Chapitre 2.1

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— Pitié...

Sa voix grave n'était plus qu'un murmure ridicule. Le couinement fluet d'un chiot qui, à la tétée, cherche les mamelles de sa mère.

Sa barbe rouge et poisseuse entourait une bouche en bouillie dont les dents avaient été cassées à coups de poing. Une profonde entaille maintenait sa gorge ouverte malgré les deux grosses mains velues et maladroites qui peinaient à refermer la blessure. Autour de lui, les hautes colonnes de pierre blanche donnaient l'impression de se tordre ou de disparaître, tandis qu'il entendait de plus en plus faiblement le bruit du pas de ses frères au détour des couloirs proches.

Quelle sensation étrange que de mourir une seconde fois : du temps où il était mortel, il avait été transpercé au niveau du torse par la pique aiguisée d'un javelot ; une belle mort, fulgurante et presque indolore ; à son réveil, on lui avait appris qu'il avait été choisi par la déesse de l'amour pour habiter son palais et que la prochaine fois où il aurait à brandir une arme serait lors de l'ultime combat du Ragnarok. Pourtant, il mourait de nouveau sans qu'aucune bataille n'ait été sonnée.

Tu es celui qui pleure, et moi celui qui rit
Tu es celui qui meurt, et moi celui qui vit
Tes yeux restent fermés, les miens sont grands ouverts
Les dieux t'ont oublié, et je n'en ai que faire.
Le sablier s'est arrêté, son sang ne coule plus
Tes larmes ont séché, les voilà suspendues
À l'écho de tes cris, à toi qui me réclames
Un répit, un sursis, un doux geste de l'âme.

C'était pareil à une chanson ou à une poésie, mais cela n'avait rien de tendre ni de beau. Chaque mot était un nouveau coup de lame en plein cœur. Bien que l'homme eût envie de pleurer, aucune larme ne vint perler au coin de ses paupières fatiguées. Le pire, cependant, était de ne pas pouvoir échapper à ces yeux blancs qui ne le quittaient plus, décidés à savourer chaque instant de sa pitoyable agonie.

Penché au-dessus de lui, un tueur vaguement humain lui déclamait ces macabres vers.

Grimnir.

Il arrivait qu'on lui donne aussi le surnom de "Dévoreur" car il se nourrissait d'âmes. Comme son visage était dissimulé sous un masque aux traits de démon, personne n'avait jamais pu voir à quoi il ressemblait. Parfois, la faim au ventre, il arpentait les allées de Folkvang afin de mettre la main sur l'un des serviteurs de la maîtresse des lieux. Lorsqu'il y parvenait, il se saisissait de sa curieuse hache et la plongeait dans le corps de sa proie. Lorsque cette dernière rendait son dernier souffle pour la seconde fois, il se penchait sur elle et l'aspirait entièrement.

On racontait que si les dieux le logeaient dans leurs magnifiques halles, c'était plus par crainte que par pure bonté d'âme.

Où es-tu donc, vaillant guerrier
Toi qui vivais par le tranchant de l'épée ?
Où est donc celui qui folâtrait
Avec la reine de ce beau palais ?
On peut le voir, la gorge tranchée
Incapable de se relever
Noyé dans son propre sang
Se maudissant, se maudissant...

Bientôt, le mourant cessa de lutter et la créature releva délicatement son horrible masque. Sa bouche pleine de crocs s'ouvrit lentement. En une grande inspiration, elle absorba les restes éthérés du pauvre malheureux qui s'était écroulé sur le sol. C'était ainsi qu'elle se nourrissait. Et cela durait depuis des millénaires.

Dans le corridor, il n'y avait plus rien à voir. Rien qu'une tâche de sang brun et la silhouette robuste d'un horrible meurtrier.

« Les vers du condamné. Lorsqu'ils nous sont adressés, c'est que la fin est proche, lança une voix, dans son dos.

L'assassin ne se retourna pas. Il n'en avait pas besoin pour reconnaître le timbre si raffiné de celle que l'on appelait Freyia.

— J'espère que tu n'es pas venu ici pour me reprocher d'avoir encore amoindri ton troupeau, lança Grimnir d'un ton décontracté.

— Les valkyries ne manqueront pas de le remplacer, rétorqua la déesse. Ce soir, quelqu'un d'autre aura déjà pris sa place.

Et elle ne mentait pas.

— Dans ton armée ou dans ton lit ? ironisa l'énigmatique personnage.

— Les deux, mon cher. Comment puis-je m'assurer de la vigueur d'un homme si je ne le soumets pas à une épreuve d'endurance ? Pour défendre Asgard, il me faudra m'entourer de soldats solides et... puissants !

— Ah, toujours cette même peur de la fin. Il est étonnant de constater que parmi les peuples des neuf mondes, les dieux seuls refusent que tout doive un jour cesser d'être. De tous, vos pouvoirs ne sont-ils pas sensés être les plus grands ?

Freyia se rembrunit.

— Si tel était le cas, la prophétie de la völva-mère n'aurait pas annoncé notre défaite.

— Au bout du compte, vous êtes bien des pleutres. Vous agissez dans l'ombre et jouez avec la destinée de ceux qui vous sont inférieurs. À chaque danger qui se dresse sur votre route, vous préférez vous cacher derrière Thor afin qu'il règle vos problèmes. Cela dit, le dresseur de boucs s'est révélé impuissant lorsque votre fin a été prédite par la sorcière de Iarnvid. Vous n'avez eu d'autre choix alors que de manipuler les fils du Destin en bouleversant le Grand Cycle.

— De quoi te plains-tu ? Si, à l'époque, nous ne nous étions pas réunis au centre de Fensalir¹³, tu ne serais pas dans nos demeures, à t'engraisser des héros que nous avons choisis pour nous servir.

Sous son masque, Grimnir sourit.

— C'est vrai. Quelle aubaine de hanter vos palais et de m'y nourrir sous votre nez, sans que vous puissiez tenter quoi que ce soit contre moi. Vous êtes des lâches mais je suis le premier à profiter de votre faiblesse.

— Que nous le voulions ou non, toi et la Main êtes liés. Si tu meurs, elle te suivra aux abysses. En revanche, si ses cinq doigts lui sont arrachés, c'est toi qui retourneras dans le néant qui t'a vu naître. »

Grimnir ne répondit rien. Il savait que la fille de Niord avait raison. Lui et les habitants d'Asgard avaient un besoin mutuel les uns des autres. Leur survie reposait sur un fragile équilibre qu'un rien pouvait faire vaciller. Un simple grain de sable dans l'engrenage et la machine s'arrêterait.

« C'est pourquoi il te sera impossible de refuser l'aide que je te demande, n'est-ce pas ? reprit la déesse, sa bonne humeur retrouvée.

— Si tu me promets que ce nouveau travail sera plus excitant que le précédent, j'accepte volontiers. Avoue que suivre l'un de tes amants afin de le surprendre avec une servante d'Odin n'avait rien de... trépidant.

Freyia pouffa. Un gloussement de poule.

— Oh, tu t'en souviens ? Cela remonte pourtant à une éternité.

— Comment aurais-je pu oublier le sort terrible que tu as réservé à cette pauvre femme ? Quand je pense que tu as tout fait pour qu'Odin l'envoie servir de chien de garde à la souveraine des damnés.

— J'aurais pu exiger sa mise à mort. Enfin, cela a permis de montrer aux autres valkyries qui était la première d'entre elles. Maintenant, elles savent qu'il est inutile de me tenir tête.

Si le monstre masqué ne ressentait aucune pitié envers quiconque, s'il se montrait froid et calculateur, égoïste et vicieux, il ne lui avait guère fallu de temps avant de comprendre qu'en matière de sournoiserie, Freyia pouvait facilement faire jeu égal avec lui.

— De quoi s'agit-il, cette fois ?

— Il y a une tâche qui m'a été confiée en Midgard. Je tiens à ce que tu m'accompagnes. Qui sait, peut-être aurai-je besoin que tu mettes ton arme maudite à mon service. Et nul doute qu'il y aura des âmes fraîchement arrachées à leurs enveloppes de chair.

— Cela a l'air fort alléchant. J'ai d'ailleurs besoin d'exercice. Si je reste ici, je vais finir par m'encroûter. »

Ses talons se soulevèrent et Grimnir effectua un rapide demi-tour, sa cape gonflée comme la voile d'un navire. Face à lui, Freyia s'était appuyée de façon sensuelle contre l'encadrement d'une porte, l'une de ses jambes nues échappée sans honte de sa longue robe de lin.

Si ces deux-là faisaient équipe à nouveau, les neuf mondes avaient de quoi frémir, assurément. D'ordinaire, ils n'avaient aucune morale. Réunis, ils seraient invincibles.

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Lexique :

13 - Fensalir : nom signifiant Salle du Marais. Palais de Frigg, épouse d'Odin.

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