Chapitre 4.1

8 minutes de lecture

Il en était toujours ainsi lors de ce genre de banquet. Dans la halle principale du palais, les coupes s'entrechoquaient. Le liquide qu'elles contenaient s'écrasait en de petites flaques claires sur les nœuds de la grande table. Les visages étaient rouges, parfois violacés tant l'alcool brûlait les joues et le nez, éclairait les yeux des uns et déliait les langues des autres. Dans les assiettes, des quartiers entiers de porc baignaient dans leur jus, mêlé d'une sauce peu ragoûtante. Des morceaux de pain étaient éparpillés sur la table ou agrippés à la barbe drue des convives. Auprès des tentures sur lesquelles avait été cousu le blason familial, des bardes grattaient les cordes de leur lyre et chantaient leurs œuvres. La poésie pour anoblir la ripaille.

Les hommes, à moitié ivres, couvraient de leurs grosses voix les notes et les paroles délicates qui allaient mourir dans l'air. Ils n'avaient que leur récente victoire à la bouche : même la disparition récente de leurs frères ne parvenait pas à gâcher la fête. Comment pleurer des disparus qui faisaient bombance dans les magnifiques halles divines, gavés de la chair légendaire du non moins mythique Sessrimnir, sanglier sacré et éternel que le cuisiner Andhrimnir mettait à mort à chaque nouveau repas que la Valhalle accueillait ? C'était en tout cas ce qu'en disaient les légendes.

Valgard regardait le contenu de son assiette avec des yeux remplis d'innocence. À ses côtés, Hedin mordait à pleines dents dans un bout de viande fumé qu'il tenait par l'os. Sans égard aucun pour sa royale condition, il bâfrait. Par moment, il relevait la tête pour échanger quelques mots avec l'un de ses hommes. Lavé et peigné, il avait troqué sa tenue de général contre une délicate tunique de laine bleue rehaussée d'affiquets précieux. Une cape lui couvrait les épaules, retenue par une somptueuse fibule décorée de runes d'argent.

Sa sœur Elma paraissait songeuse. Elle était vêtue d'une longue robe-chemise orange et d'une courte chasuble parée de festons, maintenue en place par deux épais fermoirs de bronze sculpté. Ses cheveux de feu avaient été coiffés en larges tresses compliquées, maintenues en place à l'aide de fines pinces de métal.

Non loin, attaché à un pied de tabouret par une robuste chaîne, Gitz, la créature du Bois des Mages, tentait d'arracher le collier de cuir fixé autour de son cou. Fâché, il pestait contre le sort cruel qui lui avait été réservé :

« Fourreurs de chèvre ! Me faire ça, à moi, qui ai quitté mon étang pour vous prêter main forte ! Quelle honte ! Je te répète que Valgard a fait de moi son suivant ! Libère-moi ou les fesses t'en cuiront !

La jeune femme restait silencieuse. Répondre à ce gnome répugnant aurait été lui accorder une importance qu'il ne méritait pas mais le petit monstre continuait à grogner et à se plaindre. Excédée, Elma finit par dire d'une voix lasse :

— Valgard n'est qu'un invité. Par contre, je suis ici chez moi et j'y ai tout pouvoir. Maintenant, arrête de gémir et de gesticuler. Estime-toi heureux que je ne t'aie pas embroché au bout de ma lame la seconde fois où je t'ai trouvé en travers de ma route.

— C'est ainsi que vous remerciez vos alliés, dans ce royaume ? Quelle belle preuve de reconnaissance ! Quel sens de l'hospitalité ! J'ai combattu pour vous, bande d'ingrats crasseux, suceurs de chybres en bois ! protesta la chose.

— Et comment nous as-tu aidé, hein ? En creusant un trou dans le sol et en y restant tapi ? Allons, tu as eu peur et tu as préféré te cacher plutôt que de guerroyer à nos côtés !

— Et ? Que voulais-tu que je fasse ? Je suis trop petit pour brandir l'une de vos armes et, le temps que je trouve un poignard à ramasser sur l'un des nombreux cadavres, j'aurais pris une seconde flèche à travers le gosier ! Tu ne sais pas à quel point ça fait mal !

Le génie de l'onde serra ses petits poings avec fureur. Sa figure se rembrunit, et il reprit, bégayant des paroles qu'il s'apprêtait déjà à regretter :

— Tu... Tu n'es qu'une... horrible mégère !

L'insulte rebondit sur le mur d'indifférence érigé par la princesse.

— Quel courage de la part d'une créature qui ne peut pas mourir ! Si je n'étais pas fatiguée de t'écouter jacasser comme une pie, je t'applaudirais volontiers.

— Allons, je suis sûr que tu m'en veux encore à propos de ce qui s'est passé dans la forêt. Je t'assure que je ne comptais pas te tuer !

— Tu me réservais un sort bien pire : te tenir compagnie dans ta grotte poisseuse et humide. Tu parles d'une vie.

— Vraiment, toi et moi avons pris un mauvais départ. Faisons la paix et oublions ce qui a pu se passer, d'accord ? Gitz jeta un œil anxieux sur sa droite. De plus, si tu pouvais me détacher... Il y a une bande de gros types, là-bas, qui me regardent d'un drôle d'œil.

— Cette fois, tu ne réussiras pas à m'amadouer. Tu resteras là jusqu'à ce que j'aie trouvé quoi faire de toi, erreur de la nature.

À première vue, il était trop tôt pour entamer les réconciliations.

— Si tu ne me libères pas, j'appelle Valgard au secours, je te préviens !

— Tu peux essayer, il n'a que faire de toi. Tu pourrais finir au fond d'un chaudron, à cuire dans ton propre bouillon, qu'il s'en moquerait éperdument. J'ai la nette impression que ton destin est entre mes mains » finit son altesse, une esquisse de sourire sadique dessiné sur ses lèvres éclatantes.

Le nixe ronchonna une fois de plus et ses bougonnements furent vite recouverts par le brouhaha ambiant. En bout de table, le vieux roi Hiarrandl affichait un air serein, presque bonhomme. Sa figure était ronde et son teint rosâtre. Une courte barbe collier partait de ses tempes pour suivre le contour de ses mâchoires et de son menton. Son regard gris souris allait de paire avec sa chevelure qui, tirée vers l'arrière, cachait avec peine une calvitie qui n'avait plus rien de naissante. Derrière ses pupilles, on pouvait deviner une grande malice teintée d'un soupçon de mélancolie.

« Bénis soient les dieux pour t'avoir fait croiser le chemin de mes enfants, lança-t-il au fils de Hel. Sans toi, qui sait ce qu'il serait advenu d'Allgrongard ? Hedin tombé, il n'aurait guère fallu longtemps à Adalrik pour percer les défenses d'Allvindarborg.

— Je crains, mon seigneur, que les dieux ne soient en rien responsables de ma rencontre avec Elma. C'est le Destin qu'il faut louer, c'est lui qui fait se confondre les fils du Wyrd en un point précis. Alfadr et ses pairs n'ont pas de tels pouvoirs.

Une petite lueur traversa les iris du vieillard. On aurait dit d'ailleurs qu'il venait de rajeunir de dix ou vingt ans en une poignée de secondes.

— On m'a raconté que tu ne portais pas vraiment les habitants d'Asgard dans ton cœur, étranger. Tu aurais même empêché une poignée de mes soldats de sacrifier des esclaves à l'invincible Thor.

— C'est vrai. Ces hommes pensaient obtenir la victoire par un acte inutile. Je leur ai montré qu'il n'était pas nécessaire de mettre fin à une vie innocente pour remporter un combat. Le fils d'Odin n'a pas eu le sang de ces pauvres malheureux, pourtant la victoire a été vôtre.

— Se rebeller contre les Ases relève de la trahison.

— Il faudrait pour cela que je leur ai été fidèle un jour. Or, je ne sers personne d'autre que moi-même et ceux qui m'accordent leur confiance.

Hiarrandl parut acquiescer d'un imperceptible signe de tête.

— Une manière de vivre fort éloignée de la nôtre. Ne crains-tu pas le courroux des asgardiens, eux qui sont connus pour être les maîtres des éléments ? Ne redoutes-tu pas que le fer de Miollnir ne s'abatte un jour sur ta tête ?

— Là d'où je viens, on n'apprend pas la peur. Au contraire, on enseigne comment la faire naître dans le cœur des autres. Quant au peu de liberté qu'il me reste, c'est ce que j'ai de plus cher. Il est hors de question que je me courbe devant quiconque si ce n'est pas là ma volonté.

Les années rattrapèrent de nouveau le souverain. Sa voix se fit plus chevrotante. Ses doigts, autour de son verre, se remirent à trembler.

— D'où viens-tu ? Mon fils m'a raconté que tu es si fort et si rapide que tu es venu à bout de monstres hauts comme des tours, ainsi que de la sorcière qui avait transformé ma garde en porcelets. J'ai longtemps guerroyé pour maintenir en état les limites du royaume conquis par mes ancêtres et jamais je n'avais entendu parler de ce genre d'exploits. Qui es-tu vraiment ?

— Je suis né dans un royaume lointain que tu visiteras peut-être un jour. Bien que les gens y soient durs et froids, leur cœur se lamente perpétuellement. Mieux que quiconque, ils savent ce que sont la peine et les larmes. C'est pourquoi ils ne supportent pas la souffrance d'autrui. Mon aide, je te l'ai offerte, vieux roi, car tu en avais besoin. À présent, il va me falloir reprendre la route qui me mènera au terme de ma quête. Je dois me hâter.

Il y eut un court silence. Le héros, par le ton austère qu'il avait employé, craignit d'avoir offensé son interlocuteur. Heureusement, le visage du grand-père était toujours paisible lorsqu'il reprit la parole :

— Ainsi que tu l'as dit, je suis un vieillard. Mes jeunes années m'ont abandonné. Durant ma longue existence, j'ai rencontré bon nombre d'hommes. À chaque fois, je parvenais à sonder leur âme pour découvrir ce qui les hantait. Cependant, j'ai beau plonger mon regard fatigué dans le tien, je ne vois que deux yeux jaunes coupés d'une prunelle noire. Quel secret caches-tu, toi qui as sauvé mon peuple ?

La réponse à cette question fuit la bouche de Valgard.

— Crois-moi, si je te laissais lire dans mon être, tu t'y noierais. Tu m'as l'air sage et raisonnable, tu dois donc comprendre que je ne suis pas de ceux qu'on questionne. Je n'en ai pas le temps.

Un non-dit peut se montrer plus éloquent que le plus complet des discours. Sans que le fils de Hel ait à se présenter, le roi devina vaguement à qui il avait affaire.

— Je ne voudrais pas t'embarrasser davantage. Tout ce que j'ai besoin de savoir, c'est que tu as sauvé ma fille ainsi que mes terres. Pour cela, ma confiance et mon hospitalité t'appartiennent. Tu as dit devoir partir bientôt ; d'ici là, sois le bienvenu dans mon palais. La chambre que tu occupes sera dorénavant la tienne.

Le champion des morts accepta l'offre d'un simple signe de tête tandis que son hôte lui adressait un sourire cordial. Hiarrandl était manifestement un roi noble, juste et perspicace, et s'il avait vu défiler bien des hivers, son aura n'en brillait pas moins d'un éclat opalin. C'était un homme bon, dont le physique modeste, voire piteux, cachait un cœur généreux et droit. Malheureusement, comme bon nombre de ses semblables humains, il restait trop attaché aux vieilles croyances qu'on lui avait inculquées et qui voulaient que les dieux jugent les hommes en permanence. Vénérable seigneur, il n'était en fait rien de plus qu'un esclave coiffé d'une couronne sertie d'or et de pierres précieuses ; à force de lever les yeux au ciel et de craindre les réactions des Ases, il avait fini par en oublier de vivre libre.

Plus Valgard côtoyait les mortels et plus il se rendait compte qu'Odin et les siens ne s'étaient pas contentés d'opprimer les morts. Il leur avait aussi fallu priver les vivants de leur indépendance pour mieux les asservir. Leur odieuse arrogance ne connaissait donc aucune limite.









Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Erène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0