Chapitre 8.2

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En une légère bruine balayée par les vents, des larmes sans sel s'abattaient du plus haut du ciel sur la terre des hommes. Dans la lumière mourante du crépuscule, le brouillard et l'obscurité gagnaient les vallées, figurant la route du Nord qu'empruntaient les défunts.

Abrités sous les branches d'un vieux bouleau au port rabougri, Valgard, Gitz et Skinfaxi regardaient tomber la pluie qui, tristement, leur gelait les os. Ramassés sous cet arbre, tous trois attendaient avec impatience qu'un sommeil réparateur chasse au loin cette sanglante journée.

Le génie de l'onde éternua.

« Cul-de-verrole ! Au moins, dans ce maudit château, on avait un endroit où rester au chaud ! Bande de mortels ingrats ! Baiseurs de moutons ! C'est ainsi qu'ils récompensent les héros ?

— Tu devrais éviter d'y penser, lui conseilla le demi-dieu. Imagine que le soleil est haut dans les cieux, tu ne trembleras plus.

— Facile à dire ! Je me souviens qu'au fond de mon étang, je vivais dans une caverne que j'avais décorée avec soin. Ce n'était pas un palais, mais au moins, merde, on y était au sec !

— J'aime la pluie. Midgard peut revêtir tant d'habits ! J'ai beau haïr Odin pour ce qu'il a fait à ma mère et aux damnés, je le remercie d'avoir donné naissance à un endroit si merveilleux.

— Qu'on me pende par les couilles ! Pour que tu trouves ce paysage plaisant, l'endroit d'où tu viens doit être un véritable poison pour les yeux...

— Helheim n'est que givre et ténèbres. Le gel s'attaque aux muscles et pénètre les poumons. Il empêche de bouger et de respirer. Pour survivre, on doit apprendre à ne plus le sentir. Un sang divin peut y aider... »

Avec dégoût, le nixe imagina quel horrible lieu pouvait être ce monde du dessous. Emmitouflé dans la petite couverture que le héros avait détachée de la selle de son cheval, il claqua des mâchoires et entoura ses tibias de ses bras chétifs.

Skinfaxi, quant à lui, ne semblait pas souffrir du froid. En sage, il donnait l'impression de méditer sur les mystères de l'univers. Pareils à deux grosses opales noires, ses yeux observaient l'horizon avec attention. Quelles pensées pouvaient animer son esprit ?

« Qu'est-il arrivé à ton autre cheval ? demanda Gitz.

— Il est mort, dévoré par l'un des dragons de Hogni.

L’esprit des bois sourcilla.

— Dans ta fuite ? Dans ce cas, comment as-tu eu celui-ci ?

— Il a surgi de nulle part, comme sorti de mes rêves... Il appartenait à mon père. Je ne sais pas s'il est venu de sa propre initiative ou si quelqu'un me l'a envoyé.

— C'est entendu, il n'a rien de commun avec Hottur, quoiqu'il semble plus vieux.

— Vieux mais éclairé. Le chemin d'Asgard est peut-être gravé dans sa mémoire, de sorte que j'y parviendrai sans doute plus rapidement.

— Et que sait-il faire de plus, à part attirer les mouches ?

— Mes précédents destriers n'avaient pas le galop aussi vif, crois-moi. Avec lui, nous serons en sécurité.

L'étonnant animal, qui n'ignorait pas que l'on parlait de lui, fouetta l’air d'un mouvement de queue.

— Bouffe-misère, je suis trop affamé pour m'endormir ! grogna Gitz, alors qu'un gargouillement s'échappait de son ventre vide.

— Moi de même, répondit Valgard, l'air maussade. On se fatigue vite dans l'Enclos du Milieu. À Helheim, Il n'y a ni faim ni soif. C'est beaucoup plus simple, ainsi.

— Ce doit être horrible. Je préfère encore avoir faim pendant des heures que de n'avoir jamais le plaisir d'ingurgiter un plein bol de salive de crapaud !

— Tiens ? Personne ne s'est proposé de m'en offrir… Pourquoi cela ?

— Bah, les humains ne connaissent rien à la grande cuisine ! Ils n'ont d'yeux que pour leurs verrats, leurs bœufs et autres bizarreries ! Tiens, savais-tu qu'ils engloutissent leur poneys et leurs chevaux ? D'ailleurs, ils t'en ont peut-être fait manger, hé !

— Vraiment ? Leurs montures ne sont-elles pas aussi précieuses que leurs épées ? Mortes, elles ne peuvent plus leur servir à rien.

— Ils ne tuent que les specimens blessés ou arrivés au terme de leur vie. Cela dit, c'est bien affreux, je suis d'accord. Lorsque le Grand Esprit me l'a raconté ainsi qu'aux autres nixes, nous avons eu du mal à le croire...

La curiosité piquée, le fils de Hel voulut en apprendre plus sur ce berger sylvestre qu'entourait un grand mystère :

— Parle-moi de lui. Qui est-il vraiment ?

— Oh, je ne saurais te le dire. Lui et ses semblables sont si anciens que les arbres, la roche et l'eau ne se souviennent plus de leur venue en ces lieux.

— Il en existe d'autres ?

— À chaque forêt son gardien. Le Maître-Esprit que je connais peut prendre la forme d'un tronc ou d'une fleur, d'une cascade rugissante ou d'un marais paisible. Sans cesse, il change d'apparence mais sa voix reste identique : chaleureuse et pleine de bienveillance. »

Le génie de l'onde poursuivit son récit sans interruption. Ponctuant son écoute de petits hochements de tête, Valgard apprit que Gitz était âgé de deux siècles à peine. Dans le Bois des Mages, les années s'écoulaient lentement, sans que rien ne brise la suffocante solitude de cette retraite paisible.

« De notre espèce, nous sommes peu nombreux et, comme il se doit, nos vies de solitaires ne se croisent pour ainsi dire jamais. Que les neuf mondes me culbutent : un ennui mortel ! Mais un jour, une petite fille commença à rendre visite aux rejetons de la Nature. Dissimulé dans les fourrés, je la regardais caresser l'écorce des arbres et se jeter sur les lits de feuilles mortes. Elle se mettait à rire et à chanter, sa voix faisait venir à moi des horizons qui n'étaient pas les miens… Elle avait pour nom Elma et n'a plus cessé de me fasciner depuis lors. »

Il marqua un léger temps d'arrêt avant de reprendre, la voix transformée :

« Par nature, les nixes sont attirés par les humains, aussi dangereux soient-ils. Je ne compte plus les fois où des billes de fronde m'ont fracassé le crâne et où des pointes de flèche m'ont troué la peau pour m'éloigner des caravanes de voyageurs. En revanche, les minutes aux côtés d'Elma étaient douces. Lorsque je l'épiais, il me semblait observer mon propre reflet. Parfois, elle déclamait des poèmes et des chansons que j'avais déjà tournés mille fois en esprit... »

Agacé par ces souvenirs doux-amers, Gitz se secoua pour chasser la mélancolie qui emplissait son cœur. Peine perdue.

« Les miens racontent qu'un véritable nixe se doit de charmer une mortelle et de la retenir prisonnière au fond des eaux… Le gardien de la forêt s’est toujours farouchement opposé à ce genre de pratiques, malheureusement ma race est connue pour n'en faire qu'à sa tête. Les années avaient passé, l'enfant était devenue une belle jeune femme, alors...

Le iotun lui épargna la peine de finir sa phrase :

— Le jour de notre rencontre, tu as donc essayé de la faire tienne ?

Gitz baissa la tête. Un voile de honte obscurcit ses traits de démon.

— Je t'assure que je ne pensais pas à mal ; je voulais seulement qu'Elma reste à mes côtés. Lors de ma transformation, mes paroles étaient sincères. Je serais parvenu à mes fins si tu n'étais pas arrivé... En fait, je suis heureux que tu sois intervenu.

— Tu disais m'avoir suivi parce que tu rêvais d'aventures. Tu as menti, n'est-ce pas ?

— Vous partis, je l'admets, j'ai été pris de remords… Je désirais lui montrer que je n'étais pas le monstre auquel elle avait cru faire face. Qu'elle sache que je ne lui avais pas voulu le moindre mal.

— Tu as pu l'approcher, par la suite. As-tu eu l'occasion de le lui dire ?

— Je… Je n'en ai pas eu la force. J'ai senti que sa haine à mon égard avait diminué. Cela m'a suffi. Sans compter que t'avoir pour rival, non, je ne veux pas… »

Valgard voulut lui demander d'éclaircir sa pensée ; le petit être, recroquevillé, avait fermé les yeux. Dormait-il réellement ou faisait-il semblant pour ne pas avoir à en dire plus ?

Cependant que le char de Sol exécutait une dernière figure dans le firmament, le héros s'endormit sous la voûte céleste teintée de notes de lilas, de bleu et de rose. Dans l'atmosphère, flottait l'odeur ferreuse du sang.

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