Chapitre 5.1

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La porte principale paraissait aussi démesurée que le mur d'enceinte dans lequel elle avait été creusée. En son sommet, une lourde sculpture de pierre s'imposait à la vue, ses lignes figurant un visage dont les oreilles, longues et profilées vers l'arrière, rappelaient vaguement celles des alfes. Depuis sa position surélevée, cette singulière vigie observait les maigres flots de visiteurs de ses grands yeux rouges, vides de toute expression.

« On l'appelle le Veilleur, bien que Hogni ne lui ait pas donné de véritable nom. Personne ne sait d'où il vient ni comment il est arrivé en ces lieux, mais ceux qui l'ont vu à l'œuvre soupçonnent qu'un seid puissant ait présidé à sa création.

Les énigmatiques paroles de Hedin piquèrent la curiosité de Valgard.

— À quoi sert réellement cette chose ? s'inquiéta le fils de Hel.

— N'as-tu pas remarqué qu'il n'y a aucun garde posté à cette entrée ? C'est le Veilleur qui se charge de décider qui peut pénétrer la forteresse ou non. Sa magie lui permet de lire dans les esprits. Lorsqu'elle décèle la moindre mauvaise pensée à l'égard du maître des lieux, la sentinelle sévit.

Comme si le gardien en question avait entendu leur conversation, il porta son attention sur un homme qui désirait également emprunter le passage donnant sur le palais du roi. En plongeant son essence dans celle du visiteur, il fouilla les moindres recoins de son âme et la dépeça telle une banale charogne. Un instant plus tard, il apparut que l'homme était un voleur et qu'il s'était dirigé jusqu'ici dans le but de commettre quelque intéressant larcin. Le Veilleur ne le lui pardonna pas. Le brigand suffoqua, puis sa peau commença de le démanger furieusement. Une demi-seconde plus tard, son corps prit feu. Il poussa un horrible cri de douleur et s'échappa du flot de commerçants et de serviteurs. Plus loin, les flammes le quittèrent, il s'écroula sur les genoux. Une légère brise emporta ses restes et le raya de la surface des mondes.

Témoin de cette scène d'horreur, Gitz frissonna. Hedin tenta de l'apaiser :

« N'aie crainte, petite chose. Le Veilleur ne peut lire dans l'esprit des créatures magiques. Tu ne risques donc rien.

— Je comprends, intervint Valgard. Ses pouvoirs ne font effet que sur les humains. Il lui est donc impossible de s'en prendre à un dieu ou un iotun, n'est-ce pas ?

— Une confidence de Hild, oui. Cependant nous sommes mortels et, si nous voulons passer, il va nous falloir faire le vide dans notre esprit. Ce n'est pas si compliqué que cela. Il faut juste t'assurer de ne penser à rien de négatif au moment où le Veilleur sonde ton être. Une fois qu'on a compris comment cela fonctionne, lui survivre devient un jeu d'enfant.

— En somme, il s'agit plus d'un épouvantail qu'autre chose, conclut le demi-dieu. Alors qu'attendons-nous ? Ne brûles-tu pas d'impatience à l'idée de retrouver Hild ? »

Le petit groupe prit place dans la file qui conduisait à l'accès principal. Parfois, un membre de la foule prenait feu ; brûlé vif, il s'en allait mourir à quelques pas de là. Pris de panique, qu'ils fussent informés des pouvoirs de la sentinelle ou non, des individus aux intentions peu louables faisaient vite volte-face ; sans doute préféraient-ils fuir que de finir en un petit tas de poussière balayée par les vents.

Hedin fut le premier à passer et ne fit aucun effort manifeste pour dissimuler ses intentions. Son lieutenant vint en second et, encore une fois, l'inexpressif buste de pierre fut incapable de trouver quoi que ce soit susceptible d'être puni. En vérité, s'il y avait effectivement de folles idées de meurtre dans le cœur de l'archer, celles-ci n'étaient pas dirigées vers le belliqueux Hogni.

Je suis une pointe de flèche qui fonce toujours droit. Rien ne me fait peur, rien ne me fait reculer. Fidèle et plein de bravoure, je sers les dieux, je les honore, et eux me rendent fort. Je ne leur ai jamais rien demandé expressément. Mais cet étranger, ce vagabond qui prend peu à peu ma place et qui, bientôt, fera oublier mon nom... Accorde-moi, une faveur, Veilleur, car l'idéal serait que tu m'en débarrasses pour de bon. Que pourrait mon épée face à la sienne ? Déterre une pensée qui ferait de lui une cible ! Brûle sa chair et ses os ! Consume sa carcasse ! Qu'il n'en reste rien !

Ce fut le tour de Valgard et de Gitz ; au grand désespoir de Herulf, le Veilleur ne remarqua rien d'étrange. La magie qui l'habitait n'était pas assez forte pour s'en prendre aux êtres primordiaux, issus de Ymir ou de Buri.

« Voilà une première chose de faite, s'écria le prince, visiblement satisfait. Maintenant, il ne nous reste plus qu'à nous présenter au palais. Hogni ne m'aime guère. Néanmoins, je doute qu'il ait donné pour consignes de m'interdire l'accès à Ornenborg. »

Contrairement à Hiarrandl, qui avait fait bâtir une noble cité à l'intérieur de ses gigantesques remparts, Hogni avait choisi de ne pas s'embarrasser de superflu. Le querelleur souverain laissait son peuple en dehors de ses murs. Après tout, à quoi pourrait lui servir une flopée d'auberges et de maisons de débauche en cas de conflit ? En vérité, l'édifice semblait bâti dans le seul but de servir de gigantesque arme de guerre, née pour repousser l'ennemi et abriter des troupes de tueurs sanguinaires. Le sol n'était pas pavé de pierres rondes comme chez le père d'Elma. Ici, les semelles des visiteurs foulaient un tapis de graviers et de terre battue. Les constructions avaient été édifiées suivant un schéma identique. Elles abritaient des soldats en armure qui allaient et venaient, les bras chargés d'armes et de boucliers, de selles ou de flèches réunies en bottes. D'imposantes balistes étaient entreposées sous de hauts préaux de bois. On pouvait même entendre, si on y prêtait oreille, d'abominables hurlements, chargés d'une rage et d'une bestialité à glacer le sang.

« Les dragonnets de Hogni… maugréa Herulf, inquiet. Chassés, capturés, domptés, soumis à des sorts qui les empêchent d'atteindre leur taille adulte, ils deviennent des bêtes sauvages auxquelles rien ne résiste. Enfermées dans leurs cages, je parierais une main qu'ils nous ont sentis… »

Valgard se demanda si la maléfique présence repérée un peu plus tôt provenait de ces terribles carnassiers capables de cracher une tempête de flammes ou de déchaîner le courroux d'un tourbillon de glace. Bien que cachés aux regards, ils dégageaient une sorte de parfum de colère et de brutalité qui se répandait dans l'air, telles les exhalaisons d'un cadavre en putréfaction. Cela dit, à bien y réfléchir, ils ne semblaient pas être les détenteurs de cette force malfaisante qui avait réussi l'exploit de faire trembler le seul être dans les neuf mondes à avoir survécu à la caresse pétrifiante des maudits de Hvergelmir. Il y avait autre chose qui se terrait dans ce château, une entité profondément dangereuse et méprisable. Herulf et Hedin ne semblaient pas s'en alarmer ; l'avaient-ils seulement sentie ? S'ils étaient suffisamment sages pour masquer leurs pensées aux yeux d'une vigie de pierre, avaient-ils appris à ressentir au plus profond de leur être les perturbations engendrées dans la Grande Toile par le önd d'éventuels ennemis ?

« Nous y sommes, lança Hedin, descendu de cheval. C'est ici que Hild est retenue prisonnière. »

Il alla trouver un homme qui, apparemment, était chargé d'accueillir les visiteurs désireux de pénétrer dans le bâtiment.

« Non, non, non ! Pas de voyageurs crasseux et échevelés dans la demeure du roi, lâcha ce dernier. Si toi et tes amis, étranger, désirez vous reposer, allez donc le faire dans l'une des auberges que comptent les nombreux villages en périphérie du palais. Allez, ouste, ouste, ouste ! »

Kolbiorn n'était pas très grand ; il était même plus petit que Valgard. Sa face était longue et mince, encadrée par la blondeur d'une chevelure mi-longue qui lui cachait les oreilles, une partie du front et des épaules. Un étrange chapeau pointu garni de petites boules d'argent trônait au-dessus de son crâne. Un gilet de satin, brodé d'animaux et de figures variées, habillait sa précieuse chemise de soie, elle-même fermée par une charmante ceinture de cuir. À n'en pas douter, il n'avait rien d'un guerrier. À dire vrai, il s'agissait d'un élégant personnage que l'on ne s'attendait pas à trouver en un endroit où tout semblait vouloir rappeler la force brute et inflexible de l'intraitable seigneur des lieux.

« Allons, aurais-tu oublié le visage de celui que ton roi a accueilli bien des fois sous son toit ? l'interrogea Hedin en relevant sa capuche.

Le fils de Hiarrandl reconnu, le serviteur réalisa quelle horrible méprise il venait de commettre. Il se rattrapa :

— Oh, c'est vous, prince ! Veuillez pardonner ma maladresse ! Puis-je vous demander par avance ce qui vous amène ici ?

— Je suis venu informer ton suzerain que la menace représentée par le perfide Adalrik a été écartée. Au terme de longs mois de guerre, le royaume de mon père a obtenu la victoire.

Kolbiorn tapa dans ses mains en une manifestation de joie totalement feinte.

— Quelle bonne nouvelle, quelle bonne nouvelle ! Il s'arrêta net et fit : malheureusement, il est de mon devoir de vous informer que sire Hogni est absent. La guerre, vous comprenez…

Pour une surprise…

— Voilà qui est bien dommage. Mais maintenant que nous sommes ici, nous accepterons volontiers l'hospitalité dont ta maison a l'habitude de faire montre. La route a été longue et nous sommes fourbus.

— Soit… Soit… Cela est compréhensible. Vous êtes ici chez vous, cela va sans dire… Combien serez-vous, exactement ?

— Quatre. Deux de mes hommes, un valet et moi-même.

Le laquais tourna la tête et dévisagea longuement Herulf. Ensuite, Valgard. Naturellement, il ne trouva rien à redire d'eux. Mais son teint de pêche vira au vert lorsqu'il posa les yeux sur la mine singulière de Gitz.

— Hum… Je suis navré, les ordres du roi sont clairs à ce sujet. Seuls les humains peuvent pénétrer Ornenborg. Je crains donc que la petite créature ici présente ne doive rester au dehors. »

Vexé, le nixe avança d'un pas décidé vers l'homme. Parcouru par de multiples spasmes, il se mit à trembler et à baver. Une poignée de secondes plus tard, le nabot à la peau bleue s'était changé en un ravissant et distingué personnage dont la tenue n'avait rien à envier à celles des plus grands sires.

« Et là, fais-je l'affaire ? l'interrogea Gitz, de la superbe dans la voix. N'ai-je pas l'air d'un humain des plus recommandables ?

Le domestique soupira un grand coup. Fatigué, il finit par plier :

— Je suppose que cela devrait aller. Je vous en prie : pas de fantaisies à l'intérieur de ces murs. Je pourrais avoir de gros ennuis si mon maître venait à l'apprendre.

Ainsi autorisés à entrer, les quatre voyageurs gagnèrent l'intérieur du palais. Dans le hall principal, ils virent une impressionnante série de statues, alignées les unes derrières les autres sur deux rangées parallèles. Armées d'authentiques épées, lances, arcs et pavois, elles semblaient représenter de rudes et impitoyables chefs de guerre aux cheveux longs et à la barbe fournie. Contre les murs, d'interminables tapisseries avaient été placardées, retraçant les faits d'armes les plus glorieux de la lignée de Hogni. Au centre de la grande pièce, un autel de pierre, marbré de petites veines blanches, reposait calmement. Sur sa base, des runes gravées formaient les mots suivants :

Sortie de ton fourreau,
Tue et tue encore,
Sortie de ton fourreau,
Abats ta lame d'or,
Dainslef, héritage de nos ancêtres.

« Dainslef ? Est-ce l'épée de Hogni ? demanda Valgard.

Il pouvait presque voir l'objet en question tant son aura demeurait présente en ces lieux.

— Oui, c'est l'arme qui lui a permis de ne pas perdre un seul combat, répondit le prince. On raconte qu'elle est dans sa famille depuis des générations entières. D'après la légende, elle aurait été fabriquée par Dain, l'illustre forgeron nain. Et on ajoute que les blessures qu'elle provoque entraînent irrémédiablement la mort.

En effleurant le piédestal du bout des doigts, le fils de Hel vit un nombre incalculable d'images, de sons et d'odeurs s'imprimer en lui. Plongé au cœur d'une centaine de batailles simultanées, il vit le taillant de Dainslef, couleur de soleil, s'abattre sur la chair de ses pauvres adversaires : des têtes volèrent dans les airs ; des bras furent coupés ; des tripes jaillirent sur des mètres et des mètres, piétinées immédiatement par le galop de chevaux terrifiés ; des généraux demandèrent grâce ; d'autres périrent plus tard, allongés sous la toile de leur tente, leurs plaies béantes refusant de guérir.

N'importe qui, qu'il soit dieu ou iotun, aurait normalement dû perdre pied dans cet océan de sang et de douleur. Toutefois, Valgard ne trembla pas d'une seule phalange. Lui qui, en un instant, avait vécu les vies et enduré les morts d'une légion entière de damnés ne pouvait raisonnablement pas se laisser impressionner par ces visions que l'épée, au fil de son existence, avait transmises à son présentoir. On appelait "Mémoire de l'objet" ce phénomène étrange qui permettait à certains lecteurs du Wyrd de s'imprégner des souvenirs enfermés dans la matière.

« Nous n'avons plus de temps à perdre, murmura Hedin. Il nous reste un joyau à dérober. »

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