Chapitre 4.3

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Le bleu de la mer embrassait l'azur du ciel. Le soleil était à demi dissimulé derrière une barrière de nuages duveteux que le vent effilochait au gré de son souffle tiède.

Autour du château, des centaines de petites chaumières s'agglutinaient les unes aux autres. Les modestes logis de Hostengard étaient si rapprochés qu'ils se chevauchaient presque. La moindre parcelle de terre, que ce soit la plus petite butte ou la plus large esplanade, avait été domestiquée à grands renforts de poutres de bois et autres briques taillées dans la roche – toutes choses qui avaient permis de faciliter l'existence de ces humains colonisateurs et débordants d'énergie.

Entre les façades se faufilaient des rues pavées de grosses pierres inégales. Le peuple grouillait, affairé à des tâches multiples. Les forgerons abattaient leur marteau contre leur lourde enclume. Des femmes allaient tirer de l'eau dans des puits creusés dans le sol, après quoi elles revenaient s'occuper du linge étendu aux fenêtres. De la marmaille courait à perdre haleine, bousculait des barbons et excitait des chevaux. Des chiens tentaient de ronger la corde de la laisse qui les retenait captifs alors que d'autres, résignés, attendaient patiemment qu'une main charitable leur lance un morceau de pain ou de viande.

Il y avait dans ce bouillonnement ronflant un petit quelque chose de chaotique et de structuré à la fois, comme si ce désordre avait été minutieusement calculé, qu'il ne laissait aucune place à l'imprévu, reproduit qu'il était depuis plusieurs vies d'homme.

Tandis qu'il observait cette agitation, accoudé au rebord du balcon attenant à ses appartements, Valgard vit ses sombres commanditaires se superposer aux formes empressées de ces braves gens. Les damnés lui rappelaient leur présence. Il fallait se porter à leur secours.

« Nous allons partir sous peu, fit-il.

Dans la chambre, Gitz sursauta. Depuis plusieurs jours, Valgard daignait à peine lui adresser la parole.

— Partir ? demanda-t-il, surpris. Tu veux t'en aller ? Là, tout de suite ?

— Il le faut. J'ai déjà perdu trop de temps.

— N'est-ce pas un peu précipité ?

— Pourquoi tiens-tu soudain à rester ? Je croyais que tu détestais cet endroit.

Les battements de cœur du nixe s'accélérèrent. Il ne fallait pas que son secret soit découvert. Heureusement, Valgard n'avait pas pris la peine de se retourner vers son interlocuteur. Si Gitz ne se trahissait pas, le fils de Hel ne pourrait rien remarquer. Oui, c'était ainsi qu'il fallait procéder. Il fallait que le génie de l'onde masque son trouble. Et qu'il convainque son nouveau partenaire de reporter leur départ.

— En vérité, je pense que tu es encore trop faible, reprit-il. Rappelle-toi, tu as dit qu'affronter la sorcière t'avait vidé de tes forces. Je ne l'invente pas, ça !

Un soupçon d'impatience transparut à travers la réplique, sèche, du guerrier :

— J'ai eu suffisamment de repos, crois-moi. Ramasse le peu de bagages que tu as, nous nous en irons ce soir. Si toutefois tu veux toujours me suivre... »

L'épée de Valgard reposait sur son grand lit et une étrange aura semblait se dégager d'elle. Contrarié, le génie de l'onde s'en approcha sans faire de bruit et s'assura que son propriétaire continuait à lui tourner le dos. Lorsque le petit esprit tendit l'oreille, il crut entendre une sorte de murmure s'échapper de l'objet.

Soif de sang... Prends-moi... Nourris-moi... Je n'en ai pas eu assez... J'en ai besoin de plus... Beaucoup plus...

La créature écarquilla ses gros yeux ronds. À qui appartenait donc cette voix qui semblait ainsi le supplier ? À cette épée terrifiante qui donnait l'impression de suinter le meurtre et le vice ? Le nixe avança ses longs doigts maigres. Le contact était imminent. Soudain, un œil jaune et gluant bourgeonna sur la garde de l'arme. Une paupière luisante papillonna sur la surface. Le globe visqueux reparut, rivé sur le visage apeuré du pauvre Gitz.

— Je te conseille de ne pas la toucher, intervint tranquillement le fils de Hel, et cela sans même faire volte-face. Si tu t'en saisis par le manche, elle t'arrachera la main, voire le bras. Je sais que ton sang magique te garde de la mort, mais je doute que tu te sentes prêt à tenter l'expérience.

Le petit être descendit aussitôt du lit et alla s'appuyer contre la porte. Transi d'effroi, il se tourna en direction de son nouveau compagnon.

— Co... Comment as-tu su ? Tu regardais ailleurs !

— Un œil de serpent a été placé de chaque côté de la garde. Il s'ouvre pour m'avertir du danger qui m'a échappé. En d'autres termes : ces yeux me font partager ce qu'ils voient. Sans doute est-ce dû au lien puissant qui se tisse jour après jour entre l'épée et moi.

— Je le savais, il ne s'agit pas de n'importe quelle lame ! D'ailleurs, si cela avait été le cas, comment aurait-elle pu trancher aussi facilement la peau de ces trolls de pierre ? Je te l'avais dit dans ta tente, cette épée est chargée d'une énergie effroyable. Je comprends pourquoi tu m'avais conseillé d'en rester éloigné ! »

Le demi-dieu tourna les talons et rentra dans la chambre. Se dirigeant vers le lit, il saisit son arme et la dégaina de son étui.

« Elle a beau avoir reconnu en moi son maître, cela n'a pas suffi à endormir sa soif de carnage. Elle n'aura de cesse d'attirer à elle ceux qu'elle jugera capable de lui offrir le sang qu'elle réclame. Elle a été forgée pour tuer les dieux. Or, pour la créer, ses pères ont dû pactiser avec des forces qui les dépassaient de très loin. Une ombre obscurcit les traits de Valgard, il enchaîna : plus personne ne sait réellement ce que renferme Bloddrekk. Je suis cependant certain d'une chose, nous avons tous une bonne raison de le redouter.

— Cela nous amène à nous poser d'autres questions d'importance. Pourquoi donc es-tu en sa possession ? Cela a-t-il à voir avec tes mystérieuses origines ?

Si, la plupart du temps, Gitz pouvait paraître bien misérable, sous ces airs de vulgaire et dégoûtant vaurien se cachait un être plus malin que n'importe quel mortel.

— Je suis le fils de Dag, dieu du jour, et de Hel, gardienne des âmes perdues. J'ai pour mission de rétablir l'équilibre ébranlé par Odin et ses pairs. Pour cela, je dois trouver le chemin d'Asgard, résidence des Ases. Et si Bloddrekk est profondément maléfique, sans elle, il n'y aura nulle victoire. »

Stupéfié par l'aveu, le nixe se contenta de déglutir et d'ouvrir grandes ses oreilles.

« Maintenant que tu sais qui je suis et pourquoi je suis parmi les humains, tu ne devras jamais me trahir ni me quitter. Si tu répètes cela, je te ferai subir un sort mille fois plus terrible que cette mort qui t'est sans cesse refusée. »

Gitz prit ces menaces au sérieux. Il s'était vite rendu compte que Valgard n'avait rien de foncièrement mauvais ; cela dit, la froideur et l'inflexibilité du iotun ne lui avaient pas non plus échappé. Or, si Gitz avait quitté son étang, c'était pour une raison qu'il désirait garder confidentielle, non pour subir une fois de plus la morsure acide d'une lame démoniaque.

« N'aie crainte, je saurai rester aussi muet qu'une carpe ! » jura-t-il, la mine épeurée.

Dès leur première rencontre, l'esprit des bois avait reconnu en Valgard des airs de dieu ou de iotun. Très vite, il l'avait soupçonné d'être une sorte de héros au lignage divin. En avoir confirmation n'avait fait que le rassurer quant à l'efficacité de son sixième sens. Ce qui était inquiétant, en revanche, était plutôt cette fameuse quête que le fils de Hel avait dit vouloir mener à terme, cette quête qui devrait le conduire en Asgard. Jusqu'à l'indomptable Odin que les habitants des neuf mondes redoutaient. Était-il raisonnable d'espérer inquiéter celui à qui Midgard devait son premier souffle de vie ?

Une série de petits coups secs raisonnèrent inopinément contre la lourde porte.

« Ne bouge pas d'ici. Surtout, ne dis pas le moindre mot » décocha Valgard, le doigt pointé sur Gitz.

Suspicieux, il attendit que le visiteur se présente. Lorsqu'il eût reconnu la voix de Hedin, il débloqua le loquet qui retenait le verrou.

« Mon ami, je sais que tu as prévu de t'en aller sous peu. Mais je t'en conjure, accepte de me venir en aide une ultime fois avant de quitter notre royaume, le supplia le prince.

— Non, mieux vaut que je parte le plus tôt possible. Je vous ai aidé du mieux que j'ai pu. Je ne peux en faire davantage, le repoussa doucement le guerrier. J'ai ma propre aventure à mener.

Hedin insista.

— Écoute-moi, je t'en prie. Tu nous as permis de sauver notre royaume. À présent, c'est de mon propre salut dont il est question. Il y a une femme, une femme que j'aime. Son nom est Hild. J'aime cette princesse plus que ma propre vie. Je serais prêt à tout pour la faire mienne.

Valgard avait du mal à le suivre.

— Si tu veux cette femme, va la conquérir. J'imagine que c'est une chose qui se fait, non ?

— Il va s'agir d'un voyage assez périlleux et je serais plus tranquille si je te savais à mes côtés. Ton épée et toi êtes si extraordinaires qu'avec vous je n'aurais rien à craindre ! Tu pourras emmener ton curieux serviteur, si tu le désires, et je jure sur mon honneur qu'il ne lui sera fait aucun mal. Au contraire, il sera traité avec respect, j'en fais le serment ! »

Ces paroles tintèrent telles de douces notes de flûte aux longues oreilles pointues du petit lutin à la peau bleue. Sans compter qu'elles permettaient à ce dernier d'obtenir le sursis dont il avait besoin.

« Si tu veux mon avis, tu ne devrais pas refuser d'apporter une seconde fois ton aide à ceux qui la réclament, lança-t-il alors qu'on lui avait interdit d'ouvrir la bouche. Pour ma part, je suis d'accord : allons trouver cette donzelle et ramenons-la ici !

Le demi-dieu foudroya d'un œil noir son fluet compagnon.

— Je crois que je n'ai pas d'autre choix, dut-il admettre, résigné. Mais n'oublie pas qu'une fois cette tâche accomplie, je m'en irai pour de bon. Tu ne devras pas chercher à me retenir. Nous sommes d'accord ?

— Complètement, mon ami, se réjouit le prince. Serrons-nous la main et scellons notre entente. Je vois que tu as préparé tes affaires. C'est parfait, puisque nous nous en irons dès ce soir, lorsque le soleil aura déserté le crâne d'Ymir¹⁷.

— Ton père et ta sœur sont-il prévenus de ce voyage ?

— Bien-sûr ! Toutefois, je tiens à réserver la surprise à mon peuple. Voilà trop longtemps qu'il est privé de reine. À la nuit tombée, dirige-toi silencieusement en direction des écuries. Je te donnerai mon cheval le plus rapide.

Gitz se fendit d'un large et franc sourire :

— Foutrechatte ! Nous nous tiendrons prêts ! s'exclama-t-il, absolument ravi.

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Lexique :

17 - Le crâne d'Ymir : la légende veut qu'à la mort d'Ymir, Odin et ses deux frères se soient servi du cadavre de leur victime pour donner vie à Midgard, et Iotunheim. Le crâne du géant serait devenu la voûte céleste.

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