La planète aux chimères

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An 302 de Deriso, PAC 78

— Et sous quel petit nom on la connaît, c’te jolie planète ?

— PAC 78

— PAC comme planète aux cons ?

La plaisanterie dessina un sourire sur les lèvres de Joriss. Qui ne se serait senti l’âme d’un con, transbordé à des années-lumière du complexe de Deriso ? Au bout de cinq mois d’exil, ils n’aspiraient qu’à retrouver la civilisation, le confort d’une douche, d’un lit propre, et surtout la fraîcheur d’une Galatikforss maltée et caramélisée à souhait. L’exploration touchait à sa fin et le frigeur était en train de lâcher. Ils avaient visité trois systèmes et vingt-et-une planètes plus ou moins intéressantes. Celle-ci, la dernière, unique satellite d’un petit soleil pâlichon, n’avait montré ses attraits qu’aux observatoires poussiéreux ; ils avaient l’honneur d’être les premiers humains à la contempler de visu.

— Et comment qu’elle est classée ? reprit Romuel tout en vérifiant l’approche à travers son tableau de commande.

Joriss n’eut pas besoin de se replonger dans le dossier :

— Extrêmement intéressante.

— Extrêmement intéressante ? Ben dis donc, c’est notre première de cette classe, non ? Extrêmement intéressante… On va p’têt devenir célèbres ? T’imagines qu’on trouve le paradis… Ce soir, on fait péter le champ’ !

Les coups de chance se faisaient rares dans le métier. Joriss n’y croyait plus mais la joie de son compagnon était communicative et lui redonna l’envie d’avoir envie, de rêver d’aventure. Qui sait ce qu’une planète « extrêmement intéressante » allait leur apporter ?

— Qu’est-ce qu’ils en disent exactement ?

— Rien. S zéro.

— Une Sister-0, une vraie petite terrienne, je vais enfin voir de mes yeux à quoi ressemble Terre… J’branche l’enregistro pour une complète, t’es ok ? Avec ça on aura de quoi partager en rentrant…

Romuel n’attendit pas l’accord de son partenaire. Sa main voleta dans le tablorama réactif et enclencha l’enregistreur qui se mit immédiatement à filmer tous azimuts, photographier, capter odeurs, sons et ondes de tout bord pour les stocker dans un viddd à haute définition.

De loin, la planète apparaissait entourée d’une atmosphère si dense qu’elle était détectable à l’œil nu. Dès qu’ils eurent plongé sous le halo bleuté, les explorateurs furent confrontés à une explosion de couleurs : d’immenses étendues liquides, parcourues de courants violets ou céladon, étalaient un indigo aux franges crémeuses entre des terres émergées où bruns, ocres et toutes les nuances de vert rivalisaient.

— On descend ! avertit Romuel.

Le Rapasket décrocha de l’hypersonique stabilisé et plongea vers le sol, clouant les deux hommes au fond de leur siège. Romuel mit le cap vers une lisière entre océan et terre. À cent mètres d’altitude, le Rapasket adopta une vitesse de croisière et ils purent contempler le paysage sans être secoués. Romuel-le-bavard se taisait, fasciné. À leur droite, une mer d’arbres, innombrables cimes crêpées, à touche-touche, semblables aux plantations de Deriso mais en une forêt si épaisse qu’elle apparaissait en puissance hostile et, à leur gauche, un bleu infini tendu jusqu’à la courbure de l’horizon, telle une liberté qui n’en finissait pas d’échapper à sa cage…

Romuel plongea les deux mains dans le tableau holographique : le Rapasket ralentit encore, en phase d’approche. Il se maintint en vol à une trentaine de mètres au-dessus de l’eau, juste au niveau des frondaisons voisines. La plage, couverte d’un sable adamantin, étincelait sous les rayons du jour. Les branchages s’agitaient sous la brise venue du large. Le paysage était féérique.

Un crépitement inattendu sur l’avant du vaisseau les sortit de leur torpeur. Des alarmes se mirent à clignoter dans les pictogrammes interactifs. Romuel se pencha sur la multitude de voyants et de messages, puis se redressa soulagé. Sous l’œil interrogateur de Joriss, il expliqua :

— On a traversé un banc de poissons…

— Un banc de poissons ? Dans l’air ? T’es sûr ?

Le pilote haussa les épaules. Sur le parebrise, une tache s’épaississait, ressemblant à s’y méprendre à un poisson translucide.

— On continue de suivre le littoral ? On peut y revenir plus tard…

Joriss garda pour lui son envie oppressante de retourner immédiatement à sa bulle, là-bas, dans Deriso. Faire la paix avec Jorisfe et tenter sincèrement de recréer des rapports père-fille sereins. Se faisait-il vieux ou n’était-ce qu’un conflit de génération ? La gamine grandissait trop vite et ses absences pesaient lourd dans la balance. La planète n’était peut-être pas aussi paradisiaque qu’elle semblait l’être au premier abord mais, s’ils prouvaient qu’elle était habitable, leur renommée était assurée. Et les relations qu’ils auraient avec les Derisiens s’en ressentiraient. Les données confirmaient une atmosphère de type terrien. L’air était respirable. Les étendues marines se composaient d’eau banale, légèrement salée. Les arbres étaient organiques et le sable brillant de la plage, minéral. Tous les critères étaient réunis pour que la planète devienne un lieu humanisé. Restait à confirmer, ou à infirmer, la présence d’entités animales, ainsi qu’à évaluer leur adaptation à la colonisation. Le protocole était tracé, il suffisait de suivre les avis des ID.

— Mais qu’est-ce…

Le vaisseau fit une embardée, ramenant Joriss dans le présent. Il eut le temps de voir un Rapasket jumeau, face à lui, éviter la collision de justesse. Puis il n’y eut plus que le ciel… et de nouveau la terre, tranquillement trompeuse, idyllique.

— T’as vu ça ? On aurait dit un mur de miroirs…

Pendant que Joriss rétablissait ses impressions dans un ordre cohérent, la curiosité naturelle de Romuel ramenait le Rapasket sur la côte qu’il venait brusquement de quitter d’un looping digne des plus belles voltiges. Devant eux se tenait en suspension une structure étrange : des panneaux transparents se dressaient debout, beaucoup plus hauts que larges, leurs bords verticaux bien lisses alors que la base et le sommet n’étaient que dents acérées. Tel un vol en formation serrée de plusieurs rangs, la bande de plaques immobiles, sur plusieurs centaines de mètres de long, à vingt mètres au-dessus de l’eau, et d’une hauteur variable de plusieurs dizaines de mètres, opposait un mur translucide à leur route. Joriss voyait à travers aussi nettement qu’à travers des vitres propres et, pourtant, lorsque le Rapasket s’en approcha, il vit que l’effet devenait aussi miroir. Étonnement, les images vues par transparence et celles perçues dans le reflet ne se superposaient pas : elles se fondaient l’une dans l’autre en un mensonge parfait, créant un nouveau paysage qui s’intégrait dans l’existant. Le reflet du Rapasket, face à eux, mimait leurs déplacements dans un décor où ne se distinguaient plus le vrai du faux.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Romuel. C’est de la glace, d’après les relevés. De la glace volante ! pesta-t-il en ricanant. On aura tout vu…

— Passe en dessous… ou fais un détour…

— Je vais passer au-dessus, ce sera plus prudent.

Le Rapasket se cabra à nouveau, accéléra et, ayant atteint une hauteur suffisante, s’engagea au-dessus du mur de glaces.

Deux miroirs jaillirent au moment précis où le vaisseau se trouvait à leur verticale et, en un cisaillement fulgurant, coupèrent proprement le Rapasket en deux. Sous les yeux de Joriss stupéfié, Romuel se sépara en deux tronçons : son dos et l’arrière de sa tête s’éloignèrent avec la queue du fuselage, tandis que l’avant du Rapasket emportait la seconde partie du pilote alors que lui-même était expulsé du cockpit. Deux balises Argostar s’auto-éjectèrent en émettant leur signal de détresse. L’une finit dans la gueule d’un requinpoire à la recherche d’un déjeuner ; l’autre s’enfonça dans l’eau jusqu’à une colonie de corauxcobras qui s’écartèrent tels des courtisans afin de l’accueillir sur un tapis de sable, avant de fondre sur cette opportunité et s’en repaître.

En chutant, Joriss garda toute sa lucidité. Il eut le réflexe de raidir ses jambes pour plonger. Malgré son manque d’expérience, en moins de deux secondes, il lui était revenu tous les on-dit à propos de ce qu’il fallait faire ou éviter dans pareil cas. Il frappa la surface de l’eau avec une telle vigueur qu’il crut éclater. Une violente douleur dans le bas du dos déclencha un voile noir ; il n’entendit pas le craquement de ses os et reprit immédiatement conscience. Sous l’eau, il se mit d’instinct à nager pour rejoindre la surface et, à la seule force des bras, y parvint. La grève lui apparut à la fois proche et lointaine. Proche, s’il avait eu la pleine possession de ses capacités habituelles, et lointaine, parce qu’avec ses seuls bras il doutait pouvoir l’atteindre. Il agrippa un corps flottant, un morceau du Rapasket, sans parvenir à l’identifier. Au mieux les secours n’arriveraient que dans six heures. Le temps d’envoyer une sonde pour vérifier, et encore, à la condition que le signal d’une Argostar soit passé, il resterait au moins cinq heures de trajet aux bonpieds. Il n’avait pas le choix : il devait à tout prix s’échouer sur la plage, le plus rapidement possible avant de s’épuiser.

Non seulement Joriss ne se rapprochait pas de son but, mais des hallucinations commençaient à le perturber. Le blanc étincelant des graviers moutonnait. Moutonnait si bien qu’un mouton se redressa sur le rivage, l'observant d’un œil manifestement ovin. En courant sur les vagues, le mouton fut bientôt près de l’objet de son attention. Il s’arrêta, intrigué. Ses grandes pattes palmées s’enfoncèrent dans l’eau et le moutoncanard se mit à nager en cercles autour du naufragé, éructant des bêlements nasillards. De sa gueule il saisit un bras et tira sa prise en regagnant le rivage. Joriss toussa, recracha quelques grains de sable abrasifs, mais n’eut pas l’heur de remercier son sauveur. Quatre moutoncanards se mirent à lui arracher des gueulées de chair.

À Deriso, l’entreprise Explonivers reçut le signal simultané de deux de ses balises Argostar, ce qui ôtait tout doute quant à une mauvaise manipulation. Dix secondes plus tard, une sonde s’engageait dans un cocon de télétransportation à destination de PAC 78. Au bout de vingt minutes, le temps d’organiser sa reconstitution dans le monde réel, la sonde survolait le lieu du naufrage. Des moutons sur palmes finissaient de dépecer un cadavre sur une plage de diamants péteurs. Quelques morceaux du Rapasket flottaient encore au milieu de frétillements frénétiques. Les balises n’émettaient plus. La sonde ne repéra qu’un viddd en équilibre sur l’une des plus hautes branches d’un acacia-filet dont l’araignée symbiotique avait, par chance, déserté son hôte. Le viddd, unique témoin rescapé de la catastrophe, fut rapatrié sans délai. De retour à Deriso, il fut confié à la commission d’enquête. Après analyse, la planète PAC 78 vit son statut basculer d’un antipode à l’autre : il passa de « extrêmement intéressante » à « extrêmement dangereuse ». L’exploration spatiale n’avait pas vocation à réveiller des chimères.

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