taverne ! Et dire que je ne savais pas encore ce qu'était une bête de l'Enfer !

J'espérais ne pas avoir fait entrer un vent de panique parmi les défenseurs. Je craignais cela d'autant plus qu'au même instant j'entendais deux voix sur le mur plus bas qui disaient :

« T'as entendu la dernière ? Un type qui avait les veines en feu ! En feu !

- Arrêtes ! T'es con. Je n'y crois pas.

- J'te jure ! C'est Al' qui m'a raconté ça, il y était, il a tout vu.

- T'es sérieux ? »

Les sons se perdaient dans la nuit après cela.


  Il ne s'est rien passé durant la nuit comme je le disais et le matin est arrivé tout doucement. Le calme était complet et tandis que l'on entendait dans l'escalier de la tour la relève arriver, de l'extérieur de la ville un cor de guerre retenti. Il venait à peu près du centre du campement. Sur la droite un deuxième cor lui fit écho, puis sur la gauche, à l'autre bout du camp, un troisième gonfla l'appel.

De la ville silencieuse on entendit crier l'ordre « Sur les murs ! Sur les murs ! ». Le siège commençait. Tout le campement adverse s'activa et les lignes se formèrent devant les tentes. Les engins de sièges prenaient place entre elles. Ils ont construit des béliers et des tours de sièges. Une grande partie de la bataille se fera ainsi sur les murs. Les défenseurs de Elk manquaient d'archers, ils ont été regroupés sur les murs autour de la porte pour viser les béliers. La ville n’était pas une forteresse et la porte n’était pas faite pour subir l'assaut, elle n’était constituée que de bois. Les murs, eux, étaient en pierres solides, les tours s’approcheront et feront passer les soldats par-dessus, c’était inexorable.

Je comprenais le désespoir du commandant face au siège qu'il devait gagner. J'appréciais seulement à ce moment-là la déroute de l'armée d'Elec. Une armée était bien suffisante. Celle d'Arl était supérieure en nombre et Elk était une prise facile. De tout temps Elk était une ville de commerce, elle s'animait dans la paix, jamais dans la guerre.

En quelques instants le nombre de défenseurs autour de moi doubla puisque la relève était arrivée et nous ne partions pas nous reposer. En réponse, en quelques instants les lignes adverses étaient immobiles face à la ville et elles attendaient l'assaut.


  Un cavalier solitaire sortit des rangs et s'approcha des portes de la ville. J'étais au-dessus, je n'ai pas mis longtemps à pouvoir l'observer et me rendre compte qu'il ressemblait beaucoup au Chevalier Elec. Même mieux, il lui ressemblait comme un jumeau. La différence résidait dans son armure qui arborait elle les couleurs d'Arl, une couronne de lauriers blancs sur fond bleue.

« Holà, du château ! Fit le chevalier lorsqu'il s’arrêta à distance de voix. Une reddition est toujours possible ! Allez donc pleurer dans les jupons de votre Roi ! Je ne vous suivrai pas trop proche pour aller les lui tâcher de son sang.

- Chevalier Arl ! Tu es un fils de chienne ! dit une voix parmi les défenseurs. Je cru reconnaître celle du commandant, mais je n'étais pas certain de moi. Je peux te promettre que tu te briseras les dents sur les murs de Elk. Mais les queues des diplomates que tu pompes sans arrêts doivent toutes te les avoir fait sauter ! La pudeur de ces paroles ne pouvait venir de n'importe qui, c'était le commandant. Celles de tes soldats seront en panne avant même d'avoir pris pieds sur nos murs !! »

Il fallait savoir apprécier la finesse de ces paroles. Le chevalier fit demi-tour sous les rires des défenseurs. Il retourna dans les rangs de son armée et le cor central sonna l'assaut. Nous reprenions tous notre sérieux d'un coup.


  Deux tours de siège s'approchèrent d'abord. Chacune allait d'un côté de la porte Sud. Aussi, comme je n'avais ni arc ni flèche, je ne pouvais que regarder impuissant les scènes. Les archers parmi les défenseurs faisaient leur maximum, mais les tours de siège s'avançaient imperturbables. Lorsqu'un attaquant tombait sous un trait, deux âmes prenaient sa place aux pieds de la tour.

L'une après l'autre, les tours de siège arrivèrent à leur destination. Le pont de bois qui devait faire la jonction entre la tour et le sommet du mur tombait et les attaquant sortaient deux par deux ou par trois sur le pont puis sautaient sur le mur. Les défenseurs tinrent leur position quelques minutes, les premiers envahisseurs mourraient sur les épées ou sous les flèches, mais très vite les défenseurs durent reculer. Leur nombre à eux aussi diminuait à chaque mort. Un attaquant arrivait à tuer un défenseur avant d'être occis par un autre défenseur. Le surnombre de ces envahisseurs faisait basculer la bataille d'un côté comme de l'autre de la porte.

Je ne tenais plus en place. Je regardais de haut ces combats. Ils tournaient au massacre des défenseurs, au massacre de citoyens à peine armés ou aux paysans tels que ceux que j'avais formés. Mais on m'ordonna de ne pas bouger, de tenir le sommet de la porte. Les chaînes du pont-levis qui se trouvaient à ma hauteur ne devaient tomber entre les mains ennemies. Mais dans quelques instants ceux qui étaient dans les tours de la muraille prendraient les escaliers. Je ne devais pas rester en haut mais défendre les positions en bas. Mais rien à faire, le Garde Royal m'interdisait de bouger et quand je demandais l’avis du commandant au-dessus des combats, la réponse était négative.


  La situation restait ainsi un petit moment. Les combats sur les murs stagnaient un peu, aucun autre bataillon n'arrivait par les tours de siège, les lignes restaient devant les portes de la ville, comme si elles attendaient quelque chose. Et à l'instant précis où je regardais le dernier assaillant sauteur du pont de bois de sa tour de siège, un cri aigu, très aigu résonna au sein de l'armée en bas.

J'aperçu avec horreur que les lignes ennemis m'avaient cachées une vingtaine de très grands aigles. Ils décollaient à présent, chevauchés chacun par un... peut-on dire cavalier dans cette situation ? Et les aigles se dirigeaient vers nous en toute hâte. Tout à coup le Garde Royal me présenta quatre javelots. J'ignorais où ils les avaient cachés, puisque dans ma rage j'avais parcouru l'étage de long en large mais je les ai prit.

« Tire juste, vise l'aigle, l'autre est inutile. » Il me donna l'ordre.

Je comprenais enfin à quoi je servais ici, maintenant. Les aigles se rapprochaient, ils étaient vingt-quatre, ils ne pouvaient attaquer tous ensembles, il n'y avait pas la place, ils se sont relayés. L'aigle visait ou du bec la poitrine de l'homme à abattre ou bien des serres pour le prendre, l'emmener dans les airs et le lâcher pour qu'il meurt à l'impact de la terre. Ainsi, dans leur dernier mouvement, les aigles étaient très fixes, les viser et les atteindre n'était pas difficile. Lancer un javelot avec une bonne force pour qu'il puisse toucher et tuer, c'était une autre histoire. Je n'avais que quatre javelots, je perdis le premier en essayant d'avoir de côté un aigle passant prendre l'homme à deux mètres de moi. Le deuxième toucha l'aile de l'aigle de la deuxième vague qui me visait. Il finit par s'échouer contre la pierre à quelques mètres de la plateforme où je me trouvais. J'entendis une seconde plus tard son corps toucher terre. Le troisième javelot fini dans le cœur d'un aigle qui eut l'audace d'atterrir devant les chaînes de la porte. Puisqu'il était concentré sur elles, il fut facile d'aller jusqu'à lui, de se mettre devant et de toucher son torse entre les plumes. Le quatrième ne fut jamais lancé. Un autre aigle me prit par surprise entre ses serres, peu de temps après que j'ai tué son camarade. Je m'envolais dans les airs. Puis les serres s'ouvrirent et je chus de plus haut que la plus haute maison de la ville.


  Mais, cela va de soi, je touchais terre sans aucune blessure. Et, dans le même élan, je fis un bond pour repartir dans les airs et revenir sur ma plateforme préférée, à la défense de la porte Sud. Deux aigles trouvèrent place lorsque je revins, il n'y avait plus beaucoup de défenseurs. Le Garde Royal avait brandi son épée et se défendait contre les coups de bec de l'un des aigles. Je courrai vers l'autre. Je sautai encore d'un bon mètre de hauteur pour arriver au niveau de sa tête et, l'épée sortie, je tranchai d'un coup sec son cou. Sa tête sauta et tomba bien loin en bas, le reste du corps s'effondra. Tuer son chevaucheur fut un jeu d'enfant, il était à moitié coincé sous le corps de son animal. Je vis le Garde Royal arriver à tuer son aigle. Il ne restait plus que nous deux devant les chaines et en face de nous, dix aigles tournaient encore autour de la plateforme.

Le même cri aigu qui avait lancé l'assaut s'entendit et les aigles arrêtèrent leurs tours pour revenir vers l'armée. Celle-ci n'avait pas bougé. Puis lorsque le dernier des aigles disparu derrière les lignes, les bataillons bougèrent. Ceux sur les côtés se dirigèrent à marche forcée vers les tours de siège toujours en place, ceux au milieu ouvrirent quelque peu leurs fronts pour laisser passer un grand bélier de bois. Puis ils l'escortèrent en direction de la porte.

Sur les murs, les combats avaient cessés depuis l'assaut des aigles, les premiers envahisseurs avaient été tués ou repoussés. Mais les défenseurs n'avaient pas le temps de s'occuper d'abattre les tours de sièges, le second assaut était déjà à leurs pieds. Quant au bélier, il avançait, lentement mais sûrement. Personne parmi les défenseurs ne pouvait interrompre sa marche. Lentement mais sûrement, l'arme fera son office et les envahisseurs entreront dans la ville.

J'entendis sur les murs le cri de panique « Bélier ! » montrant l'inévitable. Et je ne sais comment, tellement le bruit de la bataille résonnait encore à mes oreilles, mais je sentis le vent de panique s'engouffrer dans les rues de Elk. Les portes de la ville ne devaient pas tomber. Ce serait un massacre.


  Le combat sur les murs reprenait. Le commandant sur ma droite tenait la position et le meneur des hommes sur ma gauche n'avait rien à lui envier. Mais le surnombre l'emporterait tôt ou tard. Quant au Garde Royal et moi-même, nous restions sur le sommet des portes.

« Que faisons-nous ? Je lui demandais, je restais, après tout, sous ses ordres.

- Je ne sais pas, je ne sais plus. Je n'avais envisagé vivre jusque-là... Ses paroles pénétrèrent mon corps d'une manière inattendue. Son visage blême et son expression d'horreur tenaient pour beaucoup.

- Réfléchissez ! Tant qu'il y a un souffle de vie dans ce corps, il peut servir ! Je lui criai dessus en le pointant du doigt sur la dernière réplique.

- Je ne sais pas !

- Allez seconder le commandant ! Je criais plus fort encore. Moi je saute. »

J'avais dit cela parce qu'une idée m'apparut à l'esprit. Au même instant du second abandon du Garde Royal, j'ai entendu le bruit des roues du bélier roulant sur les cailloux. Ces cailloux m'indiquaient que l'arme de destruction approchait des portes. Il devait même se trouver juste en bas des créneaux de notre plateforme.

Ainsi, même si cela consistait en une chute de plus de dix mètres de hauteur, je sautais par-dessus le mur pour tomber sur ce qui se trouverait sous moi, que cela soit le bélier lui-même ou ses gardiens. Une idée folle, j'en conviens. Mais mon pouvoir vint suppléer la faiblesse de mon corps. Je ne subis aucun dommage de ma chute. Mieux encore, mes pieds touchèrent la tête du bélier qui se rompit en mille morceaux sous le poids et la résistance que je donnais à mon corps. En un instant, si je puis dire, je sauvais la ville.


  Mais le combat n'était pas fini, loin de là. Je me trouvais à présent entouré d'ennemis. Ils reprirent tour à tour leur esprit en encaissant ce qu'il venait de voir et tout le monde me chargea en même temps. L'épée dégainé, j'étais prêt à vendre ma peau et je faisais siffler l'air autour de moi.

« Approchez ! Approchez ! Si vous l'osez ! Mais vous ne franchirez pas ces portes ! » J'invectivais à mes adversaires.

Cela ne fit peur à personne, certains escaladaient la carcasse du bélier pour mieux me sauter dessus. Alors je coupais, je tranchais et je blessais tout ce qui passait à hauteur de mon épée. Là encore, je ne le cacherais pas, mon pouvoir m'offrit une vitesse et une force supplémentaire de telle façon que les corps adverses volaient à distance en bousculant les corps derrières. Un vent nourri de mes mouvements en empêchait d'autres d'approcher.

Jusqu'à ce que j'entende un cri de guerre :

« A la Zarba ! »

Qu'un bruit sourd apparu derrière moi et une voix que je reconnaissais tout de suite me donna encore plus d'énergie :

« Petit ! Je suis avec toi ! » Dit le commandant en enfonçant la ligne adverse qui tentait de m'encercler.

Des cris de douleurs et des râles d'agonie arrivaient par dizaines à mes oreilles. Mais la bataille exigeait ce sacrifice humain, je tuais pour une cause juste. Même si je regrettais les morts de tous ces valeureux dans un camp comme dans l'autre, puisqu'ils n'étaient coupables que d'obeir aux ordres, en cet instant précis je me sentais vraiment un élu, l'Élu ou pas, mais un élu. Je protégeais une population qui ne pouvait plus le faire par soi-même contre un envahisseur inhumain.


  En effet, je commençais à évaluer - oui, oui, au centre la bataille, en tuant d'une main un type et en tranchant l'artère d'un autre - évaluer, disais-je, la possibilité que le chevalier qui guidait l'armée était comme le précédent que j'avais tué en duel. Était-il possible que les flammes que j'avais aperçu dans le regard du chevalier Elec soient le reflet de son âme, ou de quelque chose comme cela, qui ne désirait que le feu et le sang ? Il me revenait ainsi à l'esprit l'histoire de l'Élu, des Gardiens de l'Equilibre et de cet Equilibre en danger. Je me remémorais des paroles échangées entre le Chevalier Rollon et mon père. Le premier n'avait plus de nouvelles des autres chevaliers et mon père pressentait « l'ordre ancien » en danger. J'additionnais cela à l'expression « Enfer » que j'avais employé en parlant de « bêtes » qui en venaient. J'avais parlé de cela dans cette transe que je n'avais pas maîtrisée.

J'élaborais ainsi des fondations de quelque chose de mal. C'était cela, exactement cela, qui me poussait à combattre et tuer et encore tuer ces hommes et quelques femmes devant moi. A la fin de mes réflexions je n'attendais plus qu'une chose. J'attendais que le chevalier qui menait l'assaut se présentait à moi. Chaque corps qui tombait réduisait l’écart qui nous séparait, j’en étais sûr.

J'espérais que sur les murs les combats se passaient bien. Et je sentais la présence rassurante du commandant dans mon dos, sans regarder je savais qu'il était encore debout et se battait comme une bête enragée, peut-être même plus enragée que moi.

Les corps ne s'entassaient pas devant moi puisque l'un ou l'autre finissait emporté par le courant d'air que faisaient mes coups. Il était emporté à des dizaines de mètres. Mais au bout d'un moment, malgré les protections que je me donnais - je suis persuadé que je n'étais même pas conscient de tout ce que mon pouvoir avait créé pour moi - la fatigue parcourait mon corps. Avec la fatigue mes coups devenaient moins précis, j'étais moins rapide et moins conscient de tout ce qu’il se passait. Aussi je recevais des blessures légères aux bras ou aux jambes dans un premier temps. Puis une lance pénétra mon corps. Dans une douleur atroce, au summum de ce que je ressentais comme supportable, je tournais la tête sur la droite pour voir que dans une rage, un soldat qui bavait tellement il rongeait sa haine, m'avait transpercé de son arme.


  J'étais immobilisé, choqué. Puis l’instant après, mes jambes ne tinrent plus, je tombais à terre. Le soldat accompagnait mon geste en tenant ses mains sur le manche de son arme. Il criait victoire. Mais avant que ma vision s'assombrisse je vis sa tête voler sous le tranchant de l'épée du commandant.

Mes yeux se fermèrent... puis les sons à mes oreilles s'estompèrent... je ne sentis que le choc de l'armure sur laquelle ma tête avait cogné en tombant.


  Tout au fond du néant dans lequel je sombrais, j'entendis une voix, une voix très faible. Enfin non, d'abord un cor de guerre attira les dernières énergies que j'avais. Je me concentrais sur ces sons que je pouvais encore entendre. Après le cor, une voix criait :

« Chargez, chargez ! Défendez-les ! »

Puis plus rien. Une ombre passa.

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