Rattraper le Temps Perdu

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Ingrid sourit, sirota son thé et présenta l’assiette de biscuits à Isladora. Celle-ci fit mine d’hésiter et en prit une demi-douzaine, avant d’arborer un petit sourire satisfait devant la mine faussement outrée de sa camarade.

— Eh bien, de quoi voulais-tu que nous discutions, déjà ? demanda Ingrid en se redressant et en posant ses mains gantées sur ses genoux.

— C’est toi qui m’as faite appeler, rétorqua Isladora en faisant de même. À toi de me le dire.

— Ah oui, c’est vrai. La frontière nord. Et l’assassin.

— Eh bien, commençons par la frontière nord.

— Avec les accords que j’ai passés récemment, je n’ai plus besoin de toi pour dissuader les Solemniens de s’en prendre à nous. Si tu le souhaites, je peux te déplacer vers l’ouest, mais tu vas devoir quitter l’Antre des Corbeaux, désolée.

Les deux femmes se regardèrent en silence. Ni l’une ni l’autre ne buvait ni ne mangeait, occupées qu’elles étaient à réfléchir aux conséquences de leurs paroles et cherchant à lire les réactions de l’autre.

— Tu m’en veux, c’est ça ? finit par murmurer Ingrid en baissant les yeux.

— Quoi ? Non, pas du tout ! Je me disais juste que ça me simplifiait énormément les choses.

— Comment ça ?

— Il faut que je parte en voyage, de toute façon.

— Toi ? Toi qui ne sors jamais de chez toi ? Toi qui envoies ton dragon chercher des vivres à ta place ? Toi, dehors ?

— Je ne peux pas compter sur Chymen, cette fois-ci, sourit Isladora, presque gênée et qui occupait ses mains en se resservant une tasse de thé avec un biscuit. Et puis ça va me faire du bien de prendre l’air. Je ne comptais pas me trimballer des enfants, mais si je les laisse seuls ne serait-ce qu’une seconde, je sens qu’il va y avoir une catastrophe. Surtout ici.

— Je ne peux malheureusement pas t’aider sur ce point, reconnut son amie en secouant doucement ses cheveux dorés. Surtout que tu as sûrement déjà pu le constater, c’est en partie de ma faute si ces trois-là se sont retrouvés chez toi.

— J’ai cru comprendre, oui… Mais ça ne veut pas dire qu’ils sont irrémédiablement en danger ici, si ?

— S’ils n’étaient pas venus jusque chez toi, non, effectivement. Mais maintenant qu’ils se sont affichés en ta présence, j’ai bien peu que ce soit trop tard. Pour Melinn notamment. C’est mon deuxième point, l’assassin.

— Même si je ne te laisse que le père et l’enfant ? Garder Melinn avec moi n’est pas un problème.

— Surtout si tu me laisses ces deux-là, lui assura-t-elle en fermant les yeux et en croisant les jambes. Tu n’imagines même pas le chaos que ça serait, un fils de courtisane et un homme du peuple à la Cour. Et en ces circonstances... Les probabilités de les retrouver morts d’ici ce soir sont déjà trop élevées, alors s’ils doivent rester plus longtemps…

— Comment ça, un fils de courtisane ? Je croyais que la mère d’Iule était une femme du peuple ?

— Elle s’est séparée de son mari en lui laissant son enfant pour se marier avec un baron.

— L’attrait du pouvoir et de l’argent… Ha.

L’amertume dans la voix de l’Impératrice avait quelque chose d’assez inhabituel. Peut-être était-ce le fait que son regard s’était fait fuyant, ou qu’un de ses poings froissait le tissu déjà abîmé de ses jupes.

— C’est pour ça qu’il y tient autant à son fils, cet imbécile. Un cœur brisé. Franchement, quelle idée d’épouser ce genre de femme ?

— Je ne te le fais pas dire, n’est-ce pas ? répliqua la Reine en haussant les sourcils, d’un ton presque dépourvu d’humour.

— Avec Hubert, c’était différent et tu le sais très bien, gronda-t-elle d’un ton cassant, sans lever les yeux de sa tasse, même s’il n’échappa à personne que l’anse de porcelaine avait frémi et que les lèvres déjà pâles de l’Impératrice s’étaient faites d’autant plus fines.

— Je ne vois pas en quoi. On en a dit la même chose, chez les Dieux comme à la Cour. C’était une mauvaise idée.

— J’étais sincère !

— Et lui aussi, mais vous avez été punis tout de même.

— J’ai été punie, la reprit-elle sévèrement, posant sa tasse avec un petit claquement et dirigeant son regard glacial droit dans celui de son interlocutrice. Il n’y était pour rien.

— À partir du moment où vous vous êtes mariés, vous avez aussi partagé la responsabilité de vos actes, répartit Ingrid en soutenant le regard qui s’était fait accusateur et qui la défiait d’en dire plus.

— Oui, mais…

— Il savait très bien dans quoi il se lançait. Il connaissait les risques.

— C’est ma faute, c’est moi qui les ais sous-estimés. C’est moi, j’ai cru que je pourrais tout endurer et… J’avais tort.

L’une comme l’autre avalèrent leur thé en silence. Il n’y avait qu’à voir la manière dont elles s’évitaient malgré leurs positions presque identiques pour comprendre qu’elles auraient préféré ne pas amener le sujet sur la table. L’amertume de l’agrume était parvenue jusque dans la voix de l’une et le sucre de l’autre lui avait fait oublier son tact naturel. Si Ingrid se tenait parfaitement droite, au point qu’il était possible de se demander si elle n’était pas directement plantée dans son fauteuil, Isladora s’était avachie sur son accoudoir et une main dissimulait en partie ses yeux.

C’était à la Reine de réparer son erreur, et elle le fit en vitesse, de peur de ne plus pouvoir capter son attention à nouveau.

— Revenons-en à mon deuxième point, l’assassin.

— Il en a contre moi, c’est ça ?

— Et contre tous ceux qui sont tes alliés. J’ai reçu des lettres de menaces.

Le ton de l’Impératrice laissait filtrer tout son agacement face à ces menaces qui ne changeaient jamais. Un peu d’originalité n’avait jamais fait de mal à personne, pourtant ! Mais au moins, elle avait relevé la tête, et à part l’indignation qui brûlait dans ses yeux, les rares traces de mélancolie semblaient avoir laissé leur place. C’est même elle qui demanda plus de détails.

— C’est probablement un noble ecclésiastique, répondit Ingrid en secouant la tête. La haute société ne voit pas notre alliance d’un très bon œil.

— Alors la nouvelle de mon départ devrait te sauver.

— Certes, mais tu imagines le danger que tu cours ?

— Peu m’importe, tu sais. Et contre tous ceux qui sont tes alliés. J’ai reçu des lettres de menaces. Et si quelqu’un en a après moi, c’est moi qu’il visera et pas les autres. Après tout, c’est moi la fautive. Eux ni sont pour rien. C’est moi la parjure, c’est moi la criminelle. Ils n’ont pas à payer pour mes erreurs. Ils sont déjà trop nombreux à s’être sacrifiés pour moi.

Quelque chose dans sa voix rappela à son amie qu’il y avait des blessures dont certains ne se remettraient jamais. Et que quinze ans de souffrances, endurées seules, pouvaient, si ce n’est changer une âme, au moins bouleverser un cœur. Et ce qu’elle lisait dans ces traits qui lui faisaient face, dans ce front détendu, dans ces yeux vides, dans ces épaules voûtées, ça n’augurait rien de bon. Encore une fois, elle avait fait une erreur. En voulant l’aider, elle l’avait plongée dans un abyme plus profond encore qu’elle ne le croyait. Volderien avait eu raison de la prévenir, quinze ans de solitude, c’était trop, même pour l’Impératrice. Et si une tasse de thé n’en venait pas à bout, alors elle ne savait plus quoi faire. Elle la resservit et, tout en lui mettant sa tasse dans la main, reprit du ton le moins assuré qu’elle avait jamais entendu.

— Laissons le passé là où il est, si tu veux bien. Si tu t’en vas, j’imagine que c’est parce que tu as trouvé ?

— Oui, j’ai trouvé, répondit l’Impératrice d’une voix qui manquait d’enthousiasme, en se redressant un peu. Enfin je crois. Il me faut des ingrédients particuliers.

— Et tu ne peux pas les acheter ? s’enquit-elle, les mains croisées sur ses genoux, peut-être d’un ton un peu trop enjoué pour être celui d’une Reine qui s’adressait à une hérétique.

— Non, du moins pas légalement.

— Ça m’aurait étonnée aussi. Le marché noir n’est pas suffisamment abondant pour toi ?

— Disons que je me suis suffisamment fait avoir avec ce genre de commerce pour savoir qu’il faut y aller en personne pour vérifier la marchandise, fit-elle en secouant la tête. Et j’ai besoin d’un ingrédient, disons… Plutôt introuvable sur le marché.

— Tu veux dire qu’il est à ce point illégal ?

— Il est à la fois extrêmement rare, extrêmement cher, extrêmement illégal et extrêmement immoral. Et je n’aurais probablement jamais les fonds nécessaires à l’obtention d’un tel… artefact.

— Et tu ne peux pas le fabriquer ?

— Non, ça n’est définitivement pas dans mes cordes.

— Comment ça ? s’étonna-t-elle, les yeux ronds et le corps se penchant instinctivement vers l’avant, comme pour mieux l’entendre. Il y a des choses que tu n’es pas capable de faire ?

— En temps normal, j’aurais pris ça pour du mépris et une moquerie, ironisa l’autre avec un demi-sourire, mais je ne peux qu’acquiescer.

— Et tu ne peux pas briser ta promesse ? suggéra-t-elle en fronçant les sourcils. Si je comprends bien, tu veux faire le tour des endroits les plus louches de tous les pays avec un groupe pareil ?

— Tu te souviens du scandale d’il y a quinze ans ?

— Celui où tu t’étais attirée les moqueries de tout le monde et où tu avais massacré les prétendus Nobles Croyants parce qu’ils étaient venus jusque chez toi pour salir la mémoire des tiens ?

— Celui-là même. Ce groupe, il était dirigé par un homme, un marquis d’Helvenie je crois, qui m’avait mise au défi au moins une dizaine de fois de les abattre, le tout en me menaçant d’une malédiction si j’osais le faire. Avec la collection que je me trimballe, je n’étais pas à ça près, mais celle-ci est particulièrement retorse. Je ne peux plus briser mes promesses.

— Alors pourquoi en faire ?

— Parce que… bredouilla-t-elle en rougissant, ses mains lissant ses jupes et vérifiant les rubans qui tenaient ses gants. Je ne pensais pas me mettre dans une telle situation… Comment est-ce que j’aurais pu savoir qu’une bande de gens recherchés trouverait refuge chez moi ? C’étaient un couple et un enfant, pas des cibles vivantes ! Je leur ai promis de les protéger, maintenant c’est à moi d’en assumer les conséquences…

— Tu veux dire que c’était vraiment risqué, comme malédiction ? Tu ne risques pas simplement de finir avec une réaction allergique ou quelque chose comme ça ?

Il fallut quelques secondes à Isladora pour qu’elle esquisse l’ombre d’un sourire. Mais il manquait cruellement de sincérité.

— C’est le genre de malédiction de laquelle on hérite lorsqu’on tue un mari aimé qui avait promis à sa femme de rentrer. Le genre de promesse que l’on fait à sa bien aimée avant de partir sur le champ de bataille. Le genre de promesse que l’on ne peut briser que par la mort.

Sa main s’était serrée sur son poignet. Ingrid voulut lui proposer son aide pour la lever, mais elle ne parvint pas à formuler sa question. Après tout, si Isladora la Noire n’y était pas parvenu, qu’est-ce qui lui disait qu’elle, elle y parviendrait ?

— S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire…

— Rien qui ne t’implique directement, n’est-ce pas ?

Si Isladora l’avait dit sur le ton de l’ironie, la réalité de la chose transperça le cœur de la reine. Elle ne put que balbutier des mots qui sonnaient faux. Et l’Impératrice n’était ni dupe, ni imbécile.

— Tu as une image à protéger, Ingrid de Ghé. La mienne est en miettes. Je n’ai besoin de rien d’autre que de rations, de montures et de ta protection pour une nuit et une nuit seulement. Demain matin, nous serons partis, je te le promets.

— Isladora…

— C’est un long voyage. Plus nous retardons notre départ, plus le risque que les Dieux trouvent le moyen de nous mettre des bâtons dans les roues augmente. Et si ce doit être ma dernière action, si je ne dois plus jamais te revoir, alors je ne veux pas que mes derniers mots soient une supplication. Au revoir, Ingrid. Je prends congé, Votre Majesté.

Sur ce, elle s’inclina et se dirigea vers la porte, qui se referma sur elle, laissant, assise dans son grand salon rouge, une femme aux yeux mi-clos qui savouraient une dernière fois l’odeur de ce thé si particulier qu’elle ne pourrait plus jamais goûter avec autant de plaisir qu’auparavant.

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