Chapitre 2.3

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Hedin avait l'air épuisé.

Ses cheveux, entourés d'un fin bandeau de fils d'or, étaient emmêlés et pleins de poussière. Des cernes noirs soulignaient ses yeux qui peinaient à rester ouverts. Une lourde cotte de mailles lui recouvrait le torse, les bras et le bas-ventre quand plusieurs couches de tissus lui retombaient sur les jambes pour s'arrêter juste au-dessus des genoux. Ses tibias, enfin, étaient protégés par des rubans de peau sur lesquels avaient été fixées à la verticale de petites barres de métal. Des habits pleins de terre et de boue, mais des habits royaux.

« Je suis navré de t'accueillir dans un si piteux état, lança-t-il en désignant le bandage souillé de sang qui entourait son avant-bras gauche. J'imagine que ce n'est pas l'image que tu t'étais faite d'un prince.

Valgard se gratta la tête. En vérité, il n'avait jamais vraiment imaginé à quoi pouvait ressembler le fils d'un roi des hommes.

— Je me contenterai du guerrier qui m'accueille sous sa tente, répliqua-t-il. Ce seigneur-là me suffit amplement.

Hedin resta silencieux durant une seconde, le regard fixé sur cet inconnu qui accompagnait sa cadette. Puis, surpris par la réponse qui venait de lui être faite, il ne put s'empêcher d'admettre :

— Tu as raison. Sur le champ de bataille, les pointes des lances et des flèches nous frappent d'égale manière. Il n'y a guère que lorsque les valkyries viendront emporter mon âme que je jouirai d'un traitement de faveur. Alors, qu'importe si je n'ai pas l'air de celui que je devrais être. »

Son visage s'assombrit aussitôt, il baissa la tête. Quelque chose semblait manifestement le mettre au supplice. Était-ce une blessure ou le remords d'avoir envoyé ses soldats à une mort certaine et inutile ?

Sa sœur accourut à ses côtés.

« Tu es donc celui qui a sauvé Elma ? Je t'en suis reconnaissant, dit-il au héros. Ce garçon manqué a une fâcheuse tendance à s'attirer des ennuis. J'ai eu beau essayer de la laisser au château, elle a insisté pour me suivre.

— Peut-être parce qu'elle tient à veiller sur toi ? rétorqua Valgard.

— Sans doute. À la mort de notre mère, elle s'est mise en tête de la remplacer. Elle y arriverait presque. »

Une grande table de bois avait été placée au centre de la tente. Sur sa surface, une dizaine de cartes des environs étaient étalées. Froissées, déchirées, mouchetées d'empreintes de doigts, elles côtoyaient des chopes et des cornes à moitié vides. Des tonneaux de bière et des récipients remplis de lait de chèvre étaient posés au milieu d'un fatras d'épées, de flèches et de targes ébréchées.

Trois autres hommes se trouvaient non loin. Plutôt jeunes, ils avaient l'allure de vieillards brisés. Légèrement courbés, deux d'entre eux portaient de fines et zébrantes cicatrices sur la peau du visage. Le troisième, un arc dans le dos, avait l'air de s'en être mieux sorti. Dans son regard plein de colère, on pouvait lire une vive méfiance à l'égard du fils de Hel.

« Tu es fatigué, mon frère, je le sens, fit Elma, sa main blanche posée sur l'épaule de son aîné. Tu as fait ce que tu as pu pour mener tes hommes à la victoire et même si tu as échoué, tu ne dois pas oublier que la guerre n'est pas finie.

— Tu ne comprends pas, répondit le prince, triste. Nous avons perdu trop d'hommes. Nous voulions reprendre la partie ouest de la côte, mais j'ai fait preuve de bêtise. J'aurais dû envoyer des éclaireurs sur le territoire adverse... Trop confiant, je me suis dit que ce serait inutile. Il y avait un piège, je me suis jeté dedans. »

Il serra les mâchoires, et continua :

« Quand je pense que nous nous battons pour le contrôle d'un si petit bout de terre. Maudits soient cet Adalrik et sa soif de conquêtes ! »

Valgard avait du mal à comprendre. Elma n'avait pas encore trouvé le temps de lui exposer la situation.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il afin d'obtenir plus de détails.

— Allgronngard n'est qu'un petit royaume, expliqua Hedin. Toutefois, nombreuses sont les familles qui l'habitent. Toutes ont une forte personnalité et il a fallu du temps à mon arrière grand-père, Biarni Gueule d'Ours, pour effacer les vieilles querelles qui les déchiraient et les réunir sous une unique bannière. Notre ennemi, Adalrik le Fort, a été pendant longtemps l'un des principaux vassaux de mon père, le roi Hiarrandl. Un jour, malheureusement, il a décidé qu'il n'aurait plus de comptes à rendre. Soutenu par une armée de mercenaires, il a défié notre autorité et fait appel à une ensorceleuse qui s'est invitée dans notre palais. Cette dernière nous a juré que mon père serait assassiné par son seigneur le matin de son soixante-dixième anniversaire...

Il y eut un silence.

— Or, il ne nous reste plus que neuf jours, ajouta Elma, l'air dépité.

Valgard parut réfléchir.

— Une iotun du nom de Hyrrokkin, poursuivit le prince. Sous les yeux de notre père, elle a transformé sa garde en pourceaux puis proféré ses horribles menaces. Ses pouvoirs sont terribles et, au cours des dernières batailles, c'est sur le dos d'un loup à tête de vipère qu'elle a combattu aux côtés d'Adalrik.

— Sans compter les quatre trolls qui ont facilement pris le dessus au cours du combat de ce matin, termina Elma. Des trolls de pierre : on raconte qu'eux seuls sont insensibles au soleil. Nous ignorions qu'Adalrik en possédait. Lors des récents affrontements, personne ne les avait vu combattre. Plus tôt, lorsque nous avons attaqué l'ennemi en force, ces énormes mastodontes nous sont tombés dessus. Leur peau est faite de roche et nous avons eu beau leur décocher toutes les flèches que contenaient nos carquois, nous n'avons pas été capables de les blesser. Les combattants ennemis ont à peine eu besoin de se mêler à la bataille. Il leur a suffi de nous regarder fuir comme des lâches. »

Ainsi, cet Adalrik avait-il réussi à soumettre à sa volonté des créatures aux pouvoirs fantastiques avec lesquelles de simples mortels ne pouvaient sûrement pas rivaliser. Le fils de Hel savait que s'allouer les services d'une sorcière iotun ou de trolls n'était pas à la portée du premier venu : pour incorporer de tels êtres à son armée, il fallait à n'en point douter baigner dans l'or, mais aussi dans le sang humain. Il semblait donc évident qu'afin d'obtenir la victoire, ce chef adverse avait choisi de nouer de sombres alliances.

L'un des trois soldats présents dans la pièce fronça les sourcils et s'avança d'un pas décidé. La voix pleine de défiance, il lança :

« Au fait, qui es-tu, étranger ? Hedin a accepté de te faire venir ici, mais il ne devrait pas oublier que nous ne savons rien de toi ! Qui nous dit que tu n'es pas un espion d'Adalrik ? Qui nous dit que tu n'es pas ici pour nous soutirer quelque information ?»

Sa peau était plus brune que celle de ses compagnons et ses cheveux d'un noir de jais. Sa bouche déformée par la colère, entourée d'une barbe de trois jours, lui donnait l'aspect d'un homme sauvage. Il portait une tunique de cuir matelassée qu'il avait enfilée par-dessus une longue chemise à manches longues. En sus de l'arc qu'il portait dans son dos, un baudrier auquel il avait attaché une belle épée lui barrait le torse. Une sacoche pendait à sa ceinture dont la volumineuse boucle représentait une tête de chien montrant les crocs. Une tenue de chasseur.

« Libre à vous de me congédier si tel est votre désir, répondit calmement Valgard. Je ne suis pas venu quémander asile. Si je suis ici, c'est parce qu'Elma me l'a demandé. Si vous avez besoin de mon aide, je vous l'offre sans hésiter. Si vous n'en voulez pas, je vous demande la permission de me retirer.

Hedin quitta la grande table et s'approcha de Valgard. Il voulut poser une main sur son épaule mais le demi-dieu se déroba, comme par réflexe.

— Que les paroles amères de Herulf ne te blessent pas, le rassura le prince. Tu es l'invité de ma sœur et le mien. Jamais je n'ai refusé le gîte à quiconque daignait m'offrir son soutien.

— Ne te laisse pas abuser ! s'égosilla le chasseur, revenu à la charge. Regarde la forme de son épée ! Voilà des années que nous guerroyons ensemble et avons-nous vu pareil fer un jour ? Crois-moi, quiconque brandit ce genre de lame ne peut être qu'un serviteur des forces obscures !

— Silence, Herulf ! le réprimanda le prince. Tu as toujours été un excellent compagnon d'armes et, sur le champ de bataille, tu es le plus hardi d'entre nous. Pourtant, quoi que tu puisses me dire, cela ne me fera pas changer d'avis. Comment pourrais-je me montrer irrespectueux envers un homme qui a ramené ma sœur saine et sauve ? Qu'importe l'allure de son épée ou la couleur de ses yeux. Valgard se battra à nos côtés, maintenant ! »

Contrarié, Herulf ramassa un bouclier qui gisait à deux pas, puis quitta la tente. Hedin, de plus en plus fatigué, alla s'asseoir sur le trône de fortune qu'on lui avait bâti. Les paupières fermées, il pencha la tête en arrière et souffla un grand coup.

« Ah, mes propres soldats commencent à me haïr, lâcha-t-il, la voix lasse. Pour eux, c'est moi le responsable de notre défaite. Le pire, c'est que je reconnais volontiers avoir été coupable d'emportement. J'aurais dû savoir à quoi m'attendre avant d'envoyer ces pauvres hommes se faire massacrer sous mes yeux. Hiarrandl, à l'époque où il menait nos troupes, était meilleur général que moi.

— Tout le monde commet son lot d'erreurs, grand frère, le réconforta Elma. L'important est que leur poids ne t'empêche pas de défendre notre royaume. Tes guerriers comptent sur toi. L'armée d'Adalrik comportent toujours moins d'hommes que la nôtre et si nous parvenons à nous débarrasser de cette sorcière et de ces trolls, sans doute nous montrerons-nous capables de remporter une victoire cruciale ! »

Au fond, elle savait que son aîné n'avait pas été à la hauteur. Durant l'affrontement, elle s'était même surprise à maudire sa naïveté et son irresponsabilité. De rage, et comprenant qu'elle n'aurait de toute façon pas plus de chance que les autres, elle s'était enfuie sur le dos de sa jument. Son frère, qui l'avait vue rebrousser chemin, avait presque aussitôt rappelé ses hommes afin de battre en retraite à son tour. Sans l'ombre d'un doute, elle lui en voulait. Mais était-il vraiment utile de le lui faire savoir ? Hedin avait besoin qu'on le rassure, qu'on lui dise que l'on se fiait encore à son jugement. S'il se mettait à ne plus croire en lui, il serait incapable de prendre la moindre décision. Or, ce serait là la pire chose qui puisse arriver à ses hiadningar.

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